
Dürer : quelques herbes dans la tempête
Si ses planches naturalistes ont nourri le travail de l’atelier, ce modeste poème botanique est resté le trésor caché, longtemps méconnu, de cet immense artiste de la Renaissance allemande.
L’incertitude n’épargne personne d’une inquiétude profonde, génératrice de tensions difficiles à réprimer. L’éloignement physique les uns des autres s’avère une épreuve depuis quelques jours. La durée indéfinie de la tempête ajoute à l’anxiété partagée. Chacun trouve pourtant aussi de nouvelles ressources pour traverser le confinement. On s’en étonnerait presque, non seulement soi-même, mais aussi de la part de ceux qui nous entourent. Qui aurait cru à sa capacité d’inventer quelque chose de neuf pour tenir d’heure en heure sans rugir à sa fenêtre ?
En soi, l’expérience est-elle vraiment propre à ces circonstances exceptionnelles ? Le quotidien haletant nous absorbait jusqu’ici sans y prêter vraiment attention, mais l’inconnu et l’incertitude font évidemment partie de nos vies. Nous nous agacions déjà chaque jour de voir contrariés nos plans, nous étions stressés de ne pas tenir le planning prévu. Mais nous n’étions pas plus assurés chaque matin du déroulé de la journée à venir. Ce sans quoi nous n’aurions pas eu ce moteur d’écouter le réveil. Plus ou moins consciemment, c’est bel et bien l’imprévu et les surprises potentielles qui vont avec, qui nous faisaient et nous ferons toujours nous lever pour passer à l’action.
Voici donc une touffe d’herbe sur laquelle Dürer s’est penché pour déployer son talent, dans laquelle il a déployé toute sa palette technique. Étrange humilité que de se mettre à hauteur du sol pour un artiste assujetti à des commandes narratives et à défendre son savoir-faire. Quel temps a-t-il à perdre en s’écartant des sujets attendus, plus savants, plus prestigieux ? Dans ces quelques herbes, l’artiste se double d’un botaniste : Achillea millefolium, Plantago major, Dactylis glomerata, Poa trivialis, pissenlit (Taraxacum officinale) entre autres sont identifiables. La virtuosité descriptive de ses graminées épate encore les scientifiques ! Elle n’a pas d’égale dans l’histoire de l’art. L’étude est même si aboutie que Dürer n’a pas hésité à la signer et même dater de 1503, comme une œuvre autonome. Si ses planches naturalistes ont nourri le travail de l’atelier, ce modeste poème botanique est resté le trésor caché, longtemps méconnu, de cet immense artiste de la Renaissance allemande.
À l’aube du XVIe siècle, connaître le monde, c’est douter de ses propres yeux et l’explorer de manière pluridisciplinaire. Les traités médicinaux s’efforcent d’établir une première nomenclature des espèces. À défaut de les comprendre encore, leur méthode est celle de l’observation comparative. L’imprimerie et ses possibles tout neufs diffusent des illustrations minutieuses à échelle 1, même si elles s’en tiennent au strict visible, éludant par exemple les racines sous terre. Comme tout grand humaniste de son temps, Dürer est très attentif à ces travaux et en adopte ici la rigueur. Non content d’isoler les espèces, il les étage en profondeur. En utilisant le fond laissé vierge de sa feuille de papier, il souffle l’air qui les effleure tout juste. Les moyens techniques sont élémentaires : aquarelle et gouache. Mises en scène et étagées en profondeur, les herbes palpitent sous nos yeux ébahis. Elles sont tout sauf une nature morte ! Dans cette manière bien concrète de dévorer de curiosité le monde à ses pieds, cette œuvre nous met en contact intime avec le végétal comme forme vivante. Elle vient court-circuiter le cours du temps et l’histoire pour rejoindre nos questionnements d’aujourd’hui.
La crise du Covid-19 déborde ce que nous savions ou croyions savoir, elle oblige à interroger ce sur quoi nous n’avons plus de prise. Détourner le regard vers l’art ne relève pas d’une démarche très différente. À ceci près, qui n’est pas rien, que l’étonnement vierge y ralentit le temps. Nous qui courions après, le voilà qui s’étire dans le confinement imposé. Dürer nous fait ici le cadeau de l’envisager comme une opportunité à ne pas laisser passer. Pourquoi nous priver de suivre ce regard offert quand il peut au contraire accompagner, voire transformer l’enfermement contraint en une respiration extensible ?