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Vedran Smailović jouant dans la Bibliothèque nationale partiellement détruite de Sarajevo en 1992 | Wikimédia
Vedran Smailović jouant dans la Bibliothèque nationale partiellement détruite de Sarajevo en 1992 | Wikimédia
Flux d'actualités

De la paix de Dayton à l’après-Dayton

Vingt-cinq ans après la signature des accords de Dayton, la Bosnie-Herzégovine peine à tourner la page de la guerre. L'échafaudage institutionnel a figé le pays dans ses divisions ethno-religieuses, tandis que le travail de la justice pénale internationale reste inachevé. Seule la perspective d'une adhésion à l'Union européenne pourrait remettre le pays sur la voie d'une paix durable.

Il y a vingt-cinq ans, le temps d’une génération, les trois leaders ex-yougoslaves Slobodan Milosevic, président d’une Serbie qui se nommait encore République fédérale de Yougoslavie, Franjo Tudjman, président de la République de Croatie et Alija Izetbegovic, président de Bosnie-Herzégovine passaient vingt jours sur la base militaire de Dayton, dans l’Ohio. Sous la férule de la diplomatie américaine, ils étaient venus négocier les accords qui mettraient fin à la guerre. L’accord sera ratifié à Paris en janvier 1996 sous l’égide des États-Unis et de l’Union européenne.

Novembre 1995, les accords de Dayton

Les accords de Dayton, réalisation incontestable de la diplomatie américaine malgré une ratification parisienne1, s’articulaient autour de deux volets, l’un civil, l’autre militaire, et de trois grands principes : premièrement, la division de la Bosnie-Herzégovine en deux entités, la Fédération de Bosnie-Herzégovine (elle-même de facto subdivisée en deux, Bosnie musulmane et Herzégovine croate) et la République serbe ; deuxièmement, une présidence collégiale pour la Bosnie-Herzégovine actant un principe de triumvirat serbe, croate et musulman ; troisièmement, le maintien d’une autorité supérieure en la personne d’un Haut représentant de la communauté internationale.

Il est peu probable que les négociateurs de Dayton aient imaginé que ce dispositif institutionnel baroque tiendrait quasiment à l’identique jusqu’en 2020, en dépit de l’élargissement de l’Union européenne2,  et malgré le processus juridique engagé et la condamnation des criminels de guerre. Cette longévité, loin de consacrer le bien-fondé de ce montage et d’apporter une stabilité positive, traduit l’impasse dans laquelle la Bosnie-Herzégovine est enfermée, qui continue d’alimenter les divisions entre les communautés du pays et les discours sécessionnistes d’un Milorad Dodik, leader des serbes de Bosnie.

Ce climat de guerre est comme figé. Pour le surmonter véritablement, il faudrait parvenir à tourner non seulement la page des crimes de guerre, en portant jusqu’au bout un processus de justice trop lent et inachevé, mais aussi celle de la paix de Dayton, en posant les bases d’une nouvelle constitution et en soutenant un renouvellement de la classe politique. Ces visées peuvent paraitre irréalistes, tant les nouvelles priorités diplomatiques de la période, notamment les relations avec la Chine ou les grands enjeux globaux comme le réchauffement climatique ou les conséquences de la pandémie de Sars-Cov-2 laisseront peu de temps et d’énergie à la résolution de conflits mal terminés. Les accords de Dayton ont légué une paix toujours bancale 25 ans après. L’Europe pourrait pourtant, comme elle en aurait à la fois l’intérêt et le devoir (politique et moral), contribuer à achever cette paix signée en 1995.

La signature des accords de Dayton a marqué, dans un premier temps, une étape décisive de rupture avec des années de compromissions. On la doit en partie à la volonté et à l’habileté du diplomate français François Delattre, qui en 1995, après cinq années d’ambiguïté Mitterrandienne, a su amener le président Jacques Chirac à la décision historique de mettre un terme à l’impunité serbe au cœur de Sarajevo, puis à prendre l’initiative de la création d’une force de réaction rapide (FRR).

Après une nouvelle prise d’otage de casques bleus, la France avait décidé d’engager une opération militaire pour reprendre le pont de Vrbanja situé en plein centre de la capitale de Bosnie-Herzégovine. Les hommes du capitaine François Lecointre, actuel chef d’état-major, avaient mené l’assaut le 27 mai. L’intervention militaire signifiait aux soldats du général Mladic que la doctrine française du maintien de la paix à Sarajevo venait de changer unilatéralement et qu’ils n’étaient plus des belligérants à ménager mais des soldats à combattre.

Citer aujourd’hui ces deux hommes, toujours en exercice, un diplomate et un militaire, c’est rappeler, 25 ans après, qu’il était possible d’incarner en pleine guerre la détermination et le courage.

Bien sûr, cela ne saurait faire oublier que d’autres militaires et d’autres diplomates allaient incarner quelques semaines plus tard, du 11 au 16 juillet, notre lâcheté collective, en étant les observateurs zélés du massacre des 8 000 garçons, hommes et vieillards, musulmans de tous âges sommairement exécutés dans les collines de Srebrenica, pourtant déclarée zone de sécurité des Nations-Unies en 1993. L’histoire est désormais écrite et c’est donc à la sortie d’une ville protégée par les casques bleus que le tri des hommes a eu lieu et le plus grand massacre européen depuis la Seconde guerre mondiale, tranquillement mené dans une campagne estivale, un crime de génocide au cœur de l’Europe3.

Srebrenica, puis un deuxième massacre sur le marché Markale, à Sarajevo, le 28 août 1995, qui fit 37 morts, allaient convaincre la diplomatie américaine, et notamment Richard Holbrooke, envoyé spécial du président Clinton dans les Balkans4, de la nécessité de clore cette guerre et d’intervenir militairement et diplomatiquement.

25 ans, le temps d’une génération

Si les accords de Dayton ont incontestablement mis fin à la guerre, ils ont aussi inscrit dans le marbre de la constitution de Bosnie-Herzégovine le principe d’une représentation nationaliste que toutes les élections organisées depuis 1995 ont confirmé.

Lors des dernières élections législatives de 2018, nationalistes bosniaques (SDA de Bakir Izetbegovic), serbes (SNS de Milorad Dodik et SDS de Vukota Govedarica) et croates (HDZ de Dragan Covic) étaient largement majoritaires en voix, et strictement répartis géographiquement selon les communautés, les premiers principalement implantés en Bosnie centrale, les seconds en République serbe, les troisièmes en Herzégovine. Le scrutin proportionnel qui fixe le nombre de représentants par entité, adjoint au principe de triumvirat, a mené depuis les premières élections d’octobre 1998 à une alternance stricte (tous les six mois!) pour la présidence entre leaders de ces partis nationalistes.

Les élections municipales du 15 novembre 2020 ont confirmé la mainmise des partis nationalistes sur la vie politique bosnienne, le SDA bosniaque, le SNS serbe et le HDZ croate conservant la majorité des municipalités. Les victoires de partis d’opposition dit « civiques » (non-nationalistes) dans plusieurs grandes villes, dont Sarajevo et Banja Luka, ébrèchent le mur décrépit du trio nationaliste sans pouvoir le renverser et témoignent d’une volonté de changement qui peine encore à se concrétiser.

À la fois cause et conséquence du nationalisme persistant et de ses avatars, notamment la corruption et l’incompétence administrative et politique, la situation économique et sociale du pays est également très dégradée avec un taux de chômage qui stagne à un niveau élevé (environ 25%). La crise de la Covid ne fait que plomber un peu plus les perspectives très limitées de développement économique, rendant illusoire dans cette situation le relèvement d’un indice de développement humain qui ne réussit pas à combler son écart avec le reste de l’Europe.

Parmi les indicateurs négatifs, une émigration destructrice pour l’avenir, notamment des jeunes diplômés5, dont l’ampleur commence à constituer un cercle vicieux dans lequel l’émigration des élites (médecins, enseignants, leaders du monde économique) devient l’une des causes de ce pessimisme qui convainc d’autres de partir. Facteur de déstabilisation supplémentaire sur les plans politique, économique et social, la Bosnie est aussi devenue une des impasses de la « route des Balkans », où aboutit le périple désespéré des réfugiés syriens ou afghans venus de l’Est par la Turquie et la Grèce6.

L’immigration des Bosniens vers l’ouest alors que la Bosnie devient l’ultime frontière pour les migrants venus de l’Est est lourde de symbolique historique pour des villes comme Sarajevo, Zenica, Jajce ou Buzim, près de Bihac, dont l’histoire est justement marquée par les  frontières qui dessinèrent jusqu’à aujourd’hui ces « territoires » musulmans ou chrétiens, orthodoxes ou catholiques. Sarajevo, capitale européenne bien qu’elle n’en soit pas, incarne ces drames et témoigne du délitement à l’œuvre aux frontières de l’Union européenne.  

Car bien que la Bosnie-Herzégovine ait officiellement demandé son adhésion à l’Union-Européenne le 15 février 2016, cette perspective demeure dans ce contexte toujours aussi improbable qu’incertaine. Le processus ouvert initialement au sommet de Thessalonique en 2003 a conduit à des progressions en ordre dispersé : la Slovénie est devenue membre de l’UE en 2004, puis la Croatie en 2013 ; les négociations d’adhésion avec le Monténégro sont ouvertes depuis juin 2012 ; celles avec la Serbie depuis janvier 2014 ; celles avec l’Albanie depuis mars 2020 ; l’ouverture de celles avec la Macédoine du Nord est actuellement bloquée par la Bulgarie ; la Bosnie-Herzégovine, tout comme le Kosovo, ne sont encore que candidats à la candidature.

Le refus en 2019 de la France, du Danemark et des Pays-Bas d’ouvrir les négociations d’adhésion avec la Macédoine du Nord et l’Albanie a conduit à l’adoption en février 2020 d’une nouvelle méthodologie de l’élargissement7. Manœuvre dilatoire, ouvrant la voie à une succession stérile de futurs sommets UE-Balkans occidentaux, ou réajustement prometteur permettant des avancées décisives, comme la création d’un marché régional commun ? L’avenir le dira mais dans tous les cas, on ne voit pas là le moyen de sortir pour la Bosnie-Herzégovine du piège de Dayton : l’échafaudage institutionnel de 1995 rend illusoire l’amélioration effective de l’État de droit et des institutions démocratiques, puisqu’il a créé les conditions de la persévérance du népotisme communautariste. Dayton entretient ce qui rend impossible une adhésion européenne, pourtant l’unique issue pour dépasser l’accord.

À force que le temps passe et que les intérêts des peuples des Balkans ne trouvent aucun soutien, les puissances étrangères ont accru leurs rivalités pour asseoir leur influence et conforter leurs propres intérêts, plutôt que de s’associer pour assurer le développement de la région. Ainsi a-t-on vu l’administration Trump et l’Union européenne s’opposer sur les moyens de réconcilier la Serbie et le Kosovo, la première obtenant en septembre un « accord économique » entre Belgrade et Pristina tandis que la diplomatie européenne tentait d’arracher des avancées à un niveau plus politique. Les divergences se retrouvent au sein des pays de l’Union européenne ainsi qu'avec d’autres États, au premier rang desquels la Russie et la Turquie, et désormais la Chine. La région redevient, comme à ses pires moments, le théâtre des convoitises et des affrontements des puissances extérieures.

Les années écoulées depuis Dayton rappellent que si le temps de nos vies quotidiennes peut parfois paraître s’accélérer, le temps politique au cœur de l’Europe s’est comme arrêté. Très concrètement, ceux nés en 1970 et qui avaient combattu dans les années 1990 pouvaient, en 1995, célébrant leurs 25 ans, vivre avec espoir ces accords de paix. Ils doivent se résoudre, en 2020, à partager avec leurs enfants l’hésitation face à l’exil.

Une justice si lente

La possibilité de rompre sur un plan politique avec la division ethno-nationale passe aussi par la reconnaissance et la sanction des crimes commis durant la guerre. Les accords de Dayton, dans toute la splendeur de leur ambivalence, stipulaient l’obligation de coopérer avec le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie. 25 ans après, le volet justice a en partie été réalisé, mais très lentement et sans pouvoir se défaire de l’esprit révisionniste et revanchard cultivé par les élus nationalistes. En novembre 2020, 8 anciens soldats de l’armée serbe de Bosnie ont ainsi été inculpés par la Cour d’État de Bosnie-Herzégovine, de crimes contre l’humanité pour l’exécution sommaire de 78 civils bosniaques en juin 1992 dans la municipalité de Kljuc. Le 20 mars 2019, à La Haye, l’ancien président de la République serbe autoproclamée de Bosnie, Radovan Karadzic, était condamné en appel à la perpétuité pour crimes de guerre, crimes contre l’humanité et crime de génocide par le mécanisme chargé de prendre le relais du Tribunal pour l’ex-Yougoslavie, créé par le Conseil de sécurité (résolution 827) en mai 19938.

La création de cette juridiction pénale internationale, 50 ans après le procès de Nuremberg et 9 ans avant l’ouverture de la Cour pénale internationale, a représenté un événement juridique majeur. Sur 161 mises en accusation, elle aura abouti à 90 condamnations et 19 acquittements, le reste – une cinquantaine d’affaires – étant constitué par des procédures closes et des transferts. Parallèlement aux procédures engagées au niveau national, la justice pénale internationale poursuit encore aujourd’hui ses activités dans le cadre d'affaires cruciales : l’appel de Mladic, l’ex-général en chef de l’armée de la République serbe, et le procès en première instance de Jovica Stanišić et Franko Simatović, deux hommes de l’ombre, peu connus du grand public, mais dont le procès éclaire le rôle fondamental des services de la Sécurité d’État (la DB) de Serbie et de ses unités spéciales en Croatie et en Bosnie-Herzégovine. Plus spectaculairement, le président en place au Kosovo, Hashim Taçi, a démissionné en novembre pour répondre aux charges lancées contre lui (et d’autres anciens responsables de l’UCK, l’armée de libération kosovare) par les Chambres spéciales pour le Kosovo9.

Ces procédures qui sont sur le point de s’achever ou qui viennent de s’ouvrir témoignent des difficultés pour enquêter sur les crimes, pour arrêter les suspects et de la longueur des procédures mais aussi de l’imprescriptibilité des crimes commis et de la ténacité des victimes et de ceux qui veulent que justice soit rendue. Le TPIY aura réussi à documenter et à mettre à jour, sur la base de preuves matérielles et de témoignages (4 650 témoins ont été entendus), de très nombreux faits. Ainsi la chronologie des tueries et de l’expulsion forcée des civils de Srebrenica est désormais précisément établie. D’autres crimes, comme les massacres commis à Zvornik ou la mise en place des camps de concentration à Prijedor et de viols à Foca aussi. Sur le plan du droit, le tribunal aura apporté les premières condamnations en droit pénal international reconnaissant les violences sexuelles au titre du crime contre l’humanité et du crime de génocide10. Un nombre conséquent de responsables ont été jugés, plusieurs condamnés à la perpétuité : pour le siège de Sarajevo, le général Galic, le command du corps Romanija de Sarajevo ; pour la persécution des civils non serbes de Prijedor en 1992, son ancien maire Milomir Stakic ; et bien sûr, les condamnations de Radovan Karadzic et de Ratko Mladic permettent à elles seules de justifier la création et l’action du TPIY.

Pour autant, et surtout si on l’inscrit dans plus de deux décennies d’activités, le bilan de cette justice demeure relativement modeste au regard de l’ensemble des crimes commis et de leurs auteurs. Il y a des épisodes oubliés, négligés, comme le siège de Gorazde ou même les bombardements sur la ville de Vukovar (le TPIY s’étant concentré sur le seul massacre d’Ovcara), des décisions contestées et contestables, comme le verdict en appel du général croate Ante Gotovina ou celui en première instance de l’ancien vice premier ministre de Serbie et leader nationaliste, Vojislav Seselj. Le procès de Slobodan Milosevic, interrompu après quatre années de procédure par le décès de l’accusé, reste le symbole le plus navrant de cet inachèvement des actions en justice.

Pour les victimes elles-mêmes, le bilan est également en demi-teinte. Le TPIY a pu servir, dans le sillage de ses enquêtes, de levier pour enclencher la campagne d’identification par l’ADN des hommes tués à Srebrenica ; une section d'aide aux victimes et aux témoins a été mise en place, au tribunal et sur le territoire de l’ex-Yougoslavie, en lien avec un réseau de services de santé et de services sociaux et des milliers de victimes ont pu être entendues. Mais elles l’ont été dans des conditions parfois pénibles sinon violentes, surtout lorsqu’elles étaient soumises à des contre-interrogatoires par les accusés eux-mêmes ; elles n’ont pas pu participer directement à la procédure, en étant représentées par un avocat défendant leurs intérêts, comme c’est le cas à la CPI ; il n’y a eu aucune décision de réparations dans les jugements rendus qui se limitaient à des condamnations d’emprisonnement des accusés reconnus coupables.

Plus de 200 verdicts ont été prononcés devant les chambres spécialisées de la Cour d’État de Bosnie-Herzégovine. Davantage donc qu’à La Haye mais à l’encontre le plus souvent d’exécutants. Ainsi, un des auteurs du massacre de Visegrad, Radomir Susnjar (dit Lalco), a pu être condamné en octobre 2019. Rappelons qu’il avait été arrêté en France en 2014 et extradé non sans difficultés et que son supérieur, le milicien Milan Lucic, a été condamné à la perpétuité par le TPIY. Cette affaire montre la continuité entre les deux niveaux de juridiction. Cependant les procédures s’avèrent souvent laborieuses et il reste 550 dossiers non résolus, impliquant 4 500 suspects identifiés. Surtout, la virulence du négationnisme ne faiblit pas et elle est sans doute d’autant plus forte dans les Balkans que nous négligeons aussi, en France, les réalisations du TPIY. Cela tient à la longueur et à la complexité des procès, mais sans doute aussi au malaise ou à l’incompréhension générée par la distinction, que tous les juges qui se sont prononcés sur Srebrenica ont pourtant faite, et qui est donc en droit parfaitement fondée, entre la reconnaissance d’un crime de génocide à Srebrenica et la qualification en tant que crimes contre l’humanité des autres épisodes du nettoyage ethnique.

Il est donc nécessaire de mieux faire comprendre les raisonnements juridiques et les procédures judiciaires. Pour autant, il ne s’agit pas de s’enfermer dans un débat de juriste. Le droit est un tremplin et en partant des procès, il est possible de faire aussi de l’histoire, de la sociologie, de la littérature, de la philosophie. Sur le plan du droit, le procès de Nuremberg n’était pas parfait. Le procès d'Eichmann non plus. Mais à partir du moment où des historiens se sont saisis de ce qui s'était passé à Nuremberg et à Jérusalem avec leurs propres grilles et outils, on a gagné en connaissance et en compréhension. Pour les guerres balkaniques des années 1990, la rareté des documentaires et de réalisations pour le grand public sur les procès les plus emblématiques du TPIY est criante. Dans les pays issus de l’ex-Yougoslavie, le centre mémoriel SENSE et le Humanitarian Law Center s’attachent à promouvoir cet héritage mais avec des moyens bien trop modestes. Il a également manqué, pour accompagner et prolonger les procès, une commission-vérité régionale, réclamée depuis plus de 10 ans par des centaines d’ONG de Bosnie-Herzégovine, de Croatie, du Kosovo, de Macédoine, du Monténégro et de Serbie mais jamais mise en œuvre faute de soutien politique. Ce projet, RECOM, n’est cependant pas enterré et continue d’être porté par de nombreuses associations de la région.

La plupart sinon toute les situations sociales et politiques présentent des aspects contrastés. Dans les Balkans, les motifs d’inquiétude prédominent mais n’effacent pas les raisons d’espérer et la reconnaissance des progrès accomplis. Mais il y a dans cette balance une autre dimension qu’on retrouve aussi bien dans l’accord de Dayton que dans l’histoire du TPIY. Ils sont le résultat de la logique ambivalente à l’œuvre du côté des puissances qui sont intervenues et la manifestation d’une hypocrisie dans des opinions publiques, surtout européennes, volontiers versatiles et peu enclines à accepter un nouvel élargissement de l’UE. Cette ambivalence pousse les responsables politiques occidentaux à en faire suffisamment pour ne pas se voir reprocher leur impuissance ou leur indifférence mais pas assez pour vraiment mettre un terme à l’action et aux projets des forces nationalistes. On est ainsi confronté à une demi-paix, une demi-justice, une demi-intégration, une demi-reconstruction. L’avenir est seul à ne pas pouvoir se conjuguer à moitié.

C’est de cette ambivalence qu’il nous faut sortir pour rétablir la crédibilité de la perspective européenne pour les Balkans occidentaux et pour réformer la constitution issue de Dayton (annexe IV). 25 ans après, il est plus que temps. Une telle évolution sera difficile et risquée mais une petite fenêtre d’opportunité s’est entrouverte. Le volontarisme affiché d’Ursula von der Leyen11, l’intérêt de longue date de Joe Biden pour la région (il ne ménagea pas ses efforts auprès de Bill Clinton pour pousser son pays à s’engager y compris militairement en Bosnie-Herzégovine), l’engagement d’un milieu associatif ouvert et actif12 et le recul des partis nationalistes lors du scrutin de novembre peuvent le laisser espérer, même si il faudra bien plus que des mots et de la bonne volonté pour ouvrir une nouvelle page de l’histoire des Balkans.   

 

 

  • 1. Michel Feher, « Dayton Blues : l’amertume française face aux accords de paix », Esprit, mars 1996.
  • 2. L’Union-Européenne ne compte en 1996 ni les pays baltes, ni les pays du « bloc de l’Est », Tchéquie, Slovaquie, Hongrie, Bulgarie, Roumanie, Pologne, ni encore les républiques ex-yougoslaves Slovénie et Croatie, ni Chypre et Malte, admis successivement en 2004, puis 2007 et 2013.
  • 3. Véronique Nahoum-Grappe, « Srebrenica : il y a un an », Esprit, juillet 1996.
  • 4. Jérémie Gallon, « Our man, de George Packer », Esprit, juillet-août 2020.
  • 5. T. Calic, « Bosnie-Herzégovine : plus de 350 médecins ont quitté le pays en 2017 », trad. Nicolas Radic, Courrier des Balkans, 26 février 2018.
  • 6. Rémy Ourdan, « L’odyssée balkanique des migrants », Le Monde, avril 2020.
  • 7. Sébastien Maillard, Thierry Chopin, Lukas Macek, Jacques Rupnik, « L’Europe d’après. Pour un nou-veau récit de l’élargissement », Esprit, mai 2020.
  • 8. Le TPIY a officiellement fermé ses portes fin 2017, en laissant place à un mécanisme résiduel (le Mécanisme de fermeture des TPI ad-hocs). Ce dernier assure le suivi judiciaire des procès conduits devant les TPI, en particulier les demandes en révision, le suivi des victimes, la supervision des peines, la valorisation des archives de ces procès (ainsi que, dans le cas du Tribunal pénal international pour le Rwanda, la recherche et la poursuite des fugitifs). Le mécanisme n’a pas le pouvoir d’émettre de nouvelles mises en accusation (sinon pour le cas très particulier des entraves à la justice).
  • 9. Joël Hubrecht, « Les chambres spécialisées du Kosovo face au mur du doute et de la peur », Institut des hautes études sur la justice, octobre 2019 ( rédigé en juin 2018).
  • 10. Sur les 161 mises en accusation du TPIY, 78 comportaient des références à des violences sexuelles, et si il y a eu des affaires plus emblématiques que d’autres comme le procès Furundžija et le procès de trois officiers bosno-serbes, Dragoljub Kunarac, Zoran Vuković et Radomir Kovač, pour les camps de viols de la ville de Foča, en Bosnie orientale, le tribunal aura condamné une trentaine de personnes à ce titre. Dans le cas de Srebrenica, en résonance avec une jurisprudence posée devant le TPIR pour le Rwanda, les violences sexuelles ont été reconnues comme un des actes constitutifs possibles d’un crime de génocide.
  • 11. Ursula von der Leyen, conférence de presse, sommet UE – Balkans, mai 2020 : « Les Balkans occidentaux sont une priorité absolue pour l’Union européenne et pour ma commission. (…) [Ils] sont nos partenaires privilégiés étant donné notre engagement sans équivoque dans leur perspective européenne. »
  • 12. « Promouvoir une identité transcendante : le combat pour la paix des ONG bosniennes », Observa-toire Pharos, octobre 2020.

François Crémieux

Actuellement directeur général de l’Assistance publique-Hôpitaux de Marseille, il est proche de la revue Esprit depuis son engagement dans les Balkans dans les années 1990, dont il a témoigné dans Casque bleu de Chris Marker et, avec Marc Benda, dans Paris-Bihac (Michalon, 1995). Spécialiste des politiques de santé et de l’économie de la santé, il s’intéresse également aux questions d’éthique et…

Joël Hubrecht

Membre du comité de rédaction d'Esprit. Responsable de Programme (Justice pénale internationale / Justice transitionnelle) à l'Institut des hautes études sur la justice (IHEJ). Membre du Comité Syrie-Europe après Alep. Enseigner l'histoire et la prévention des génocides: peut-on prévenir les crimes contre l'humanité ? (Hachette, 2009). …