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Au Portugal, la démocratie et l’Europe, un compromis nécessaire

avril 2014

#Divers

Guilherme d'Oliveira Martins est président de la Cour des Comptes du Portugal et président du Centre national de culture (Lisbonne)

 

Quarante ans après « la Révolution des œillets », plus de vingt-cinq ans après l'adhésion à l'Union Européenne, alors que se font sentir les effets de la crise économique et financière, la démocratie et l'Europe sont les deux références fondamentales pour le Portugal.

 

Lorsqu'en 1974 le Portugal devint une démocratie grâce à un mouvement pacifique mené par de jeunes capitaines des Forces Armées, beaucoup se demandèrent si les promesses des militaires de la Révolution des œillets du 25 avril d’instaurer un régime constitutionnel dans lequel prédomineraient les institutions civiles et d'établir un état de droit étaient réalisables à court terme. Comme l'a dit Eduardo Lourenço dans un passage du Labyrinthe de la Saudade publié dans la revue Esprit : « treize ans de guerre coloniale, l'écroulement abrupt de cet empire, apparaissent comme des évènements destinés à provoquer dans notre conscience non seulement un traumatisme profond - analogue à la perte d'indépendance – mais aussi une reformulation en profondeur de la fatalité de notre image face à nous-mêmes et face au miroir du monde »[1].

 

Un compromis institutionnel et politique

 

La Junte de Salut National était hétérogène, le Mouvement des Forces Armées (MFA) regroupait des sensibilités différentes et la première année après la révolution se caractérisa par une tendance à la radicalisation qui culmina le 11 mars 1975 et rendit nécessaire l'établissement d’un Pacte entre les partis politiques se présentant aux élections constituantes d'avril. Ce pacte consacrait l'existence d'un Conseil de la Révolution et établissait une séparation entre les sphères du pouvoir militaire et du pouvoir civil. De l'été 1975 au 25 novembre de la même année, la tension dramatique se poursuivit mais peu à peu les courants radicaux perdirent de l'influence et un pouvoir civil avec des partis politiques représentés à l'Assemblée Constituante s'affirma. Otelo Saraiva da Carvalho fut le porte-drapeau de l'idéalisme révolutionnaire. Mario Soares, secrétaire général du PS portugais, lutta avec le soutien d'intellectuels et d'homme politiques européens (comme Jean Daniel, Willy Brandt, Olof Palme) pour instaurer un régime politique d'inspiration occidentale orienté vers l'adhésion à l'Union Européenne. Ernesto Melo Antunes, militaire et inspirateur intellectuel de la transition démocratique dès ses débuts, joua un rôle essentiel dans cette évolution pacifique en soutenant la réalisation des promesses fondamentales de 1974: l’instauration d'une démocratie pluraliste, l'approbation d'une Constitution démocratique et la prééminence du pouvoir civil. On peut dire que l'évolution qui aboutit à l'approbation de la Constitution le 2 avril 1976 fut le résultat d'une synthèse entre les diverses influences à l'œuvre depuis 1974 et l'expression d'un compromis constitutionnel entre les principaux partis qui siégeaient au Parlement ( le Parti Socialiste de Mario Soares, le Parti Populaire Démocratique, appelé ensuite Parti Social Démocrate, de Francisco Sá Carneiro, le Parti Communiste de Alvaro Cunhal et le Centre Démocratique Social de Diogo Freitas do Amaral et Adelino Amaro da Costa).

 

La Loi Fondamentale de 1976 est le fruit d’un compromis entre diverses composantes: primat donné aux droits individuels, économiques, sociaux et culturels, reconnaissance de la liberté économique, droit à la propriété privée, consécration d'un état de droit démocratique basé sur la dignité de la personne humaine, mise en place transitoire d'un Conseil de la Révolution constitué de militaires du MFA. La convergence de vues entre la majorité de l'Assemblée Constituante et les militaires modérés (qui formèrent à l'été 1975 le groupe des 9 au sein duquel Melo Antunes joua un rôle décisif) fut déterminante. Elle aboutit à l'élection à la présidence de la république du Général António Ramalho Eanes selon un programme civil qu'il réalisa pour l'essentiel durant ses deux mandats de cinq années (1976-1986) et qui permit la révision constitutionnelle de 1982 avec une prééminence du pouvoir civil et la dissolution du Conseil de la Révolution.

 

João Fatela écrit dans le numéro de janvier 1979 de la revue Esprit : « Jorge de Sena, un écrivain portugais récemment disparu, distingue dans un poème écrit en 1971[2] les « véritables » révolutions qui se terminent en compromis et celles qui ne commencent ni ne se terminent. Où situer alors le Portugal ? Deux raisons expliqueraient d'emblée les compromis qui rythment la vie portugaise depuis quatre ans. Tout d'abord une situation économique préoccupante. Ensuite le souci de sauvegarder et d'étendre les valeurs démocratiques, qui apparaissent comme l'acquis fondamental du 25 avril 1974. Pourtant je m'interroge, à en juger par la crise dans laquelle le Portugal semble s'enliser, sur le prix d'une telle démocratisation, et je me demande si ces compromis ne risquent pas de détruire progressivement les valeurs démocratiques. En effet l'obstination et l'arrogance de ceux qui n'ont d'autre but que d'enterrer avril me frappent de plus en plus… »[3].

 

L'idée de compromis constitutionnel et politique présentait en vérité une double face – une stabilisation nécessaire et un conformisme pervers… Comme l'a remarqué Eduardo Lourenço, le rôle joué par la question coloniale dans l'éclosion de la révolution en 1974 fut essentiel. Le mécontentement au sein des Forces Armées dont les jeunes capitaines étaient les porte-parole fut à l'origine du putsch du MFA. Sous le consulat de Marcelo Caetano, qui succéda à Salazar en 1968, la contradiction entre une libéralisation économique et l'impossibilité pour le régime de parvenir à une transition graduelle (comme ce fut le cas en Espagne) en raison du problème colonial non résolu politiquement devint évidente. Malgré les promesses initiales de Marcelo Caetano (qui permirent le retour de Mário Soares au Portugal et celui de l’évêque de Porto – l'un déporté à Santo Tomé sur la côte d'Afrique Occidentale et l'autre exilé de son diocèse après 1958 pour avoir critiqué la dictature), la police politique et la censure continuaient à opérer. Jean-Marie Domenach, par exemple, fut interdit d'entrée au Portugal dans des circonstances qui firent dire à l'ancien directeur d'Esprit que rien ne changeait et que la dictature allait vers une fin inexorable. Les solutions pour la démocratisation politique et l'autodétermination des colonies s'avéraient impossibles. Cette situation explique la naissance du MFA sous la triple invocation de la démocratie, du développement et de la décolonisation, avec les difficultés que l'on comprend aisément. La démocratie requérait la prédominance d'une constitution civile, une transition pacifique acceptée par les Forces Armées et l'intelligence politique des principaux protagonistes des événements postrévolutionnaires. Cependant, plus qu'un laboratoire d'innovations politiques, il était important de créer un espace de stabilité institutionnelle afin de lancer un processus de développement économique et social en tenant compte du retard et des inégalités d'un pays « dualiste », selon le qualificatif du sociologue Adérito Sedas Nunes. Il suffit de mentionner que 25% de la population portugaise était analphabète, particularité sans équivalent sur le vieux continent.

 

En ce qui concernait la décolonisation, les décisions des Nations-Unies et les principes d'autodétermination et d'indépendance de la Charte des Nations-Unies devaient être appliquées. Peu de temps avant la Révolution des œillets, dans un livre intitulé le Portugal et son avenir, le Général Antonio Spinola avait défendu une solution confédérale pour les colonies portugaises – mais cette solution arrivait tard et n'avait plus de défenseurs significatifs, en particulier au sein du Mouvement des Forces Armées. L'indépendance était en chemin pour le Cap Vert, la Guinée -Bissau, Santo Tomé et Principe, l'Angola et le Mozambique. Le général Spinola, désigné Président de la République et de la Junte de Salut National, tenta encore entre avril et septembre de faire prévaloir une perspective gradualiste, mais il fut remplacé par le Général Costa Gomes en septembre 1974. La majorité des jeunes capitaines pensait que l'autodétermination exigeait l'indépendance, comme le prônait la communauté internationale, et qu'ainsi on parviendrait à une solution politique aux problèmes de l'outremer. La principale raison pour laquelle Jean-Marie Domenach n'avait pas été autorisé à entrer au Portugal en 1969 étaient ses idées anticolonialistes, idées qui germaient dans la jeune intelligentsia portugaise depuis la guerre d'Algérie. De même les articles de François Mauriac sur ce thème dans L'Express de Jean-Louis Servan-Schreiber étaient interdits par la censure. Ernesto Melo Antunes, l'élément le plus politisé du MFA, était un fidèle lecteur de la revue Esprit et de la revue portugaise jumelle O Tempo e o Modo, dirigée par António Alçada Baptista et João Bénard da Costa, qui s'identifiait à la pensée d'Emmanuel Mounier depuis l'époque où il écrivit l'Eveil de l'Afrique Noire. Puisque qu'il est question de O Tempo e o Modo, il faut mentionner que la revue, créée en 1963, allait devenir par ses articles littéraires et ses essais, un véhicule essentiel du débat démocratique, ouvrant de nouveaux horizons et éveillant de nouveaux espoirs, en particulier chez les jeunes miliciens mobilisés en Afrique qui la lisaient et qui y écrivaient. On peut dire que O Tempo e o Modo renouvela l'opposition démocratique et contribua à la création de nouveaux courants d'opinion favorables à la cause démocratique.

 

L’Europe : de la prospérité à la crise

 

Avec les trois « D », Démocratisation, Développement et Décolonisation s'ouvrait le chemin de la modernisation du Portugal. L'essayiste qui a le mieux interprété ces temps nouveaux fut Eduardo Lourenço, professeur à l'Université de Nice, étudiant de l'Université de Coimbra, penseur hétérodoxe et critique des courants conservateur et communiste. Il fallait revenir au point de départ après une histoire faite de voyages et de mouvements de par le monde. La diaspora portugaise était complexe et diversifiée. Il y avait non seulement la mémoire des Découvertes, la genèse de la première globalisation réalisée par Vasco de Gama quand il arriva en Inde en 1498, mais aussi l'importance de l'Empire Asiatique, de l'Afrique, et surtout l'émergence du Brésil (d'où provenait l'or au XVIIIe siècle). Cette diaspora prit de l'ampleur au XXe siècle avec les mouvements migratoires vers les Amériques et à partir des années 1960 du XXe siècle vers la France et l'Allemagne. Le dernier quart du XXe siècle fut dominé par le prestige du projet européen étroitement lié à la diaspora européenne. L'Europe et la démocratie étaient les deux faces de la médaille susceptibles de mobiliser les Portugais en marche vers la démocratie promise. Mario Soares comprit la nécessité de lier ces deux références dans un projet politique d'ouverture et de stabilisation qu'il appela « L'Europe avec nous ». Ernesto Melo Antunes joua un rôle complémentaire important en affirmant, le 25 novembre 1975, quand fut vaincue la dernière tentative des militaires radicaux, que le pluralisme et la démocratie devaient être défendus avec toutes leurs conséquences – que chacun y avait sa place, en particulier les communistes qui tinrent à ce moment-là un rôle pour le moins ambigu.

 

João Fatela, dans l'article de 1979 déjà cité, affirmait : « Si la démocratie ne se construit pas sans compromis, seul l'exercice collectif de la liberté la rend possible. C'est d'ailleurs pour nous la grande leçon d'avril, ce qu'Agustina Bessa-Luís exprime dans la phrase suivante : « Il ne s'agissait pas d'une révolution dans le sens que chacun voulait bien lui donner, de celui du triomphe d'une classe sur une autre, par exemple, mais de quelque chose de plus profond peut-être, de la fin d'une peur millénaire, du mépris de soi-même »[4]. Fatela concluait « ce roman est une des réflexions les plus lucides sur la première phase de la « Révolution des œillets »… »[5].

 

L'histoire de la démocratie portugaise à partir des années 1970 comprend diverses périodes : 1974-1976, stabilisation constitutionnelle selon un compromis socialisant et pluraliste ; 1976-1982, création des conditions pour une démocratie civile, préparatoires à l'adhésion aux Communautés Européennes ; 1982-1986, voie vers la concrétisation à l'adhésion européenne avec l'ouverture économique et le renforcement de la liberté de marché. Il y eut ensuite, de 1986 à 1995, une longue période de majorité politique du PSD avec Cavaco Silva et Mário Soares Président de la République, qui se caractérisa par un rapprochement du niveau européen de développement. Le Portugal apparaissait alors comme « un bon élève » européen, malgré une forte croissance des dépenses publiques et le bénéfice des fonds européens. Sous le gouvernement d'António Guterres de 1995 à 2002, et la présidence de Jorge Sampaio (1996), les efforts furent axés sur l'éducation et la cohésion sociale. Le Portugal se préparait à entrer dans la zone euro en respectant les critères de convergence. En 1998, l'Exposition universelle de Lisbonne consacrée aux Océans marqua un temps fort. De 2002 à 2004, ce fut le retour du PSD avec José Manuel Durão Barroso au sein d’un gouvernement de coalition avec le CDS-PP de Paulo Portas, expérience fugace dominée pas une consolidation budgétaire qui aboutit à la nomination de Barroso à la Présidence de la Commission Européenne. Les mêmes partis gouvernèrent sous la présidence de Pedro Santana Lopes (2004-2005) qui prit fin rapidement avec la dissolution du Parlement. En 2005 le PS obtint une majorité parlementaire élargie, avec mission pour le gouvernement de José Sócrates de poursuivre la rigueur et la discipline budgétaire, même si à partir de 2008 celles-ci furent fortement affectées par la crise financière internationale.

 

De 1998 à 2008, de l'Expo 98 à la crise financière, se produisit un changement d'attitude. L'idéalisme et l'image positive liée aux effets des fonds communautaires (réseau d'autoroutes, convergence avec le revenu moyen européen) firent place à des difficultés. La rigueur budgétaire commence à se faire sentir en 2001. Le déficit, dû à l'affaiblissement économique, à la perte de recettes fiscales et à la réduction insuffisante des dépenses publiques, dépassa la limite de 3%. Plus que la politique économique et sociale la question budgétaire occupa le centre du débat politique. José Gil obtint un grand succès en écrivant un livre au titre significatif : le Portugal aujourd'hui, la peur d'exister. Aux idées positives de réussite succédèrent l'incertitude et la prise de conscience que l'euphorie a mené à la réduction de l'épargne et à l'endettement.

 

Au long des trente-sept dernières années, relevons cinq caractéristiques de l'évolution politique et sociale de la société portugaise : (a) la démocratie et l'Europe sont intimement liées, avec une convergence des indicateurs économiques, en particulier du PIB par tête, jusqu'à la fin des années 1980. (b) Cette évolution est marquée dans un premier temps par la réduction de la dette publique et par l'accomplissement des conditions qui permirent au Portugal d'être un des pays fondateurs de l'euro. (c) Cependant, la croissance de la consommation publique et privée, la baisse du crédit et la réduction significative de la taxe sur l'épargne entraînent l'aggravation du déséquilibre des comptes extérieurs. (d) A partir de 2002, l'économie portugaise rencontre des difficultés de croissance économique et de productivité. (e) La crise financière internationale a des répercussions négatives sur la situation portugaise, aggravant le chômage et augmentant la dette publique.

 

Eduardo Lourenço, dans son essai le Labyrinthe de la Saudade, fait allusion à la cyclothymie du caractère portugais qui oscille entre l'optimisme et le pessimisme. Dans la préface à l'édition de 2000 de l'ouvrage, il écrit : « Au cours de ses longs siècles d'existence - formule dans le fond peu réfléchie, car elle ne tient pas compte du permanent recyclage de soi-même qu'est la vie de tout peuple – le Portugal n'a jamais subi de métamorphose comparable à celle des vingt dernières années. Ce n'est pas un changement extérieur, une dilatation comparable à celle du temps où il était le pays des Découvertes, mais une altération ontologique, si on peut appliquer cela à un peuple. Nous sommes dans une situation de l'ordre de l'impensable, dans une métamorphose tout à fait inédite, que nous n'avons pas mise en œuvre, que nous n'avons pas pensé comme ce fut le cas à d'autres époques. Il s'agit d'un phénomène plus vaste, la fin de la civilisation européenne selon le paradigme chrétien et selon celui du siècle des Lumières, s’il est licite d'associer ces deux matrices de la millénaire Europe, aujourd'hui défunte »[6]. Si l'Expo de Lisbonne en 1998 donna lieu à des résultats positifs et à une période d'exaltation des vertus du Portugal en tant que démocratie européenne, les difficultés rencontrées depuis 2002 laissent apparaître les signes d'une grande incrédulité collective et d'une baisse de la confiance. Néanmoins, l'idée européenne continue d'être un élément fédérateur de la société portugaise, d'autant que, comme l'a démontré la crise financière, l'économie est beaucoup plus exposée et vulnérable hors de l'Union Européenne et de la zone euro.

 

On peut se demander toutefois si tout a été fait pour prévenir les risques de déséquilibres économiques. Si nous analysons en détail l'évolution portugaise, nous voyons qu'effectivement un effort a été réalisé pour améliorer les paramètres de la rigueur budgétaire et de la convergence sociale, mais l'évolution récente montre la nécessité de mieux adapter la capacité économique de production aux objectifs sociaux S'il est certain que la cohésion économique, sociale et territoriale de l'Europe doit être repensée en exigeant du gouvernement de l'Union une meilleure coordination des politiques d'investissement et d'emploi et une plus grande place accordée aux intérêts et aux valeurs communes, il n'en est pas moins vrai que des pays comme le Portugal doivent procéder à des ajustements de leurs objectifs et de leurs moyens au nom de l'équilibre économique.

 

Quand en 1997, sous l'impulsion du Ministre allemand Theo Waigel, furent approuvés les règlements européens, connus sous le nom de « Pacte de Stabilité et de Croissance », qui viabilisaient l'euro, de fortes pressions furent exercées pour que les pays du Sud ne fassent pas partie des pays fondateurs de l'euro. Le Portugal fit un gros effort politique pour être sur la ligne de front. Le Ministre des Finances António Sousa Franco a dirigé avec António Guterres cet effort de ce qu’il appelait la convergence sociale. Le choix fut essentiellement politique et économique. Il fallait protéger l'économie portugaise de sa vulnérabilité, de son isolement et favoriser l’idée de cohésion, non seulement économique mais sociale. Cependant dans l'économie réelle, les conditions pour un meilleur profit des bénéfices et des capacités productives et innovatrices n'étaient pas réunies. Le défi fondamental est toujours le maintien des systèmes de protection sociale et la possibilité pour l'économie de réduire sa grande dépendance extérieure.

 

Un développement à caractère humain

 

Il faut comprendre qu'une solution technocratique ou peu liée à la croissance économique conduit invariablement à l'épuisement de tout projet politique car les facteurs de confiance et de mobilisation personnelle et communautaire (il est bon de revenir sur ces mots) sont absents. Nous avons besoin aujourd'hui d’un développement à caractère humain, de maintenir l'environnement, de créer de la valeur, une économie basée sur la connaissance, la culture de l'innovation. L'économie portugaise ne doit plus être une économie de l'Europe périphérique, qui, malgré tous ses efforts et ses avancées, resterait conditionnée par le retard d'une société marquée jusqu'en 1974 par l' isolement et la persistance d'archaïsmes, par le choc avec des pays modernes entraînant l'émigration, par l'analphabétisme qui atteignait un quart de la population. Quarante ans après la Révolution, un long chemin a été parcouru, les fonds européens ont aidé le pays à se moderniser, mais le moment est venu de tirer les conséquences du développement obtenu grâce à l'aide extérieure. Il faut faire preuve de responsabilité, de rigueur, investir et prendre des décisions pour l'avenir basées sur une économie réelle et sur ses bénéfices. L'histoire portugaise du XIXe siècle fut basée sur la dette publique. Il est fondamental qu'au début du XXIe siècle, existe une conscience collective selon laquelle l'économie doit être productive, équilibrée, juste et humaine. Phénomène nouveau, les jeunes diplômés de l'université (« la génération sacrifiée » qui manifeste à Lisbonne et dans les grandes villes), beaucoup plus qualifiés que la génération de leurs parents, rencontrent des difficultés à trouver des emplois stables, non précaires. En fait, l'emploi a profondément changé et la mobilité n'existe pas en raison d'une tendance ancienne à la non flexibilité des mouvements de population. Le chômage augmente à cause de la concurrence des salaires des marchés de l'Est européen et d'Asie. Il résulte de cette situation l'idée fausse que la qualification n'est pas un facteur de progrès social, alors qu'un jeune peu qualifié a plus de difficultés à trouver un emploi que celui qui est plus qualifié…. On se plaint de la précarité et du manque d'emplois stables, mais on ne peut plus admettre (comme dans un régime autoritaire) qu'il y ait des postes à vie pour les fonctionnaires et de généreux contrats de travail pour une minorité.

 

Si nous voyons en détail l'évolution portugaise, nous comprenons qu'un effort a été réalisé pour améliorer les paramètres de la rigueur budgétaire et de la convergence sociale (selon le Traité de Lisbonne), mais l'évolution montre le besoin de mieux adapter la capacité économique de production aux objectifs de convergence sociale. La cohésion économique, sociale et territoriale de l'Europe doit être repensée en exigeant du gouvernement de l'Union une coordination de politiques d'investissement et d'emploi et une place accordée aux intérêts et aux valeurs communes. Comment se situe le Portugal aujourd'hui, confronté avec son passé d’empire mythique? La globalisation est le terme d'un long chemin d'ouverture et de contact entre des cultures différentes dans une dimension planétaire. Mais la crise que nous vivons nous oblige à tirer des leçons : d'une part, l'idée de progrès illimité est mise en cause, de l'autre, les inégalités se sont accrues, mettant en échec la confiance et la justice. Une vision enchantée de l'Histoire n'est pas légitime, le passé ne se projette pas dans le présent. Saramago, António Lobo Antunes, Lídia Jorge, Dulce Maria Cardoso parlent de ce défi de compréhension et de volonté. E. Lourenço assume l'héritage critique des intellectuels portugais qui exercèrent un magistère, en défendant l'exigence d'un pays moderne. Le sens critique n'a plus une lecture des institutions et des savoirs. La critique sévère qui apparaît dans les romans portugais du XIXe siècle de Camilo ou de Eça de Queiroz rompt surtout avec le fatalisme du retard et disait, comme le disciple de Michelet et de Proudhon Antero de Quental, que les peuples de la Péninsule avaient besoin d'un sursaut civique et politique qui établirait les bases d’une attitude de rupture.

 

Après la crise de la dette portugaise et l’opération de sauvetage de la « troïka » (Commission européenne, BCE et FMI) due à la pression des marchés internationaux, on peut se demander si le « rêve européen » n'a pas perdu ses couleurs. Un nouveau défi est lancé – celui de trouver le chemin d'une démocratie basée sur un nouveau compromis entre l'ouverture cosmopolite et universaliste d'une « société ouverte » et la nécessité d'un équilibre entre la rigueur et la justice économique et sociale. Eduardo Lourenço, encore lui, déclare : « Nous, européens, avons cessé d'être comme pendant des siècles, « une pluralité de nations et de peuples, potentiellement ou imaginairement maîtres de leurs destins, bien que l'illusion de l'être soit plus forte que le démenti permanent qui par la force des choses nous est infligé. Sans surprise, cette dissolution d'entités souveraines classiques que nous appelions nations est compensée par les revendications de micro-identités violentes ou de super-identités symboliques (…). Personne ne sait si sous des vestiges d'archaïsme tribal d'une nouvelle espèce, un monde à la fois globalisant et profondément fragmenté s'annonce »[7]. Voilà où nous en sommes. Revenus en Europe, les Portugais, nation ancienne dans un continent en crise, savent qu’il faut volonté propre et plus d'Europe, une démocratie mieux organisée et plus de citoyenneté. Nous sommes dans un moment de tension et d’espoir et il y a la conscience que l’austérité doit être complétée par la justice et la légitimité démocratique. Il faut écouter de nouveau Jorge de Sena – le compromis politique et social, de respect et non de mépris, de volonté et non de peur, doit être fait. La démocratie citoyenne (avec la rigueur financière et la justice) est à l’ordre du jour.

 

Guilherme d’Oliveira Martins

 

 

 



[1] Eduardo Lourenço, « Le labyrinthe de la ‘saudade’ », Esprit, janvier 1979.

[2] Jorge de Sena, Poesia III, Moraes Editores, 1978.

[3] João Fatela, « Brumes sur l’espoir. Aspects d’une démocratisation », Esprit, Janvier 1979.

[4] Agustina Bessa-Luís, Crónica do Cruzado Osb, ¨prtp ; Guimaraes & C. a Editores, 1976, p.31.

[5] J. Fatela, « Brumes sur l’espoir… », art. cité.

[6] E. Lourenço, O Labirinto da Saudade, Lisbonne, Gradiva, 2000, p.13.

[7] Ibid