
Comment expliquer le succès des séries coréennes ?
Squid Game, Hellbound, The Silent Sea
Le succès des séries Squid Game de Hwang Dong-hyeok, Hellbound de Yeon Sang-ho et The Silent Sea de Choi Hang-yong témoigne de l’essor des productions coréennes dans le paysage audiovisuel. Ancrées dans un contexte apocalyptique qui parle à nos sensibilités contemporaines, ces séries refusent de verser dans l’héroïsme naïf, et développent plus volontiers une critique générale de la corruption mondiale ainsi qu’une mise en scène des désastres environnementaux.
Après le succès international de la série Squid Game1 sur Netflix (135 millions de foyers ont vu la série), d’autres séries sud-coréennes ont eu un succès presque équivalent sur la plateforme de diffusion internationale. Deux séries ont notamment marqué le début d’année 2022 : Hellbound de Yeon Sang-ho et The Silent Sea de Choi Hang-yong. Paradoxalement, leur réception locale était moins euphorique. Comme Squid Game, accusé par la presse de ne pas être une véritable série coréenne, les deux autres n’ont finalement été diffusées qu’avec la qualification de séries « en langue coréenne », alors qu’elles sont réalisées, interprétées et coproduites par des Coréens. De quoi parlent ces séries ? Comment expliquer leur succès international ? Et en quoi bousculent-t-elles la scène locale des séries ? Nous retenons trois aspects : un contexte apocalyptique, un refus de l’héroïsme et des interrogations métaphysiques.
Apocalypse
Hellbound met en scène de mystérieuses créatures qui s’apparentent à des démons de l’enfer venus régler leur compte aux humains corrompus2. Leur apparition est considérée comme un jugement dernier dans un monde touchant à sa fin. Qu’ils soient des anges justiciers ou des démons assoiffés de destruction, un terrible bouleversement attend le monde. La Corée du Sud est non seulement représentative de la situation, mais aussi en pointe dans cette course à la perdition, dernière étape avant la fin du monde.
The Silent Sea débute également sur un contexte mondial apocalyptique, dans lequel la Corée joue un rôle prédominant. L’eau a presque disparu de la surface de la Terre et se trouve strictement rationnée. Une base spatiale sud-coréenne pourrait détenir la solution sous la forme d’une mystérieuse eau lunaire. Mais, très vite, la quête humanitaire pour sauver le monde se double d’une course à la survie de pouvoirs invisibles par la création secrète de mutants. Même si, à la différence de Hellbound, la résolution finale de The Silent Sea tente une note optimiste, le fondement de l’intrigue reste la fin annoncée du monde. Ces visions apocalyptiques se distinguent de celles des séries et films de Hollywood, où la menace de destruction du monde est liée à l’action de certains êtres humains diabolisés. Les séries coréennes se concentrent plutôt sur une accusation générale de la corruption mondiale et ne diabolisent personne en particulier. Même les démons de Hellbound apparaissent comme la conséquence de l’organisation sociale et de l’ordre viciés du monde. Les séries coréennes font référence aux désastres environnementaux ainsi qu’aux forces destructrices (sociales, économiques, idéologiques) impersonnelles et aliénantes, par-delà le bien et le mal des personnes.
Anti-héroïsme
Dans Hellbound, les créatures de l’au-delà interviennent au milieu d’une foule désespérée. Il y a d’abord ceux qui cherchent des justiciers célestes pour se venger de leurs conditions de vie misérables, comme les sectaires du mouvement dit de la « Nouvelle Vérité » qui se forme alors. Il y a ensuite ceux qui se sentent coupables, comme cet homme endetté. Mais qui n’est pas coupable ?
On cherche alors le héros qui viendra racheter le monde, mais il n’est pas celui qu’on croit. Un policier roublard est vite relégué au second plan. C’est finalement un couple avec un bébé qui sert de fil conducteur : le mari doute, alors que la femme rallie la communauté de la Nouvelle Vérité. À travers ce couple, la série s’ancre dans la vie quotidienne sud-coréenne, du boulot minable du mari à la mystique désespérée de l’épouse, de leurs problèmes d’argent à l’addiction généralisée aux médias. Le personnage de l’époux, professionnel de la communication, est au service d’une critique sociale qui se passe de héros.
Dans The Silent Sea, les relations familiales et l’anti-héroïsme sont également mises en avant. Les astronautes d’élite de l’armée sont effrayés par ce qu’ils découvrent. C’est encore une histoire de famille : deux sœurs astronautes, l’une disparue mais impliquée dans la création des mutants, l’autre doctoresse (interprétée par la vedette Bae Doona) espérant percer sa sœur à jour et rapporter l’eau lunaire sur Terre. L’affection qui lie les sœurs tient lieu de force héroïque ; personne ne fera preuve de superpouvoir pour résoudre l’intrigue, pas même le rigoureux capitaine (interprété par la vedette Gong Yoo). Alors qu’elles s’apparentent à l’heroic fantasy hollywoodienne, les deux séries coréennes soulignent que le salut ne peut venir – et encore, difficilement – que des liens tissés entre des individus dépassés par les événements.
Métaphysique
Hellbound pousse loin le questionnement métaphysique, jusqu’à évoquer le péché originel. Un précédent film d’animation du réalisateur et scénariste Yeon Sang-ho, The Fake (2013), évoquait déjà l’emprise de pouvoirs religieux sur une communauté villageoise, leur corruption et la recherche de spiritualités alternatives. Dans Hellbound, les groupes religieux jouent alternativement du prophétisme messianique ou de la violence fasciste pour parvenir au pouvoir. Leurs menées sont contrecarrées par l’annonce de la damnation d’un nouveau-né (celui du couple au centre de la série). Serait-il condamné à cause du péché originel ? Les groupes religieux ne savent plus où donner de la tête et se divisent. Tout être vivant est condamné à mourir – mieux : la mort peut arriver à n’importe qui à tout instant. On comprend alors que les créatures mystérieuses sont la métaphore de cette possibilité inhérente à la vie : une mort qui frappe sans justification, forçant la société à se réorganiser en conséquence.
The Silent Sea, au plus près des étoiles, n’est pas en reste en matière de métaphysique. Au lieu de chercher les causes du manque d’eau, les puissances internationales évitent de se remettre en question et tentent de modifier l’humain (conquête spatiale, clonage, réalité virtuelle…). Ces nouvelles technologies ne changent ni les structures sociales ni les mentalités. Au contraire, elles les confirment voire les accentuent en produisant une diversion. La série montre ainsi que le rationnement de l’eau est une nouvelle manière de fixer les hiérarchies sociales et les structures de pouvoir. L’eau lunaire miraculeusement découverte comporte, comme tout dispositif technologique, un double aspect, positif et négatif : si elle étanche la soif, elle provoque la mutation, souvent mortelle, de ceux qui l’ingurgitent, et c’est encore ceux qui la possèdent qui décident autoritairement de son usage. L’humain peut se maintenir en vie par la technique, mais en perdant ce qui le rend authentiquement humain : tel est le dilemme métaphysique qui se pose aux rescapés de la mission « humanitaire ».
***
Les deux séries abordent ainsi des sujets d’actualité, que ce soit l’omniprésence du religieux, la crise socio-économique ou la profusion technologique, susceptibles de toucher un public mondial, indépendamment de leur enracinement dans un contexte coréen. Les réticences de la critique en Corée s’expliquent par le fait que des plateformes américaines (Netflix, Disney, Apple et Amazon) conquièrent un marché convoité par les plateformes coréennes (Tving, Wavve, Watcha), qui bénéficient désormais du soutien de l’industrie audiovisuelle et des fournisseurs d’internet locaux. Cette tendance au protectionnisme économique est aussi un gage de contrôle idéologique. En effet, comme le réalisateur de Squid Game l’a souligné, sans les plateformes occidentales, sa série n’aurait pas vu le jour, car elle dérangeait les gardiens de la morale nationale. Il en va de même pour Hellbound, avec ses interrogations spirituelles, et pour The Silent Sea, avec ses remises en question des technologies. Quoi qu’il en soit, le succès est finalement au rendez-vous en Corée et devrait encourager la production locale de séries. D’autant que de nouvelles séries, réalisées et interprétées par des artistes sud-coréens de renom, sont déjà annoncées sur les plateformes occidentales, comme Sweet Home ou All of Us Are Dead.
- 1. Voir Antoine Coppola, « Le néocapitalisme de Squid Game » [en ligne], Esprit, octobre 2021.
- 2. Voir Christophe Gaudin, « Hellbound : portrait du Christ en Corée » [en ligne], Esprit, janvier 2022.