
Le fil du politique
Éditorial
D’exceptionnelle par son intensité dans notre vie politique, l’élection présidentielle est devenue pathologique : désinvestie par les électeurs qui s’y intéressent de moins en moins, et surjouée par les candidats qui réinterprètent la partition de l’hyper-présidentialisation. Il est urgent de renouveler et élargir les formes de la légitimation politique, dont le déficit actuel met les institutions démocratiques en danger.
Compte tenu de ce qu’a été jusqu’alors la campagne pour l’élection présidentielle, commence à se profiler un scénario inquiétant : celui d’un président de la République élu, mais perçu comme illégitime par une part importante des Français.
Le phénomène n’est ni nouveau, ni spécifiquement français. Mais il oblige à prendre acte de l’épuisement d’un principe qui a fondé la démocratie représentative : le pouvoir est légitime parce qu’il est établi sur le vote majoritaire, censé incarner la volonté générale. Certes, ce principe relève moins d’une réalité tangible que d’une fiction démocratique, régulièrement fragilisée au cours de l’histoire de nos systèmes politiques. Ces dernières années, le phénomène de polarisation de nombreuses sociétés et la difficulté croissante d’y bâtir un consensus politique ont encore affaibli la croyance selon laquelle un président ou un chef de gouvernement, élu par une courte majorité, pourrait incarner une quelconque volonté générale.
En France, la présidentielle reste un moment de politisation intense. Mais d’exceptionnel par sa capacité à rythmer notre vie publique, il est devenu pathologique. Désinvesti par des électeurs qui s’y intéressent de moins en moins, il est dans le même temps surjoué par des candidats qui, tous, réinterprètent la partition d’une hyper-présidentialisation devenue caricaturale. Tout ce qui, dans la Constitution de la Ve République, contrebalançait le pouvoir présidentiel (le décalage des calendriers présidentiel et parlementaire et la possibilité de la cohabitation, le recours régulier au référendum) n’a plus cours. Les présidents omniprésents nous ont fait oublier que c’est le gouvernement qui « détermine et conduit la politique de la Nation ». Nous assistons à la pantomime sans y croire, le bulletin glissé dans l’urne déjà lesté du désenchantement à venir, tandis que, pour une part croissante de l’électorat, la figure providentielle tend à se confondre avec celle du chef, que promettent d’incarner des candidats d’extrême droite.
Cela fait longtemps que monte, de différents horizons politiques, l’idée d’une nécessaire réforme des institutions, pour raviver une vitalité et une confiance démocratiques perdues. De l’introduction d’une dose de proportionnelle aux élections législatives à la constitution d’une VIe République, différents ouvrages pourraient être remis sur le métier. Pourtant, on en reste aux déclarations d’intention, au point que la « réforme des institutions » fait désormais figure de serpent de mer. Mais ce serpent se mord la queue : parce qu’il faut être légitime pour changer les institutions, il faut d’abord passer par le chas de l’élection présidentielle, et donc jouer le jeu d’un régime à bout de souffle.
Faut-il attendre, pour que nos dirigeants prennent au sérieux l’effondrement de la croyance dans les institutions représentatives, que s’enclenche un cycle de violence ?
On connaît les voies possibles pour renouveler la légitimité du politique en régime démocratique. La première voie est celle de la démultiplication des sources de la légitimité. Les années 1980 et 1990 ont été riches de réflexions en théorie politique sur le rôle des autorités indépendantes et des cours constitutionnelles, comme lieux où peut s’exercer un contrôle social des responsables politiques. Pourtant, ces institutions ont du mal à être reconnues comme participant pleinement de l’ordre démocratique. Les débats qui ont rythmé cette campagne autour de la notion de souveraineté, entendue comme un pouvoir unilatéral de décision, en témoignent. La seconde voie serait celle d’un élargissement des formes de participation et de délibération, au-delà du seul vote. Du mouvement des jeunes pour le climat à celui des Gilets jaunes, les demandes d’autres modes de participation à la chose publique ne cessent de se multiplier. Mais ni le grand débat national ni la convention citoyenne sur le climat n’ont permis de donner corps à celles-ci. La participation reste pensée comme un face-à-face entre le pouvoir et les citoyens, abolissant les médiations institutionnelles qu’elle devrait au contraire enrichir. Faut-il attendre, pour que nos dirigeants prennent au sérieux l’effondrement de la croyance dans les institutions représentatives, que s’enclenche un cycle de violence politique et sociale – dont les Gilets jaunes n’ont été que les prémices –, marchepied d’un pouvoir autoritaire, qui s’embarrassera moins de la question de sa légitimité ?
Une expression s’est banalisée au cours des derniers quinquennats, celle de « président mal élu ». Quoi qu’elle désigne précisément, elle doit nous mettre mal à l’aise, car elle nous installe dans une dangereuse indétermination : que peut faire ou ne pas faire un président « mal élu » ? Et que peut-on en attendre ? Cette seule question souligne l’urgence qu’il y a à élargir enfin le chas de l’aiguille, par lequel passe le fil de nos aspirations politiques. Sans attendre que se fasse jour, autrement plus menaçante, une brèche dans nos institutions démocratiques.
Esprit