
Un système de santé en déséquilibre
Entretien avec François Crémieux
François Crémieux est directeur général adjoint de l'AP-HP. Il offre ici un premier éclairage sur la manière dont l'hôpital en France s'est confronté à la gestion de l'épidémie.
Pour la plupart des Français, l'épidémie de Covid-19, phénomène d'abord perçu comme chinois avant de toucher l'Italie, est devenue une réalité tangible dans le courant du mois de mars. Mais quelles ont été les étapes de cette crise du point de vue des acteurs du système de santé ? Quand cette crise démarre-t-elle ? Et quelles sont, s'il est possible de le dire, les étapes à venir ?
Une première étape démarre le 24 janvier, quand nous découvrons en France les deux premiers cas de Covid, deux Chinois (une fille et son père). Lui est le premier malade décédé hors de Chine le 15 février à l’hôpital Bichat. Elle, a pu sortir de l’hôpital. Elle est depuis rentrée chez elle. À partir du 25 janvier, une course contre la montre s'est engagée contre l’épidémie. En retrouvant chaque cas, en identifiant les personnes avec lesquelles ils avaient été en contact, et en les isolant, nous n’avions pas l’espoir de bloquer l’épidémie à nos frontières mais de gagner du temps en évitant les contaminations rapides, un temps essentiel pour se préparer, organiser notre système de santé former des professionnels, s’équiper en respirateurs. Cette phase de « barrière » à l’épidémie fut surtout une phase de préparation pour l'hôpital. Et si on a pu croire à l’époque que l’épidémie se limiterait à quelques cas isolés vite pris en charge, nous avons rapidement réalisé que la pandémie serait « totale ».
Nous sommes ensuite rentrés dans une seconde phase, de montée de la fameuse courbe, en février et mars pour prendre en charge les malades de réanimation. Le nombre de lits a été multiplié par deux, jusqu'à 2500 en Ile de France. Un gros effort de recrutement et de formation a été mené : infirmiers anesthésistes, infirmiers de bloc opératoire, accueil de professionnels d’autres régions…. S'est également organisé le transfert de patients vers les régions les moins touchées comme l’avait déjà fait le Grand Est.
L'enjeu majeur de cette phase était de ne pas avoir à procéder à des « tris » de patients pour cause d'indisponibilité de lits, mais seulement en fonction du critère de risque ou bénéfice de la réanimation pour la personne. Les hôpitaux d’Ile-de-France n’ont pas été confrontés à ces décisions, ou seulement de façon très marginale, à en croire la constance des moyennes et médianes d’âge en réanimation tout au long de la crise. Sur ce sujet, il faut se méfier d'analyses trop rapides fondées par exemple sur la proportion de personnes âgées en réanimation en début puis milieu de crise, qui passent sur le fait que ces proportions étaient rapportées à des nombres variant de quelques dizaines à plusieurs milliers ou encore que les pratiques ont pu évoluer pendant la crise pour éviter des durées de réanimation longues et délétères.
Durant cette phase, l’enjeu a surtout été d’anticiper chaque soir les lits de réanimation du lendemain et d’organiser des transferts vers les régions lorsque cela est devenu nécessaire. Cette seconde phase aura été la plus lourde pour les équipes hospitalières. La troisième étape est celle du plateau de mi avril, où la situation des réanimations se stabilise à un niveau très élevé mais maîtrisé. La quatrième sera celle de la décroissance à compter de fin avril : l'enjeu sera alors une autre course de vitesse pour rétablir les soins courants, et limiter la perte de chances induite par l'épidémie pour les autres malades, dont les soins ont été différés pendant cette période.
Dans quel état le système de soins, et plus particulièrement l'hôpital – dont on dit depuis longtemps qu'il va mal - ont-ils abordé cette crise du Covid ?
Face à une épidémie, notre système de santé a abordé la crise avec ses faiblesses historiques. Celles-ci datent des années 1960 et se retrouvent globalement dans l’état de notre « médecine préventive ». Nous sommes un des pays européens qui a la politique de prévention la plus faible, probablement car nous considérons qu’il relève de notre liberté individuelle de suivre ou pas des recommandations nutritionnelles ou les conseils d’activité physique pour éviter le surpoids, l’obésité et les malades induites comme le diabète ou l’hypertension. Nous sommes récalcitrants aux campagnes de dépistage et l’un des pays européens les plus contestataires face à la vaccination. Nous observons l’aggravation des inégalités sociales de santé sans vraiment réagir et toute mesure de santé publique sur l’alcool, le tabac, l’alimentation, l’environnement, relève du combat politique homérique contre les lobbys parfois, mais aussi contre nous-mêmes. Quant à nos outils, nous avons un dispositif de médecine scolaire et universitaire, de médecine du travail ou médecine « sociale » très fragile, parfois inexistant faute de moyens. Face à une épidémie, chacun peut mesurer à quel point la prévention est la meilleure à la fois des politiques publiques et des actions individuelles.
En termes de mode de fonctionnement, notre système de santé est fondé sur deux principes : la centralisation et la compétition. La centralisation est incarnée par les règles uniques de la fonction publique hospitalière, les négociations nationales entre les praticiens libéraux et l’assurance maladie et inversement la quasi absence des collectivités territoriales, de la région à la commune, dans les affaires de santé. La compétition se retrouve à tous niveaux, du mode de financement à l’organisation de la recherche ou aux critères de la formation des médecins. Il faut souligner à cet égard que la condition de la réaction rapide à l’inconnu aura été, tout à l’inverse, la coopération décentralisée pour trouver des solutions à tout : de l’extension des capacités de réanimation à la mobilisation de tous les professionnels, des étudiants, etc.
Les difficultés selon moi plus « conjoncturelles » sont notamment celles de l’hôpital. Notre système hospitalier est reconnu comme solide avec des professionnels bien formés, des équipements modernes, un système de financement solidaire…. et il est pourtant confronté à une salve ininterrompue de critiques. Les mouvements sociaux récurrents témoignent de tensions en particulier sur le niveau de rémunération des soignants, incompatible avec le coût du logement dans des villes comme Paris, ou la dénonciation d'un fonctionnement qui ne correspondrait pas aux valeurs du soin. Les difficultés sont réelles, même si j'ai la conviction que la constance du « malaise hospitalier », que l'on retrouve pratiquement dans le monde entier quels que soient les moyens alloués aux hôpitaux, renvoie certes à des questions conjoncturelles et locales importantes (les budgets, les salaires, l'organisation) mais aussi à l'appréciation par les soignants de la reconnaissance qui leur est ou non accordée. Les applaudissements de 20h sont à cet égard très significatifs, en ce qu'ils témoignent de la fusion de la reconnaissance individuelle des patients avec celle de la société toute entière.
La présentation du Premier ministre lors de la conférence de presse du 20 avril est à ce titre illustrative lorsqu’il explique que la prévention est l’ultime recours, le dernier levier d’action possible en l’absence de vaccin et de traitement. Il a raison. Mais la prévention aurait aussi du être la première des stratégies, de très longue date et pas juste ces derniers mois.
Des scientifiques ont pourtant cherché à alerter les autorités, de longue date, sur le risque épidémique. Comment expliquer que ces avertissements n’aient pas eu plus d’effets sur l’organisation de notre système de soin ?
Les travaux des historiens des épidémies – je pense notamment à ceux de Guillaume Lachenal – sont essentiels pour le comprendre. Jusqu'à cette crise, la référence majeure de notre mémoire collective de l'épidémie était celle de la grippe espagnole. Or c'est une référence largement reconstruite, la mémoire de cette épidémie s'étant diluée dans celle de la Grande Guerre. La découverte de la pénicilline dans l'Entre-deux-guerres, puis les progrès très rapides de la médecine après 1945, ont fait que la mémoire collective de la grippe espagnole s'est vite éteinte. La généralisation des antibiotiques ou les campagnes de vaccination ont contribué à une sorte de conviction collective que les maladies infectieuses - et donc les épidémies – allaient être éradiquées par la science. Dans l'inconscient collectif, les maladies infectieuses sont des maladies d'avant-guerre. Dès les années 1960, le chapitre est considéré comme clos. Cette conviction se renforce encore dans les années 1970, avec l'idée que les maladies infectieuses ne concernent que les pays en développement ou les pays tropicaux. À tel point que les services de maladies infectieuses des grands hôpitaux sont des SMIT (service de maladies infectieuses et tropicales).
Pour les Français, y compris pour les médecins, les chercheurs, l'hôpital lui-même, les maladies infectieuses s’inscrivent dans l’histoire des pays du Sud et donc, a contrario, sont loin de notre histoire nationale et européenne. Pendant ce temps, nos systèmes de soin se détournent de la prévention et de l’amélioration de l’état de santé par l’éducation à la santé ou les stratégies vaccinales. Ils se recentrent sur le curatif, et donc vers l'hôpital. Les grands évènements médicaux des années 1970 et 80 sont les transplantations d’organes, les nouvelles techniques de chirurgie miniinvasive, les thérapies géniques …. et le modèle de financement a suivi en se tournant progressivement vers les actes techniques, et la formation des soignants vers le curatif.
Il y a bien eu, ces dernières décennies, des épidémies. Mais elles nous ont trompés, si j'ose dire. Le VIH, par son mode de transmission, a rapidement permis des stratégies de prévention ciblées sur les groupes à risques, et donc d’éviter à la population générale de s’interroger sur les enjeux des maladies infectieuses, de la contagion et des épidémies. Les pires théories sur le SIDA ont même contribué à renforcer l’idée que la maladie infectieuse est une maladie « de l’autre ». La grippe H1N1 (2009) a été une « fausse alerte » en raison à la fois de la faible létalité du virus et, connue a posteriori de sa faible circulation. Une autre fausse rencontre avec la maladie infectieuse. EBOLA a été un virus trop mortel pour venir jusqu’à nous avec son taux de mortalité de 54%, le virus circule peu et peine à sortir des villages où il apparaît. Des hôpitaux étaient prêts à accueillir des malades, qui ne sont jamais venus. Le MERS-CO (un autre coronavirus apparu dans la péninsule arabique en 2012), continue de circuler mais il est moins contagieux, même si son taux de mortalité est plus élevé que celui du Covid-19 (13%, contre 3/2%). Le choléra est principalement une maladie des bidonvilles des pays du Sud, très associé à l’épidémie haïtienne de 2010. La tuberculose est encore très présente en France, mais c'est une maladie de la pauvreté.
Si bien que nous avons abordé cette épidémie avec une absence quasi totale de culture collective de la maladie infectieuse. Le dispositif français de prévention était donc « désarmé » ; les administrations (agences régionales de santé ou collectivités territoriales), les hôpitaux avaient peu anticipé ces sujets. Notre absence de culture de santé publique ou de « santé communautaire » nous a d'abord rendu aveugles et comme tétanisés. Quant aux responsables politiques, ils s'en sont largement désengagés, en particulier à cause de l’épisode H1N1 et de l’accusation faite à Roselyne Bachelot d’avoir surréagi. D'où l'absence de stratégie de souveraineté médicale notamment, et le manque de masques et de gel qui en découle..
Il est évidemment trop tôt pour une analyse définitive, mais que peut-on dire aujourd'hui des patients qui sont à l'hôpital ? Au-delà des personnes âgées, y a-t-il des profils de personnes qui ont été davantage touchées par une forme grave du virus, et donc hospitalisées ?
Il faut d'abord dire que les formes graves de ce virus sont souvent mortelles. En début d’épidémie, 25% des personnes qui entraient à l’hôpital décédaient. Cette proportion semble avoir diminué ces dernières semaines et les analyses rétrospectives fines donneront une proportion globale. Ce sont principalement les personnes âgées, mais aussi des jeunes avec ou sans comorbidités. Un premier élément, très frappant, est que les formes sévères qui requièrent une hospitalisation concernent à 75% des hommes. La médiane des patients hospitalisés se situe autour de 60 ans. Traverser un service de réanimation actuellement, c'est donc voir surtout des hommes d’âge moyen, souvent en surpoids et les médecins attestent de co-morbidités pas toujours gravissimes, hypertension ou diabète.
Les facteurs de risques des formes graves sont d’évidence liés à des déterminants sociaux notamment nutrition ou activité physique avec le surpoids, l’hypertension ou le diabète. À cela s’ajoute que les contraintes de la prévention (distanciation sociale, hygiène des mains) sont plus faciles à respecter dans des conditions de logement adéquates et que la compréhension générale des enjeux de du « risque invisible » nécessitent une certaine culture en santé. La faiblesse de notre médecine préventive et de notre culture collective dans ce domaine seront la cause d’un lourd tribu. On constatera certainement par exemple que la Seine-Saint Denis aura été marquée par une forte mortalité. Cela suscitera des discussions sur ce qu'il faut en conclure : de la politique de prévention à l’accès aux soins. Mais les facteurs sociaux seront un déterminant majeur.
Y a-t-il déjà, pour l'hôpital, quelques grandes leçons à tirer de cette épidémie ?
Je suis directeur d’hôpital : c’est à la fois mon métier, mon expérience depuis 25 ans et « d’où je parle ». Ma première leçon est que l’hôpital a fait face et dans une certaine mesure, était prêt. La canicule de 2003, les vagues d’attentats successifs, la mise en place de « plans blancs », nous avaient préparés à gérer des situations de crise. Se confirme aussi que l'hôpital français est une communauté humaine solide et incroyablement résiliente. On a également eu une réelle capacité de réorientation de moyens, d'un établissement à l'autre et sur tout le territoire. Mais une des leçons sera aussi que les solutions ont été trouvées dans le contournement des règles usuelles : nous avons su trouver ces solutions coopératives et de manière décentralisée.
Pour ces raisons les États-Unis par exemple ont plus de difficultés à faire face, parce que la compétition entre structures de soins très autonomes est grande. Mon expérience est aussi que la gouvernance médicale et administrative a bien fonctionné. Le fonctionnement interne des hôpitaux et l’idée de conflits permanents – de pouvoir et d’éthique – entre administration et médecins ou soignants était décrié par certains au-delà de toute réalité que je pouvais vivre. Cette crise, de là où je l’ai vécue, a témoigné de tout le contraire.
Je pense enfin que la France démontrera dans les prochaines semaines son exceptionnelle capacité en recherche clinique. Au-delà des faiblesses que j’ai abordées, la formation et l’exercice quotidien de médecins des CHU, à la fois cliniciens et chercheurs, est une force inouïe en telles circonstances : dans les mêmes cerveaux, au sein des mêmes équipes pouvait se discuter à la fois l’observation et la prise en charge clinique des malades, la réflexion sur les causes des effets du virus et l’esquisse des voies plausibles pour des traitements. Et dans ce domaine là aussi, nous avons su passer d’un dispositif administratif centralisé, compétitif et assez lent à une organisation d’une exceptionnelle réactivité. Les conditions sont réunies pour des résultats prometteurs de la recherche française.
Propos recueillis par Anne Dujin et Elvire Schardner