
Leçons rwandaises
Introduction
La commission de recherche sur le génocide des Tutsi au Rwanda a dévoilé les errements, les dissimulations et les contre-vérités de l’État français entre 1990 et 1994. L’étude de son rapport doit nous permettre de tirer les leçons de cette tragédie.
« Il faut toujours dire ce que l’on voit. Surtout il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l’on voit. » Cette phrase de Charles Péguy (Notre jeunesse, 1910) pourrait figurer en exergue du rapport Duclert. En effet, sur le millier de pages qu’il compte, seules quelques-unes nous restituent la brutalité insoutenable de ces trois mois et dix jours durant lesquels plus de 800 000 Tutsi ont été massacrés. Mais elles se situent au cœur du rapport, comme son centre de gravité. La retranscription des images filmées la nuit du 30 juin 1994 sur les collines de Bisesero par l’équipe de l’Établissement de communication et de production audiovisuelle de la Défense garde la trace de la découverte par des soldats français de « la réalité sensible du génocide » : une petite fille de 5 ans, la tête ouverte, un garçon à peine plus âgé la poitrine touchée par une balle, « l’odeur abominable des cadavres » et « l’absence presque totale de gémissements, de plaintes, de pleurs de ces rescapés, en majorité des enfants, souffrant de blessures abominables. Cachés pour certains depuis des semaines pour échapper aux “chasses” des génocidaires hutu, leur habitude de silence absolu était sans nul doute une des conditions essentielles de leur survie dans les bois de Bisesero ».
Dans le reste du rapport, ce que les archives dépouillées par la commission nous restituent, c’est a contrario l’occultation obstinée des populations tutsi et des victimes du génocide, les analyses erronées, les mensonges tactiques, les décisions honteuses de ceux qui, à l’Élysée, au gouvernement, dans l’armée et les services de renseignement, n’ont pas voulu voir – ni laisser voir – le désastre qui se préparait et sa perpétration à ciel ouvert, puis l’ont relativisé ou contribué à sa négation. Plus accablant encore pour les responsables politiques et militaires de cette époque, les tentatives d’alerte par les rares observateurs lucides qu’ils ont sciemment écartés quand ils ne les ont pas sanctionnés. Les errements, les dissimulations et les contre-vérités de l’État français entre 1990 et 1994 sont désormais implacablement documentés, même si de nombreuses questions demeurent encore. Mais, au-delà de cet examen rétrospectif, le rapport interroge, nous interroge, sur les leçons que nous devons maintenant en tirer pour que de telles dérives ne puissent plus, sous une forme ou une autre, se reproduire1. Quelles sont ces leçons rwandaises ?
Elles sont de natures diverses, mais en tout premier lieu politiques et institutionnelles. Nous sommes-nous dotés des garde-fous nécessaires pour que les « domaines réservés » du chef de l’État ne soient plus le terreau d’un présidentialisme qui cultive à l’étranger la collusion personnelle de président à président et s’affranchit du respect des institutions et des contre-pouvoirs ?
Et quels enseignements en tirerons-nous sur le plan diplomatique ? Alors que, dès octobre 1990, le risque d’extermination de la population tutsi est identifié par l’ambassadeur Georges Martres, ses avertissements sont ignorés. Pour garantir la préservation du « pré carré » français, le président Mitterrand a appuyé sans réserve le président Habyarimana, malgré les violations des droits humains commis à grande échelle dans le pays, puis le gouvernement intérimaire, composé exclusivement d’extrémistes anti-Tutsi, en recevant des représentants à Paris et en plaidant sa cause à l’ONU, retardant ainsi la condamnation internationale des génocidaires. Notre diplomatie fait-elle moins la sourde oreille aujourd’hui envers ceux qui, sur le terrain, la critiquent et lancent des alertes ? Fait-elle plus lucidement le partage entre la défense de nos intérêts nationaux et ses alliances avec des régimes autoritaires et violents ?
Notre diplomatie aujourd’hui fait-elle plus lucidement le partage entre la défense de nos intérêts nationaux et ses alliances avec des régimes autoritaires et violents ?
Les leçons sont aussi militaires, puisque la coopération dans ce domaine a été au cœur de la politique française avec le Rwanda. Du fait de son alliance avec une des parties, elle est apparue en contradiction avec le processus de négociation et de partage de pouvoir que la France encourageait par ailleurs (tout en contournant certains dispositifs des accords de paix de 1993). Pendant le génocide, la même ambiguïté demeure entre les objectifs humanitaires affichés de l’opération Turquoise et le désir de contenir l’avancée du Front patriotique rwandais. Qu’en est-il aujourd’hui des stratégies mises en œuvre avec les États et les forces armées de la région du Sahel ? Sont-elles plus avisées et moins ambivalentes ? Sommes-nous suffisamment réactifs et, surtout, avons-nous développé une action et une expertise à but préventif ? Au Rwanda, aucune pression n’a été exercée pour limiter le développement de médias de la haine, aucun suivi n’a été assuré sur le retrait effectif des cartes d’identité ethnique, ou pour empêcher la mise en place de milices et l’armement de la population. Au début du génocide, les troupes françaises déployées dans le cadre de l’opération Amaryllis n’ont pas cherché à mettre un terme aux massacres qui se déroulaient devant elles. Le fatalisme et l’impuissance ne sont pas acceptables. Une autre politique était envisageable et possible. Il n’y avait là aucun « réalisme », mais un aveuglement prétentieux et des lectures ethnicistes qui, comme l’a écrit Jean-Pierre Chrétien, « étaient à la fois superficielles et perverses puisqu’elles tendaient à justifier l’innommable, à conforter les acteurs rwandais dans leur fanatisme et les observateurs étrangers dans une tiédeur confortable2 ».
Une deuxième série de leçons concerne la portée du rapport lui-même. Comme celui, de nature certes très différente, de Benjamin Stora sur l’Algérie, il jette les prémisses d’une véritable diplomatie de la mémoire, indispensable à l’assainissement des relations de notre pays avec les pays d’Afrique (en premier lieu, ceux marqués par notre passé colonial), mais engage aussi la société française à revenir sur sa propre histoire et à complexifier ses repères identitaires.
Le rapport soulève également des enjeux d’ordre scientifique et historiographique : si la composition et la méthodologie de la commission ont pu faire l’objet de débats, l’ouverture des archives, que notre revue réclamait depuis longtemps, représente une avancée exceptionnelle pour la recherche. Mais elle n’est pas suffisante et ne peut se limiter au Rwanda. Quid par exemple de la recherche sur la politique française dans les Balkans entre 1991 et 1995 ? Cette dernière fut pourtant imprégnée des mêmes travers d’interprétation ethnicistes et conduite, sous l’autorité de François Mitterrand, par les mêmes conseillers politiques et le même état-major personnel, avec les mêmes résultats désastreux face aux crimes contre l’humanité qui y ont été commis, pour ne pas parler du génocide perpétré à Srebrenica. La difficulté d’accès aux fonds d’archives français et les délais de communicabilité (cinquante ans pour la majorité des documents et ceux classifiés) demeurent des obstacles auxquels se heurtent nombre de chercheurs. D’autre part, la transmission à l’école et, plus largement, auprès du grand public des acquis les plus récents de la recherche sur les génocides et crimes de masse s’avère trop lente et lacunaire. Or l’éducation est un enjeu crucial de sensibilisation et de prévention pour former des citoyens éclairés, capables de se saisir pleinement des politiques extérieures mises en œuvre en leur nom. Ce qui nous renvoie à un autre constat du rapport sur le Rwanda : l’absence de débat public et, si l’on regarde du côté du Sénat et du Parlement de l’époque, la faiblesse du débat politique. Or qu’en est-il aujourd’hui ? Comme le remarque Thomas Hofnung, « la politique africaine de la France demeure au cœur de ce qu’il est convenu d’appeler le “domaine réservé” du chef de l’État, avec l’accord tacite des autres institutions, notamment du Parlement3 ».
Les auteurs réunis dans ce dossier s’efforcent d’interroger le travail de la commission, à la fois dans son contenu mais aussi dans ses prolongements politiques, et en le mettant plus largement en perspective avec nos défis contemporains. Sinon à quoi bon se tourner vers le passé ? Vincent Duclert, qui a présidé la commission, revient ainsi sur les apports d’une critique archivistique à même d’éclairer le fonctionnement réel des pouvoirs administratifs et politiques et de développer ainsi une histoire politique de l’engagement de la France au Rwanda. Stéphane Audoin-Rouzeau apporte d’autres clés de compréhension en restituant les influences intellectuelles qui ressortent des déclarations et des décisions de François Mitterrand, imprégnant fortement ses choix autant au Rwanda que dans d’autres pans de sa politique étrangère. La responsabilité politique du président Mitterrand, de ses conseillers et de son état-major personnel est accablante. Aurait-elle dû ou devrait-elle se traduire aussi sur un plan judiciaire ? Joël Hubrecht s’interroge sur ce qu’il en est dans le droit français et où en sont les procédures ouvertes devant les juridictions françaises. Emmanuel Laurentin se demande quant à lui dans quelle mesure le président Emmanuel Macron aura réussi ou non à ouvrir les pages douloureuses du passé de la France et à amorcer une nouvelle manière d’articuler la recherche en histoire et le travail de mémoire. Une question sensible et importante, alors que les débats sur le passé et l’identité de la nation ne semblent pas devoir être traités de façon plus sereine lors de la prochaine campagne électorale. Ce sera également un enjeu démocratique important de la prochaine élection que de pouvoir ouvrir un véritable débat de politique étrangère, sur la manière dont nos alliances diplomatiques, nos interventions politiques et militaires sont conduites, et en particulier, alors que nous assistons à l’effroyable gâchis de vingt années d’intervention en Afghanistan, celles qui sont menées au nom de la lutte contre la menace terroriste. Avec le souhait d’encourager la tenue de ces débats et de saisir les évolutions en cours de la présence française en Afrique, ou plus précisément dans la région du Sahel, nous nous sommes entretenus avec Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, Denis Tull et Thierry Vircoulon.
Beaucoup reste encore à faire et l’apport de jeunes africanistes, y compris de ceux comme Hélène Dumas ou Florent Piton qui ont émis des critiques envers la commission, sera précieux pour la poursuite des recherches sur le Rwanda. Mais comment, alors que le rapport met en exergue les tentatives de certains pour changer l’orientation mortifère de la politique française au Rwanda, ne pas rendre hommage à la clairvoyance de l’un des spécialistes les plus renommés de l’histoire des Grands Lacs, Jean-Pierre Chrétien, dont les publications régulières dans Esprit ont permis à la revue et à ses lecteurs de mieux comprendre cette région d’Afrique et de demeurer attentifs aux enjeux historiques et mémoriels liés au génocide des Tutsi. En souhaitant que la réception publique du rapport puisse susciter « une libération de la parole qui n’a pu jusque-là s’exprimer, car prise en étau entre des injonctions contradictoires4 », la commission encourage la poursuite des débats. Alors tenons le pas gagné et continuons.
- 1. Voir aussi le dossier « France-Rwanda, et maintenant ? », Esprit, mai 2010, et Joël Hubrecht, « La difficile introspection de la France au Rwanda », Esprit, juillet-août 2019.
- 2. Jean-Pierre Chrétien, « Le Rwanda piégé par son histoire », Esprit, août-septembre 2000.
- 3. Thomas Hofnung, « Tirer les leçons du rapport Duclert sur le Rwanda », Libération, 8 avril 2021.
- 4. Commission de recherches sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi, La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi (1990-1994). Rapport remis au président de la République le 26 mars 2021, Paris, Armand Colin, 2021, p. 20.