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Climax : Photo Sofia Boutella, Copyright Wild Bunch Distribution
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Von Trier, Noé : provoquer, innover

Lors de leurs présentations au dernier Festival de Cannes, The House That Jack Built et Climax ont souvent été réduits à leurs sujets : un tueur en série maniaque pour le premier, une fête décadente pour le second. Or ils sont avant tout les dernières réalisations de deux cinéastes, Lars von Trier et Gaspar Noé, pour qui la matière cinématographique a toujours compté presque davantage que le scénario. Chez von Trier, les ralentis extrêmes de Melancholia (2011) ou la théâtralité de Dogville (2003) marquent plus que leurs intrigues ; pour Noé, les récits d’Enter The Void (2010) ou de Love (2015) valent moins que leurs recherches formelles. Enfin, le Danois et le Franco-Argentin restent parmi les derniers réalisateurs à essayer, à s’amuser avec la forme filmique, à en interroger les limites techniques et de représentation.

Climax ne contient rien de choquant ; de plus, les éléments les plus violents, les plus sanglants, sont laissés hors champ, à l’exception d’un plan rapproché sur une danseuse se mutilant avec un couteau. Le récit et son évolution répètent les interrogations du cinéaste sur la possibilité de basculement de la vie en quelques secondes, quelques minutes. Et ce que représente le cinéaste, à l’aide de son directeur de la photographie Benoît Debie, n’est qu’une certaine réalité : les effets d’une drogue dure sur les corps et les esprits de jeunes gens, jusqu’au trip et à la folie. Ainsi, la scène la plus réussie du film montre Sofia Boutella, interprète de Selva, en pleine extase et panique sous l’effet des substances : ses expressions faciales, sa respiration, ses gestes, ses spasmes, forment le support de son jeu, et impressionnent notre regard. La décision de la suivre plusieurs minutes, de représenter son impuissance, témoigne de l’empathie de Noé pour ses personnages, qui a toujours existé, mais qui transparaissait moins dans les provocations visuelles et thématiques d’Irréversible (2002) ou de Love.

En termes de mise en scène, sont reproduites plusieurs figures, plusieurs techniques auxquelles nous sommes habitués dans sa filmographie : plans en plongée verticale, longs plans-­séquences, travail sur la durée et la profondeur de champ, jeu avec les lumières artificielles, enchaînements entre les plans grâce à de très courts écrans noirs, comme des clignements d’œil. Une nouvelle fois, la bande originale privilégie la musique électronique, avec notamment un morceau inédit de Thomas Bangalter de Daft Punk.

Un apport dans la mise en scène se démarque cependant : le choix, lors du final où les protagonistes ne contrôlent plus leurs actes, de positionner la caméra à l’envers, pour renverser les angles et les perspectives, créant une abstraction renforcée par la lumière rouge alternant avec le sombre. Cette illisibilité visuelle aiguise dans le même temps l’expérience sensorielle et immersive du film, pour le meilleur comme pour le pire. Si bien que nous nous demandons souvent, comme devant Enter The Void, comment Noé et Debie ont pu parvenir à créer de tels plans, de telles séquences, en quinze jours, sans scénario écrit, seule la chorégraphie d’ouverture ayant été répétée. Nous savons que nous ne verrons un tel spectacle chez aucun autre réalisateur. Nous sentons surtout le plaisir d’un cinéaste, et de ses acteurs-danseurs, à réaliser un film aussi simple, mais expérimental, et qui ne saurait rendre le spectateur indifférent, en bien ou en mal, intellectuellement et physiquement.

Ne jamais laisser le public sans opinion a toujours formé un précepte de Lars von Trier. Son obsession pour la forme également, que nous retrouvons dans The House That Jack Built, qui fait apparaître à l’écran de nombreuses peintures, des images d’archives, une séquence de Glenn Gould au piano formant un fil rouge du montage, une scène animée pour illustrer un propos du héros… Méthode reprise et étendue par rapport à Nymphomaniac (2014) : von Trier souhaite ici explorer et théoriser le meurtre à la place de la sexualité, avec sophistication et esthétisme, quitte à perturber. Là où le plaisir, la nudité, le désir, nous attiraient ou interrogeaient, le sang, l’assassinat et la folie nous dérangent. Ainsi s’expliquent les polémiques, incompréhensions et chocs lors des premières projections.

Voulu par son auteur comme une interro­gation sur la pire part de l’homme, The House That Jack Built est souvent trop théorique, trop référentiel. La scène du meurtre de Simple paraît un pastiche violent du final de Paris, Texas (Wim Wenders, 1984), Riley Keough et Matt Dilon étant coiffés et habillés comme ­Nastassja Kinski et Harry Dean Stanton, et conversant au téléphone entre deux pièces comme eux. L’épilogue reproduit l’imagerie des Enfers de la Divine Comédie, jusqu’à composer La Barque de Dante de Delacroix en un plan au ralenti et faire porter à Jack la même cape rouge que le poète florentin ; l’identité du personnage de Bruno Ganz, Virgile, est révélée bien avant dans le récit. En clair, nous sentons un peu trop les influences, les renvois, les clins d’œil, pour nous plonger dans le film, l’apprécier sans second degré, avec spontanéité.

The House That Jack Built est en lui-même la reprise d’une formule fictive de l’inspecteur Abberline dans From Hell (Delcourt, 2000), bande dessinée en forme de dissection historique sur Jack l’Éventreur. D’ailleurs, la mise en scène des meurtres par von Trier rappelle la représentation des actes sanglants ou des mutilations de William Gull par Eddie Campbell dans cet album : attention aux détails, traitement du corps humain comme d’un simple matériau, mégalomanie faisant passer des meurtres pour des chefs-d’œuvre créatifs… Hélas, une fois de plus, la bassesse humaine, ­l’absence ­d’empathie, la «  monstruosité  », nous intriguent moins, nous procurent moins de plaisir visuel, que les histoires de persécution (Dogville) ou de dépression (Antichrist, 2009) auparavant proposées par le Danois.

À défaut d’une exploration poussée de la psyché d’un personnage, comme dans Nymphomaniac, de l’expérimentation dans un genre, ici le thriller, ou d’une forme innovante, le spectateur se voit ici confronté à des discussions abstraites entre Jack et Virgile sur l’art, l’ingénierie ou les «  icônes  », sur fond d’images du nazisme, de Staline ou des camps de concentration : un mélange assez désagréable, et peu justifié ou contextualisé. De même dans la scène où le héros assassine sa famille : le parallèle au montage avec la méthode pour chasser le cerf est brillant théoriquement, peut faire sourire avec ironie ou goût pour la rhétorique filmique, mais reste glaçant sur la forme.

Interrogée après l’avant-première du long métrage le samedi 22 septembre au cinéma du Panthéon, la productrice Marianne Slot affirme que « Lars pense qu’il faut tout montrer ». Et nous-mêmes, spectateurs et critiques, apprécions sa liberté de ton, ses provocations, ses innovations techniques, et les défendons. Pour autant, nous ne comprenons pas les intentions ni le résultat final de The House That Jack Built, malgré toutes les qualités de ses interprètes.

Mais là réside sans doute tout le talent de Noé et von Trier, et l’essence de leurs filmographies : malgré les fortes impressions que laissent les premières visions de leurs œuvres, il faut souvent deux ou trois projections pour mieux les comprendre et bien les analyser. Les deux cinéastes prennent soin, malgré leurs outrances occasionnelles, de ne pas se complaire dans une représentation sans éthique de la violence. En cela, ils méritent notre considération, et l’attention du public, au-delà de la difficulté d’approche de leurs projets.

Louis Andrieu

Cinéphile, il écrit sur le cinéma, les contenus audiovisuel et les images dans la Revue Esprit depuis 2013.

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