
Lioudmila Alexeïeva (1927-2018), doyenne du Groupe d’Helsinki
Cofondatrice du Groupe pour l’aide à l’implantation des accords d’Helsinki en URSS[1], Lioudmila Alexeïeva[2] s’est éteinte le 8 décembre 2018 dans un hôpital moscovite à l’âge de 91 ans, sans précision sur la cause de ce décès. La « baba » du mouvement des droits de l’homme en Russie nous quitte deux jours avant le soixante-dixième anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme, mais son dernier discours écrit pour cette occasion déplore l’affaiblissement de la société civile face à la propagande et aux manipulations d’État dans la Russie contemporaine. Selon elle, sont en cause le cynisme politique et le populisme qui méprisent les institutions promouvant les valeurs humaines, et pas uniquement en Russie.
À partir de 1965, Lioudmila Alexeïeva mène campagne pour défendre Iouli Daniel et Andreï Siniavski, deux écrivains dissidents inculpés selon l’article 70 du Code pénal russe pour « agitation et propagande antisoviétiques ». En 1968, ayant signé une lettre de protestation en faveur de dissidents connus dont Alexandre Ginsburg[3], elle perd son poste de journaliste scientifique aux éditions Nauka[4] et est expulsée du Parti communiste. Loin de se laisser intimider par la surveillance rapprochée du KGB, elle dactylographie la Chronique des événements actuels[5], lettre d’information ronéotypée publiée en Union soviétique par les militants des droits de l’homme. Durant cette période, elle distribue les samizdats relatifs aux droits de l’homme et brandit les premières pancartes appelant au « respect de la Constitution soviétique ».
Le 12 mai 1976, avec d’autres dissidents réunis par Youri Orlov[6] dans l’appartement d’Andreï Sakharov, Lioudmila Alexeïeva participe à la fondation du groupe de Moscou pour l’application des accords d’Helsinki en Russie. Expulsée en février 1977, elle est contrainte à un exil de seize ans qui prendra fin en 1993, deux ans après l’implosion de l’Union soviétique. Aux États-Unis, elle travaille comme pigiste indépendante pour Radio Free Europe, Radio Liberty et la section en langue russe de Voice of America, plaidant à chaque occasion la défense des droits de l’homme en Union soviétique. Elle obtient la nationalité américaine en 1982. Écrivant régulièrement sur la dissidence soviétique en russe comme en anglais, elle publie La Dissidence soviétique[7], première monographie sur l’histoire du mouvement, en 1985. Avec Paul Goldberg, elle signe cinq ans plus tard La Génération du dégel[8], autobiographie documentant la genèse du mouvement des dissidents.
Parallèlement, Lioudmila Alexeïeva persiste en tant que militante puisqu’elle ressuscite dès 1989 le groupe Helsinki de Moscou, dissous en 1982. De retour en Russie dès 1993 après l’implosion de l’Union soviétique, elle y poursuit son militantisme en faveur des droits de l’homme et devient présidente du groupe d’Helsinki de Moscou en 1996. En 2000, elle rejoint une commission chargée de conseiller le président Vladimir Poutine sur les questions relatives aux droits de l’homme, initiative qui suscite la défiance chez certains militants. Cependant, elle continue à critiquer le bilan du Kremlin en matière de droits de l’homme et accuse le gouvernement de nombreuses violations des libertés individuelles et collectives, qu’il s’agisse des déportations massives de Géorgiens en 2006, des raids policiers contre les étrangers travaillant comme vendeurs de rue, ou bien de l’interdiction régulière des réunions et manifestations. Lioudmila Alexeïeva critique le comportement des forces de l’ordre en Ingouchie, avertissant que la violence croissante dans cette république pourrait s’étendre à l’ensemble de la Fédération de Russie. En 2006, elle est l’objet de menaces proférées par des groupes nationalistes et est accusée par les autorités russes d’être au service du renseignement britannique.
Pour les actions menées en faveur des droits de l’homme, Lioudmila Alexeïeva est distinguée avec Sergueï Kovalev[9] et Anna Politovskaïa[10] en 2004 par le prix Olof Palme. Au nom de l’association Memorial[11], elle reçoit avec Oleg Orlov[12] et Sergueï Kovalev le 14 décembre 2009, le prix Sakharov pour la liberté de pensée du Parlement européen. Le soir du 31 décembre 2009, elle est arrêtée lors de la manifestation mensuelle de Stratégie 31, protestation sur la Mayakovka (place Mayakovski) pour le respect de l’article 31 de la Constitution russe garantissant les droits de réunion. En 2014, Lioudmila Alexeïeva s’oppose à l’annexion de la Crimée par la Russie, affirmant que « l’invasion de la Crimée a choqué mon pays ». Elle est distinguée en 2015 par le prix Vaclav Havel du Parlement européen pour sa contribution exceptionnelle à la défense des droits de l’homme.
Encore récemment, Lioudmila Alexeïeva s’est vue désignée à la vindicte comme « ennemie du peuple russe », voire « nazie », par le mouvement de jeunesse Nashi, inféodé au Kremlin. Le 30 mars 2010, elle est agressée par un homme à la station Park Kultury lors d’un hommage aux victimes des attentats à la bombe perpétrés dans le métro de Moscou. Malgré ses critiques récurrentes formulées à l’encontre de la politique gouvernementale, Vladimir Poutine lui rend une visite (filmée par la communication du Kremlin) le 20 juillet 2017 afin de la féliciter pour son 90e anniversaire, avant d’assister à l’ultime hommage rendu le 11 décembre 2018 à la Maison centrale des journalistes de Moscou. Ce sont là quelques masques parmi les plus apparents d’un même autoritarisme.
[1] Lettre de Youri Andropov, président du Comité pour la sécurité d’État (KGB) au Conseil des ministres de l’URSS, 15 novembre 1976, « à propos des actions hostiles du prétendu Groupe pour l’aide à l’implantation des Accords d’Helsinki en URSS ».
[2] Née le 20 juillet 1927 à Eupatoria, port de la Mer Noire situé sur la côte ouest de la péninsule de Crimée, Lioudmila Alexeïeva est la fille d’une mathématicienne (Valentina Efimenko) et d’un économiste (Mikhail Slavinsky). Quatre ans après sa naissance, ses parents rejoignent Moscou. En 1945, elle se marie à Valentin Alexeïev. Elle est diplômée en histoire de l’université d’État de Moscou en 1950. Deux ans plus tard, elle rejoint le Parti communiste et sort diplômée en 1956 de l’Institut moscovite d’économie et de statistique.
[3] Journaliste et poète, Alexandre Ilitch Ginsburg est le cofondateur du premier magazine du samizdat Sintaksis et de la revue littéraire dissidente Phoenix. En 1966, il publie les minutes du procès Siniavsky-Daniel. Arrêté en 1967 pour propagande et agitation anti-soviétique, il est condamné à cinq ans de travaux forcés. Il obtient la nationalité française en 1998 et décède à Paris le 19 juillet 2002.
[4] Éditions universitaires fondées en 1923 comme Maison d’édition de l’Académie des sciences de l’URSS, Nauka fut le premier éditeur scientifique de l’Union soviétique, publiant principalement des monographies et des revues scientifiques.
[5] La Chronique des événements actuels totalise soixante-trois numéros publiés de 1968 à 1983.
[6] Physicien nucléaire et dissident soviétique condamné à neuf ans de prison et d’exil pour avoir coordonné les activités du Groupe pour l’aide à l’implantation des Accords d’Helsinki en URSS, Youri Orlov est actuellement professeur émérite de physique à l’université Cornell et membre de l’ONG Global Watch.
[7] Lioudmila Alexeïeva, Soviet Dissent: Contemporary Movements for National, Religious, and Human Rights, Wesleyan University Press, 1987.
[8] Lioudmila Alexeïeva et Paul Goldberg, The Thaw Generation: Coming of Age in the Post-Stalin Era, University of Pittsburgh Press, 1990.
[9] Biophysicien renommé s’étant opposé aux théories de Lyssenko, Sergueï Kovalev est un dissident cofondateur du Groupe pour la défense des droits humains en URSS en 1969. Il est un des co-auteurs de l’article 2 sur les droits civils et humains de la Constitution de la Fédération de Russie.
[10] Journaliste célèbre pour sa couverture du conflit tchétchène, la militante des droits de l’homme Anna Politovskaïa est assassinée le 7 octobre 2006. Un ancien lieutenant-colonel du FSB a été condamné en 2012 pour avoir organisé cet assassinat.
[11] Créée pour ériger un complexe en mémoire des victimes de la répression stalinienne, l’association Memorial informe sur les violations des droits de l’homme, commises en Union soviétique et dans les pays post-soviétiques. Elle a été fondée par Andreï Shakarov en 1989. Elle est présidée par Oleg Orlov.
[12] Président de l’ONG Memorial, Oleg Orlov a coordonné ses représentants dans le Nord du Caucase durant la seconde guerre tchétchène. Ayant accusé le président tchétchène Ramzan Kadyrov d’être responsable du meurtre de Natalia Estemirova, représentante de Memorial en Tchétchénie, Oleg Orlov a fait appel de sa condamnation en diffamation.