
La soucoupe volante de la primaire populaire
Initiative originale, la primaire populaire n'a pas permis le rassemblement des gauches en vue de la présidentielle. Elle participe néanmoins d'un renouvellement des formes de la politique, qui passe par la pression de groupes sociaux hors des partis politiques pour accéder aux institutions.
Dans le cadre de la campagne présidentielle de 2022, la primaire populaire est apparue comme un objet politique non identifié, une soucoupe volante que chaque propos partisan a tenté d’utiliser à son avantage, en vain. Elle a surgi par le biais d’une médiatisation tardive à la fin du mois de décembre 2021 dans une campagne présidentielle qui, pour l’instant, ne captive pas les Français, en particulier les plus jeunes. Quelques indices de ce manque d’intérêt peuvent être aisément donnés : l’institut Ipsos enregistre une chute d’intérêt de dix points pour l’élection par rapport à janvier 2017 ; les sociologues Olivier Galland et Marc Lazar, pour le compte de l’Institut Montaigne, font le diagnostic d’une « désaffiliation » politique des 18-24 ans1. Il faut dire que la bipolarité habituelle entre la droite et la gauche a disparu au profit d’une médiatisation bruyante des droites qui étalent leurs trophées, leurs récits, et semblent avoir pour le moment gagné dans l’opinion la bataille culturelle. La gauche ne surgit qu’à travers ses divisions, des dirigeants politiques jugés encombrants ou peu charismatiques. Bref, les idées et les programmes des partis de gauche deviennent confidentiels et s’avèrent inaudibles pour le plus grand nombre. Une partie de l’électorat français a donc perdu un référentiel politique et une envie de voter.
L’occasion manquée du rassemblement
Dans cette nuit qui gagne les idées de gauche, deux primaires ont eu lieu : celle des écologistes en septembre 2021, qui a réuni 120 000 inscrits ; et la primaire populaire dont aucun parti politique n’est à l’initiative, et qui a affiché 467000 inscrits. Ce nombre exprime un désir, celui d’une grande primaire de la gauche par-delà des partis qui n’arrivent pas à dialoguer alors même que leurs programmes pour la présidentielle révèlent beaucoup de convergences. Rappelons toutefois que la primaire socialiste de 2011 avait rassemblé 3 millions de participants et celle de 2017, 2 millions. Où sont passés toutes celles et ceux qui ne sont pas engagés dans le vote pour les primaires de 2021-2022 ? On peut échafauder de nombreuses hypothèses, dont l’absence à gauche désormais d’un parti capable d’être une force motrice.
Certes, la primaire populaire, qui se définit à travers trois fronts –l’écologie, la justice sociale et la démocratie- aurait pu jouer un rôle de catalyseur dans le surgissement d’une gauche de gouvernement crédible, si elle avait pu s’installer dans le temps politique et rallier beaucoup plus de monde. D’autant qu’elle pouvait faire valoir une histoire, se réclamer de la tradition d’une gauche autogestionnaire de type PSU dans les années 1970 ou de la démocratie participative portée en 2007 par Ségolène Royal. On sait bien que la démocratie ne consiste pas seulement à mettre de temps en temps un bulletin dans une urne, mais qu’elle repose aussi sur la présence continue et vigilante des citoyens, laquelle s’enracine de plus en plus dans une défiance à l’égard des pouvoirs exécutifs et législatifs, perçus comme déconnectés ou corrompus. Dans ce contexte, la primaire populaire aurait pu créer les conditions du rassemblement de ceux qui veulent tout à la fois compter, participer, mais aussi surveiller les élus. Cela n’a pas été le cas : le socle commun de propositions n’a jamais fait l’objet de discussions ou d’une médiatisation suffisante, et surtout, la mise en œuvre d’un objectif -l’union des gauches- se termine par une candidature de plus. Comment en sommes-nous arrivés là ?
Le peuple de gauche ?
La primaire se présente comme un collectif de citoyens engagés avec deux porte-paroles de moins de 30 ans, Mathilde Imer et Samuel Grzybowski ; le bureau est composé de cinq personnes. Cette mouvance estime représenter le milieu de l’économie sociale et solidaire, les mouvements sociaux centrés sur la lutte contre la domination (féminisme, antiracisme, gilets jaunes, etc.) et le changement climatique. Dès l’automne 2020, un document appelé « méthode pour gagner » est rédigé. Un socle commun de dix mesures est rendu public en avril-mai 2021 avec trois directions : pour une République écologique, pour une République sociale et pour une République démocratique. Entre juillet et octobre 2021, les parrainages permettent de proposer les personnalités que ces citoyens engagés veulent voir soumis au vote de la primaire. Le vote a eu lieu entre le 27 et le 30 janvier 2022 avec un mode de scrutin inédit au jugement majoritaire. Les candidats étaient Anna Agueb-Porterre, Anne Hidalgo, Yannick Jadot, Pierre Larrouturou, Charlotte Marchandise, Jean-Luc Mélenchon et Christiane Taubira. Trois furent candidats contre leur gré : Hidalgo, Jadot et Mélenchon. Ce vote a abouti à une évaluation qui place Christiane Taubira en tête devant Yannick Jadot, laquelle s’est depuis déclarée officiellement comme candidate à l’élection présidentielle.
Ce processus, assez bien structuré du point de vue des étapes, même si le vote intervient tard, a plusieurs origines. L’une, particulièrement, mérite d’être mentionnée. Il s’agit d’une colère d’une partie du peuple de gauche. Cette colère est celle d’individus, de collectifs qui demandent des comptes aux partis politiques en les apostrophant : qu’avez-vous fait depuis la défaite de 2017 ? Ils font le diagnostic d’une absence de projet alternatif face à un néolibéralisme qui creuse les inégalités sociales et ne prend pas en compte l’urgence climatique. Ils estiment que pour gagner à la présidentielle les partis de gauche doivent s’unir. Sans union, pas de victoire possible.
Dans ce climat, les partis politiques font de plus en plus l’objet de critiques : ils seraient enfermés dans un entre-soi, des petits calculs pour les élections législatives et le nombre de députés que chaque camp peut récupérer. Les instigateurs de la primaire populaire en appellent, par contraste, à la société civile organisée, aux mouvements sociaux, aux innovations sociales pour clamer que tout ne tient pas dans la démocratie représentative (le nombre de députés à l’Assemblée nationale). Ils veulent compter comme force politique et tout en critiquant la représentation politique, ils tiennent à la diriger, à la réorienter en tout cas. Forcément, les relations avec les partis politiques laissent vite la place à l’absence de dialogue.
À cette colère, particulièrement forte chez les jeunes générations, on doit ajouter une volonté de compter, de prendre une part du pouvoir. On dit les jeunes résignés, abstentionnistes ou disséminés dans des combats sans victoire possible ; celles et ceux qui sont à l’origine de la primaire populaire sont très déterminés et très au fait des us et coutumes des milieux politiques. Plutôt urbains, diplômés, liés à des collectifs d’associations, militants de la cause environnementale ou issus du milieu de la démocratie participative, féministes, travaillant dans l’économie sociale et solidaire, ils veulent changer le monde et savent que, pour cela, il faut avoir le pouvoir. Ce ne sont pas des angéliques ou de doux rêveurs. Sont-ils le peuple ? C’est la grande question qui leur est adressée. Elle renvoie à celle de leur légitimité. Leurs détracteurs répondent de deux manières : soit, les organisateurs comme les votants ne représenteraient pas les classes populaires ; soit, on ne connaît pas la provenance sociologique des votants et on ne sait pas qui sont ces 467000 individus. Dans le premier cas, ils ne peuvent pas être le peuple à cause de l’absence des classes populaires et dans le second cas, ils seraient trop anonymes, et surtout trop peu nombreux. Bref, un peuple n’existerait pas sans ce que l’on appelle depuis Michel Foucault « une morale d’état civil », des identités fixées et répertoriées. C’est un peu court. Comme l’écrit Déborah Cohen dans Peuple, le peuple c’est aussi celui qui agit pour un avenir meilleur, pour rouvrir les possibles et l’histoire : « Peuple est l’ensemble constitué de celles et de ceux qui agissent pour que l’avenir ne soit pas juste l’accentuation de l’aujourd’hui 2 ». Pourquoi la primaire populaire ne pourrait-elle pas constituer l’annonce d’un peuple qui rallierait de plus en plus de monde par cercles concentriques ? Il est étonnant de refermer le dossier de la primaire populaire désignée alors comme « bourgeoise », étant donné qu’aucun parti à gauche ne capte actuellement les classes populaires, qui sont de plus en plus converties à l’abstention3.
Un laboratoire politique
La primaire populaire pourrait s’inscrire dans un renouvellement de la politique, dont l’accession d’Emmanuel Macron à la présidence de la République a d’ailleurs participé : la pression de groupes sociaux hors des partis politiques pour accéder au pouvoir ou s’y maintenir. De quels groupes sociaux s’agit-il dans le cas de la primaire populaire ?
De plus en plus, une classe moyenne voire aisée et plutôt jeune, sensible aux enjeux à la fois sociétaux et sociaux, écologiste ne se reconnaît plus dans les partis politiques et les dirigeants qui les incarnent. Surtout, elle est impatiente et n’a pas envie d’un remake du second tour de l’élection présidentielle de 2017 qui répète déjà le traumatisme de 2002 : l’extrême droite installée au second tour de l’élection présidentielle et l’absence de la gauche. Cette partie de la société ne compte pas se laisser diriger ; elle compte bien prendre sa part au gouvernement de la France. Elle ne lâchera pas d’autant qu’elle compte vivre en France, faire entendre sa voix et n’a pas forcément envie de s’exiler.
La primaire populaire inaugure une nouvelle étape qui tient dans un bras de fer engagé avec les partis politiques.
Par ailleurs, la démocratie représentative a perdu en légitimité ; elle est usée, court-circuitée aisément par les réseaux sociaux et une moindre influence des corps intermédiaires. Mais la défiance rend aussi possibles tous types d’initiatives : des mouvements sociaux, des pratiques de surveillance, d’empêchement et de jugement, à travers lesquels la société exerce des pouvoirs de correction et de pression. La primaire populaire inaugure une nouvelle étape qui tient dans un bras de fer engagé avec les partis politiques. Et l’on ne connaît pas l’issue de ce bras de fer mais il est inédit sous sa forme actuelle à gauche. Comme l’écrit Pierre Rosanvallon dans La contre-démocratie4, un peuple-vigilant, un peuple-veto et un peuple juge s’instituent. C’est à la fois une solution et un problème. La lutte engagée avec les partis politiques peut aboutir à leur ouverture et à leur renaissance mais elle peut conduire aussi à leur disparition et avec elle celle des corps intermédiaires (dont les syndicats) au profit d’un régime de plus en plus populiste et alimenté par un pouvoir politico-médiatique.
Les partis regardent ces jeunes bruyants et cette primaire avec condescendance. Ils ont tort car elle est peut-être un laboratoire politique du futur. Il faudra trouver des ponts entre les citoyens engagés et les partis politiques, surtout à gauche où les procédures politiques « ascendantes », la démocratie participative ou les mouvements sociaux ont toujours fait partie de la définition même des programme politiques.
Par ailleurs, malgré les maladresses de cette primaire, les petits arrangements entre amis qu’elle a pu occasionner comme d’autres constructions politiques, ne serait-il pas temps d’ouvrir le dialogue entre les différentes mouvances et partis de gauche pour reconstituer un imaginaire commun, un univers qui fasse rêver et s’enthousiasmer au nom du changement ? Pourquoi une coalition politique – en dépit et avec les différences des parties prenantes - n’est-elle pas envisageable ? Certes, cette primaire avec son vote-évaluation a poussé à son paroxysme l’image de citoyens jugeant leurs dirigeants politiques. Mais n’est-il pas temps de rappeler aux uns et aux autres leur responsabilité devant une élection, responsabilité qui n’est pas seulement individuelle mais collective ? L’un des problèmes de la primaire fut peut-être dans la « retraduction » des appréciations portées sur les candidats en système de notes finales donnant l’impression, raillée par certains (dont François Hollande) que nous étions retournés sur les bancs de l’école. Mais après-tout, n’avons-nous pas besoin d’une nouvelle école de formation à la démocratie ?
- 1. Mattea Battaglia et Soazig Le Nevé, « La désaffiliation politique des 18-24 ans », Le Monde, 4 février 2002.
- 2. Deborah Cohen, Peuple, Éditions Anamosa, 2019, p. 61
- 3. Nous sommes alertés là-dessus depuis les travaux de Céline Braconnier et Jean-Yves Dormagen, La démocratie de l’abstention : aux origines de la démobilisation électorale en milieu populaire, Gallimard, 2007.
- 4. Pierre Rosanvallon, La contre-démocratie. La politique à l’âge de la défiance, Seuil, 2006.