
Les combats de l’opposition démocratique syrienne
Pour Bassma Kodmani, si le régime syrien a repris la main, le conflit est encore loin d’être réglé.
Bassma Kodmani, directrice de l’Initiative de la réforme arabe et invitée des Dimanche de Souria Houria le 27 janvier 2019, a proposé une analyse politique de la situation sur le terrain syrien et des combats que l’opposition démocratique syrienne est encore en mesure de mener. Si elle prend acte qu’un nouveau chapitre s’ouvre dans l’histoire du conflit syrien, elle met en garde contre la tentation d’y voir une issue au conflit : si le régime a repris la main, le conflit est encore loin d’être réglé.
Deux batailles
Deux grandes batailles militaires restent ouvertes : celle d’Idlib et celle du Nord-Est. Les Russes et les Turcs sont actuellement en train de négocier à propos de la province d’Idlib, désormais totalement sous le contrôle de Hayat Tahrir al-Sham (HTS : Organisation de libération du Levant, ancien Front al-Nosra et anciennement affiliée à Al-Qaïda). On ne sait pas ce que Poutine et Erdogan se sont dits, mais ils ont annoncé la création de commandements militaires communs… Le plus probable est que Moscou et Ankara s’accordent sur une attaque d’Idlib par le régime et l’aviation russe, tandis que la Turquie aurait l’aval russe pour faire une incursion dans le nord-est de la Syrie et ainsi se prémunir d’une hypothétique menace kurde. L’Armée syrienne libre avait pourtant présenté, il y a un an, un plan pour se débarrasser des djihadistes, alors que Hts ne tenait que quelques enclaves. Elle notait alors qu’il est impossible de déloger le groupe djihadiste avec de seuls bombardements aériens et que la géographie particulièrement escarpée de la région rend nécessaire une offensive terrestre, donc une bonne connaissance du terrain. Mais il fallait un soutien qui n’est jamais venu. Aujourd’hui, la province est passée sous contrôle djihadiste et la population civile en fait les frais, notamment parce que les bailleurs internationaux ont cessé tous leurs programmes d’aide aux conseils civils comme aux organisations humanitaires. La manifestation de dizaines de milliers de partisans de la révolution à Idlib, contre le régime et les djihadistes, le 14 septembre 2018, n’a pas suffit. Bassma Kodmani craint que la province fasse l’objet d’une intervention militaire du régime, qui serait à la fois inefficace et interminable. On entend déjà les bruits de bottes russes après l’échec des Turcs à nettoyer la région.
En ce qui concerner le Nord-Est, où sont concentrées les forces kurdes du Parti de l’union démocratique (PYD) et les Forces démocratiques syriennes, si les Syriens s’étaient rapprochés des Kurdes, en leur garantissant des droits culturels et politiques, ils auraient pu changer la donne. Mais il est désormais sans doute trop tard. Le retrait américain de la Syrie précipite les Kurdes à Damas pour négocier directement avec le régime sur leur sécurité : ils sont motivés par la peur – légitime – de se faire écraser par les Turcs. Les Américains n’ont jamais eu le moindre plan politique et les Kurdes ont peur d’un scénario d’occupation par les forces turques qui répète ce qui s’est passé à Afrin au printemps 2018. La Turquie espère obtenir l’aval des États-Unis et/ou de la Russie pour établir une zone de sécurité d’une trentaine de kilomètres le long de sa frontière, zone qui engloberait une bonne partie des villes où sont concentrés les Kurdes de Syrie.
Trois combats
Que pouvons-nous encore faire ? demande Bassma Kodmani. Il demeure notamment trois combats décisifs. Premièrement, il y a une bataille à mener contre l’expropriation des Syriens par le régime, rendue possible par le vote de la loi « n° 10 » votée le 2 avril 2018. Pour le régime, un Syrien qui est parti n’a plus aucun rapport à sa terre. Bachar el-Assad s’en était félicité en considérant la société syrienne « plus homogène ». Quand on connaît les difficultés de conserver ses documents en exil et la situation des titres de propriété en Syrie, toute personne déplacée est susceptible de se voir contester ses propriétés foncières et immobilières au profit des oligarques du régime et ses alliés. Pour le moment, on ne voit pas comment arrêter cette machine de dépossession, mais il faut rester mobilisé sur la question des sanctions économiques et financières, un dossier qui est porté avec sérieux par les Américains, afin d’identifier les sociétés écrans des mafieux du régime.
Deuxièmement, il faut lutter contre l’implantation iranienne. Des rapports émergent qui font état, dans le sud de la Syrie notamment, de destructions de villages entiers en vue de l’établissement d’enclaves iraniennes dites « sécurisées ». Les Iraniens contrôlent par ailleurs l’aéroport de Damas et conduisent une politique d’influence idéologique, avec un prosélytisme religieux, des programmes de bourses d’études, des recrutements d’anciens soldats de l’Armée syrienne libre et l’orientation du ministère des Affaires religieuses du pays. Il faut noter que l’engagement iranien en Syrie est largement financé par leur ponction sur les revenus irakiens. Face à cette offensive iranienne, il ne faut rien céder sur la bataille du récit. Il faut continuer à faire le récit d’une révolution authentique. Aujourd’hui, le régime est en train d’effacer la mémoire culturelle de certaines régions, un travail similaire à celui que mène Israël dans les territoires occupés. Il est possible de s’inspirer de ce qu’ont fait les Palestiniens pour lutter contre cette nouvelle identification sociale et démographique des régions.
Troisièmement, il reste la question critique des exécutions massives dans les prisons, dont le rythme s’est brutalement accéléré ces derniers temps selon des révélations du Washington Post[1]. Les journalistes ont pu s’entretenir avec vingt-sept anciens détenus de la prison de Saidnaya, libérés grâce à des rançons versées par leur famille, qui témoignent d’une campagne d’envergure du gouvernement pour éliminer les détenus politiques. Ces exécutions arbitraires massives sont confirmées par des images satellites qui font état de nouveaux charniers dans les environs de la prison. Il est donc nécessaire de continuer à se battre sur la question des droits de l’homme et, en particulier, rapporter la question des détenus politiques au centre du travail de l’Onu et de la communauté internationale. L’Onu s’est scandaleusement dessaisie de ce dossier, qui est désormais traité à la conférence d’Astana, où il n’a donné lieu à aucun progrès et est réduit à quelques échanges de prisonniers. Il faut absolument mettre un terme aux nouvelles arrestations, aux conscriptions forcées et aux exécutions arbitraires. C’est un dossier politique : il faut intervenir dès aujourd’hui pour arrêter les massacres. Un nouvel envoyé spécial du Secrétaire général des Nations unies pour la Syrie, Geir Pedersen, a pris acte de l’embourbement du Comité constitutionnel dans des négociations sans fin et souhaite ouvrir d’autres volets à la négociation, sur la base de l’expression, présente dans plusieurs résolutions, de la « création d’un environnement sûr et neutre ». C’est une voie à explorer.
La marge de manœuvre de l’opposition
Aujourd’hui, il faut reconnaître que les acteurs du conflit ont épuisé tous les moyens militaires. Ils ont désormais besoin des pays qui ont les capacités financières et techniques pour assurer la reconstruction. Or les pays occidentaux sont les seuls à en disposer. Par ailleurs, les Russes sont démunis devant la confrontation entre Israël et l’Iran qu’ils ont suscité sur le terrain syrien, et Israël n’hésite plus à revendiquer ses attaques aériennes contre des bases iraniennes sur le territoire syrien. Les Américains ont décidé de ne pas multiplier les fronts contre l’Iran : ils veulent se concentrer sur l’asphyxie économique du régime (sanctions, embargo) et sa déstabilisation politique (soutien aux indépendantistes), laissant les mains libres à Israël pour mener des opérations militaires, aujourd’hui en Syrie, demain sans doute au Liban et en Irak.
Bassma Kodmani concède que l’opposition démocratique syrienne est hétérogène et affaiblie. Mais le pays a toujours joué un rôle de pivot dans la région : tous les pays frontaliers ont désormais leur mot à dire dans le destin de la Syrie, qui a perdu sa souveraineté nationale. Ces pays expriment des intérêts et des craintes légitimes, mais il faut négocier pour limiter leurs prétentions territoriales et l’opposition garde un rôle à jouer dans ces négociations.
[1] Louisa Loveluck et Zakaria Zakaria, “Syria’s once-teeming prison cells being emptied by mass murder”, Washington Post, 23 décembre 2018. L’article reprend le rapport d’Amnesty International sur les exécutions dans la prison de Saidnaya (février 2017) et fait état d’une nette accélération des exécutions, sur la base de témoignages d’anciens détenus et de l’analyse d’images satellite.