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Journal El País · Photo :  Esther Vargas via Flickr
Journal El País · Photo : Esther Vargas via Flickr
Flux d'actualités

Un modèle de féminisme conservateur. Les élections présidentielles françaises vues d’Espagne

Plus qu’à Éric Zemmour lui-même, les médias en Espagne sont sensibles à tout ce qui peut faire écho et peut-être même faire avancer le débat sur le féminisme.

« Quelqu’un sait où est la gauche française ? » : ce titre de « Hora 25 », une émission de la radio Cadena Ser, la radio la plus écoutée en Espagne, diffusée le soir du 8 février 2022, résume l’interrogation latente dans la plupart des articles que les médias espagnols ont consacrés aux élections présidentielles en France.

Une gauche évanescente

El País, l’équivalent de ce côté-ci des Pyrénées du journal Le Monde, d’un point de vue quantitatif le plus attentif à ce qui se passe en France, évoque dès le 23 octobre 2021 « une gauche évanescente », s’inquiète le 31 décembre de la voir au bord de « l’abîme de l’insignifiance », avant de conclure à cette dernière dans son éditorial du 16 janvier 2022, intitulé « Sans gauche française ». Mais c’est aussi La Razón, un quotidien de droite, conservateur et monarchiste, né en 1998 d’une scission du centenaire ABCet qualifié il y a quelques années par André Schiffrin comme « le plus réactionnaire des quotidiens espagnols1 », qui relève, dans un article du 16 janvier 2022, la « tristesse » des Français face à « la crise de popularité inédite » dont souffre « la tendance politique la plus enracinée dans leurs cœurs ». Il n’y a guère qu’El Salto, revue née fin 2016 de la fusion d’une dizaine de médias, apparus eux-mêmes pour beaucoup dans l’ébullition provoquée par le mouvement des Indignés, et à la recherche, comme on peut le lire sur sa page, d’un « journalisme radicalement différent : sans financement des entreprises de l’Ibex35, démocratique, décentralisé et de propriété collective », pour échapper à la perplexité et défendre mi-janvier, la possibilité de la présence au second tour de Jean-Luc Mélenchon.

Il y a au départ des raisons anecdotiques à cette interrogation. En effet, les médias, même les moins prolixes sur ces élections, n’ont pas manqué de s’intéresser au destin d’Anne Hidalgo, de l’Andalousie, une des régions les plus pauvres d’Espagne, où elle est née, à son couronnement comme maire de Paris d’abord et à présent comme candidate du Parti socialiste pour occuper la plus haute charge de France. Il s’agit donc de relater les derniers obstacles s’opposant à cette réussite personnelle, qui est en même temps motif de fierté nationale. Plus profondément, la crise de la gauche en France reflète les questionnements en Espagne sur l’avenir de cette dernière. Certes, la gauche y est au gouvernement depuis 2019, et pour la première fois depuis 1978, le début de la démocratie, ce gouvernement est partagé entre le Parti socialiste, parti historique, et Podemos, le parti issu, pour faire vite, des Indignés. Mais, d’une part, au niveau européen, se demande le journaliste de « Hora 25 », sans la France, est-il possible vraiment de croire en un retour en force de la social-démocratie, aussi encourageants soient ce gouvernement en Espagne, la victoire de Olaf Scholz en Allemagne et la majorité absolue d’Antonio Costa au Portugal ? « Une partie de la lutte pour ce qu’est l’Europe contre le populisme d’extrême droite se joue […] lors des élections présidentielles en France », déclare El País dans son éditorial « Macron et la résistance européenne » du 24 janvier 2021. D’autre part, au niveau interne, les succès enregistrés par Vox, premier parti d’extrême droite depuis la Transition, qui a fait son entrée au Parlement national en avril 2019, et la victoire écrasante d’Isabel Díaz Ayuso, candidate du Parti populaire, avec le slogan « La liberté contre le communisme », aux élections régionales de Madrid en mai 2021, font craindre ou espérer, selon les sensibilités, une vague de droite lors des prochaines élections législatives en 2023. La reconstruction de Podemos après le départ de Pablo Iglesias, entamée par la très populaire Yolanda Díaz, seconde vice-présidente du gouvernement et ministre du Travail, ne semble pas pour le moment permettre d’envisager un autre scénario.

Si l’interrogation est la même à gauche comme à droite, les explications données varient légèrement d’un bord à l’autre. La multiplication des candidats, les divisions, l’absence de solidarité entre les partis de gauche sont surtout soulignés par les médias de gauche. On peut lire à cet égard les analyses les plus acérées dans la revue digitale Contexto y Acción (CTXT), revue indépendante et progressiste créée en 2015, dans le sillage elle aussi du 15M, sous la plume de la toute jeune écrivaine et essayiste transgenre Elisabeth Duval, étudiante actuellement en philosophie et en lettres à la Sorbonne, qui se qualifie elle-même de « féministe, de gauches et postmarxiste ». Son article du 20 septembre 2021, au titre annonciateur « Primaires vertes en France, futur noir pour la gauche », anticipe déjà le refus de Yannick Jadot de se retirer de la course présidentielle après l’expérience traumatisante de son retrait en faveur de Benoît Hamon en 2017, et pointe l’arrogance des socialistes après les élections régionales et municipales « qui considèrent qu’ils sont encore une fois ceux qui dirigent la gauche […]et qui dénoncent le reste pour être woke ». Le lecteur d’El País, moins passionné qu’Elisabeth Duval par les subtilités des débats internes à la gauche française, car moins soucieux qu’elle de redéfinir l’espace laissé vacant par Podemos, se contentera d’un récit centré sur la figure d’Anne Hidalgo et sur ce qui a empêché cette dernière représentante d’une génération d’immigrés espagnols nourris par le rejet du franquisme et la croyance dans les vertus méritocratiques de l’école républicaine de rassembler. Il pourra au passage inculper la « fausse insoumission » de Jean-Luc Mélenchon, contredite par ses quarante-cinq années d’activité politique, et sa prétention d’incarner la République.

Les médias de gauche rejoignent néanmoins ceux de droite sur le diagnostic, pour reprendre un titre de La Razón, de « l’imparable virage à droite de la France ». La droite, analyse l’auteur de l’article, a su imposer à l’opinion publique la question de la sécurité, abandonnée par la gauche, qui a par ailleurs été incapable de lui opposer celle de la justice sociale ou le thème de la crise écologique. Oriols Bartomeus explique en ce sens aux lecteurs d’El País qu’à l’axe gauche-droite, il faut substituer désormais un axe « qui oppose le recul identitaire, souverainiste, traditionaliste et renationalisant, à l’ouverture économique, à l’européanisme et au multiculturalisme », substitution « qui profite à la confrontation des options de la droite dure et de l’extrême droite avec la position qu’incarne le président Macron ». Il n’est pas étonnant alors que tous les médias s’intéressent de près à la figure d’Éric Zemmour et aux redéfinitions du champ de la droite qu’elle a entraînées.

Un candidat de la haine

Éric Zemmour est en effet le candidat dont on parle le plus en Espagne, bien davantage que d'Anne Hidalgo. À gauche, où prédominent la stupeur et l’effroi, les journalistes s’efforcent d’abord de déchiffrer les raisons de son succès. « Comment un mec aussi médiocre et raciste qu’Éric Zemmour est-il devenu la sensation de la campagne présidentielle française ? », se demande un journaliste d’El Salto, avant d’apporter un certain nombre d’éléments de compréhension. Parmi ces derniers figure l’adhésion de Zemmour aux thèses du « grand remplacement », que le journaliste prend le soin de développer pour ses lecteurs, ces thèses ayant encore peu d’audience en Espagne, même si Vox y introduit peu à peu des discours racistes. Dans CTXT, Guillermo Arenas présente le succès du candidat d’extrême droite comme « l’aboutissement d’un long processus de normalisation des discours ethno-nationalistes, qui s’accompagne d’une dégradation générale et continue de la confiance dans la classe politique ». Dans ce processus, qui s’ouvre avec Jean-Marie Le Pen se distanciant de la stratégie antirépublicaine des fascistes aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale et qui culmine avec l’union de la droite derrière Sarkozy conseillé par Patrick Buisson, le journaliste pointe la responsabilité de François Mitterrand et, plus récemment, l’effet contradictoire du mouvement de Macron qui, en aspirant certains barons de la droite gaulliste, a suscité chez les autres un sentiment de rejet. Sami Naïr, qui intitule sa colonne du 3 décembre 2021 dans El País « Un candidat de la haine en France », insiste quant à lui sur la méthode de Zemmour, prêt, comme un nouvel Hérostrate, à brûler le palais de l’Élysée si cela permet qu’on parle de lui.

Mais plus encore que des causes du succès de Zemmour, ces journalistes s’inquiètent de ses effets. « L’affaire Zemmour n’est ni fortuite ni superficielle […] Le racisme et l’ultranationalisme qu’elle dégage peuvent faire de la France un laboratoire d’expérimentation de projets néofascistes et servir de pire exemple aux autres pays  », écrit Samir Naïr. Pour le philosophe Santiago Alba Rico, plus pessimiste, la résistance contre le populisme d’extrême droite ne se joue déjà plus en France. Quel que soit le candidat élu, l’islamophobie de Zemmour a déjà gagné les élections en France, ce « pays où le seul consensus parmi la plupart des partis politiques est de concevoir le républicanisme comme une forme de racisme ». Si les extrêmes droites européennes ont déjà copié le modèle français, il faut, ajoute le philosophe dans une tribune publiée le 28 janvier 2021 dans Ctxt, que « nos partis, nos intellectuels et nos gauches prennent au sérieux le danger qu’implique la construction d’un ennemi intérieur ». Cette exhortation s’adresse avant tout à Podemos, qui avait bâti une stratégie populiste sur le recours à la figure de l’ennemi – initialement « la caste » – permettant de regrouper les identités les plus diverses s’y opposant sous le « signifiant vide » de « peuple ». Or cette stratégie polarisatrice, si elle lui fut bénéfique les premiers temps, s’est ensuite retournée contre lui, dès lors qu’à l’accusation de fascisme, Isabel Díaz Ayuso se mit à rétorquer celle de communisme.

Matriarcat politique

Mais on peut aussi lire dans ces lignes une critique du féminisme qui, dans l’enthousiasme des fortes mobilisations du 8 mars 2019, n’a pas assez pris la mesure du rejet suscité par ses thèses culpabilisantes, non seulement auprès des hommes, mais aussi auprès des femmes heureuses de leur vie familiale. Ce double faux pas de Podemos et du féminisme illustre ce que le philosophe désigne, dans un article antérieur publié sur son blog hébergé par El Público, journal numérique qui dispute à El País son lectorat de gauche, comme la perte par la gauche de ses meilleures armes : la raison et le cœur, c’est-à-dire les demandes de justice sociale et l’invocation de la fraternité. Cette perte est en même temps un gain pour la droite qui dispose désormais dans la revendication de la liberté comme désir sans limites et dans les insultes à l’égard de l’autre des armes les plus puissantes. En ce sens, la gauche espagnole n’a-t-elle pas, à l’instar de la gauche française et son républicanisme intransigeant, une grande part de responsabilité dans l’émergence de l’extrême droite et même d’une droite plus dure, décomplexée et perméable aux demandes de Vox, en rupture avec ce que fut le Parti populaire sous José María Aznar et Mariano Rajoy ? De fait, la figure de Zemmour existe déjà dans le paysage politique et culturel espagnol : on peut la rapprocher, comme le fait Elisabeth Duval, de celle de Federico Jiménez Losantos, journaliste, écrivain et entrepreneur, connu justement pour ses critiques agressives du communisme (dont Macron est, à ses yeux, un agent !) et du féminisme, qu’il développe à la radio, dans la revue en ligne Libertad digital qu’il a contribué à fonder, ainsi que dans le quotidien El Mundo, qu’il a rejoint après avoir quitté l’ABC, ce dernier partageant, à ses yeux, le « complexe d’infériorité » du Parti populaire. La question est alors : comment empêcher que Federico Jiménez Losantos prenne les rênes de la droite ? 

Ces inquiétudes de la gauche permettent de mieux saisir la manière dont on aborde Zemmour à droite. El Mundo lui consacre tous ses articles au sujet des élections françaises, sauf un, le 14 octobre 2021, pour Anne Hidalgo. Et il s’y agit moins de comprendre les raisons de son ascension que de dresser le portrait d’une célébrité, qui peut encore étonner, mais qui n’est pas loin de soulever l’admiration. Le journal en ligne Vozpópuli, à mi-chemin entre El Mundo et l’ABC, en fait même une des dix personnalités dont on parlera en 2022. Plus significatif est le recours au soupçon auquel Zoé Valdès invite les lecteurs de Libertad digital, qui ne doivent pas croire ce que les autres médias (entendons : au service de la gauche) disent de lui. « Son nom a été injurié avec des noms et des synonymes de haine, de fascisme et de tout ce qui est […] satanique. Exactement la même chose qui s’est produite avec Donald Trump contre Joe Biden. Même si Zemmour a eu la délicatesse de se présenter simplement pour ce qu’il est : Juif d’origine algérienne, pied noir, et tout ce qui avait autrefois un pedigree antiraciste. Mais c’est ainsi que les choses se passent dans ce monde fanatique », écrit la journaliste avant de conclure, en une sorte de réplique du slogan d’Isabel Díaz Ayuso, qu’« entre Mélenchon et “Z”, eh bien, il n’y a pas photo ».

En réalité, si le candidat était il y a encore peu inconnu du public de droite, ses thèses sur le féminisme avaient déjà rencontré un certain écho. En effet, son ouvrage Le Premier Sexe, publié originalement en 2006, a été traduit et édité en 2019 par Homo Legens, une petite maison d’édition se vantant d’échapper à la police du « politiquement correct » en publiant des livres sur Franco, l’antiféminisme et le christianisme. Il est notable que les recensions les plus fouillées qu’on trouve sur internet soient signées par deux jeunes femmes, Esperanza Ruiz et Mariona Gumpert, écrivaine la première et philosophe la seconde, en plus d’être toutes les deux journalistes, visiblement agacées par le féminisme et sa critique de la famille en tension avec leurs valeurs chrétiennes. Esperanza Ruiz fut d’ailleurs invitée à discuter l’ouvrage lors d’un des deux programmes que lui a consacrés, en 2020, « La Caverna de Platón », le « podcast de culture et d’opinion de La Razón ». Cette crispation autour du féminisme n’est cependant pas cantonnée à droite : Feria, le livre autobiographique de la trentenaire Ana Iris Simón, fille et petite-fille de forains communistes, dans lequel elle se demande si renoncer à avoir des enfants pour faire carrière est vraiment un progrès, a provoqué une crise dans les milieux de gauche et fait émerger l’idée d’une gauche conservatrice. On peut donc penser que, plus qu’à Zemmour lui-même, les médias en Espagne sont sensibles à tout ce qui peut faire écho et peut-être même faire avancer ce débat. C’est bien ce que semble confirmer le journaliste de l’ABC qui remarque, dans un article publié le 18 février 2022, que « Les françaises qui peuvent éviter que Macron reste à l’Élysée » (c’est le titre) ne sont pas des féministes : « Les femmes et le vote féminin sont devenus un révélateur de fond de la nouvelle France. Au lieu d’un manager masculin et technocratique, les femmes politiques proposent l’alternative d’un modèle féminin conservateur, la femme au foyer qui aspire à diriger la France avec le bon sens d’une mère de famille. » On peut ne pas juger favorablement l’idée d’un « matriarcat politique », mais on ne peut plus – ni en Espagne, ni en France – ne pas en juger.

 

  • 1. André Schiffrin, L’argent et les mots, Paris, La Fabrique, 2010, p. 13.