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Fred Sandback, Sans titre (Deux cordes de couleur jaune oxydé et terre de Sienne pure), 1972
Fred Sandback, Sans titre (Deux cordes de couleur jaune oxydé et terre de Sienne pure), 1972
Flux d'actualités

Que reste-t-il de l’art quand on ne le voit (presque) plus ?

Ubiquité du beau (Musée Calvet, Avignon, jusqu’au 30 septembre 2021) et How to disappear… (Collection Lambert, Avignon, jusqu’au 23 janvier 2022)

novembre 2021

La collection d’art contemporain d'Yvon Lambert fait l'objet de deux expositions à Avignon, qui montrent qu'il y a, pour les œuvre d'art, bien des façons de disparaître. 

La collection d’art contemporain de l’ancien marchand Yvon Lambert s’expose sous deux angles opposés cet automne. Dans l’Ubiquité du beau, les œuvres sont insérées dans le parcours classique du Musée Calvet : l’art d’hier et celui d’aujourd’hui s’épousent comme s’ils étaient faits l’un pour l’autre. Dans How to disappear… au contraire, la rupture entre l’art et sa longue histoire semble consommée depuis les années 1960. Les œuvres y occupent quelques grandes salles toutes blanches à la Collection Lambert. Odile Cavalier (directrice du Musée Calvet) et Stéphane Ibars (directeur artistique de la Collection Lambert) n’en sont pas à leur première collaboration. Et les deux musées, situés à quelques minutes à pied l’un de l’autre, sont d’anciens hôtels particuliers du xviiie siècle, héritiers de donateurs amis. Dans les deux expositions, l’accrochage s’abstient d’effet spectaculaire et ne démontre rien non plus. Il enjambe les siècles et donne un élan de liberté à leur appréciation.

 

Musée Calvet, photo Hélène Mugnier

 

Au Musée Calvet, on entre dans les salles comme en conversation, jamais sur le même ton. Depuis le centre d’une pièce, un cavalier en ronde-bosse, venu d’Espagne et du xve siècle, dirige l’action. Saint-Longin cambre sa monture de bois, prêt à jeter sa lance. Il vise droit vers le flanc d’un Christ en croix, peint par Philippe de Champaigne. On contourne la sculpture polychrome : la Crucifixion s’étend encore au-dehors de la toile sur deux photographies en enfilade (Never, never, Douglas Gordon, 2000). Deux avant-bras nus et tatoués se tendent à l’horizontale, au même niveau que ceux du Christ. Nuit noire d’un côté, fond blanc de l’autre, le même drame se joue. Dans cette présentation originale, le spectateur est transformé en acteur de théâtre.

Ailleurs, un monochrome orange électrique s’accorde naturellement avec les tableaux baroques, les cimaises rouges et les cadres dorés.  De taille modeste et disposé dans l’angle, il suffit à réveiller les couleurs dans toute la salle. Il voisine avec un Chevalet de peintre, peint au xviie siècle. Ce trompe-l’œil classique est plus que parfait, la palette figurée du peintre y insiste. Pourtant, l’évidence est la même, la peinture n’a pas d’âge. Une illusion d’optique fait à son tour apparaître un visage fantomatique, sous la couche colorée de Robert Barry qu’on croyait opaque.

 

Musée Calvet, photo Hélène Mugnier

 

Dans certains cas, les œuvres ne se dissocient plus les unes des autres. Elles s’emboîtent et ne font plus qu’une. La sculpture d’un homme nu et ligoté s’anime contre un mur. Il grimace et s’alanguit à la fois, sous le regard imperturbable d’une femme aux seins jaillissants. Voilà comment un saint Sébastien en ronde-bosse (xviie siècle), encadré de deux bas-reliefs armoriés (xviiie siècle) et surplombé d’une photographie de Nan Goldin se mettent à raconter une histoire qui n’est plus la leur. Est-ce un héros, une victime, un coupable ? Pourquoi pas Ulysse, ensorcelé par une sirène ?

 

Andres Serrano, série The Church, photo Hélène Mugnier

 

En 2007, une œuvre d’Andres Serrano (Piss Christ) avait été vandalisée à la Collection Lambert. Ici, aucun scandale n’a plus lieu, ses photographies cherchent la même profondeur spirituelle que les œuvres religieuses autour d’elles. Jusqu’au bout du parcours, les trouvailles d’accrochage tissent des liens de forme et de sens entre les œuvres. L’ubiquité du beau rouvre ainsi le dialogue avec celles qu’on aurait détestées, ignorées ou aimées, dans un autre contexte.

Dans l’exposition How to disappear…, la blancheur des espaces fait l’effet d’une provocation ou d’un malentendu. Le vide est aveuglant, l’exposition semble avoir disparu. Même le titre reste en suspens : How to disappear… ne dit pas s’il faut s’en inquiéter. Le fossé s’est manifestement creusé entre les œuvres et nous. Passer son chemin ou prendre la place, il faut choisir. L’effort vaut la peine de chercher ce qu’il reste de l’art quand sa matérialité visible est aussi ténue qu’un trait sur un mur (Sol Lewitt) ou une toile absolument vierge (Robert Ryman).

Les artistes sélectionnés par Stéphane Ibars ont tous été longuement soutenus par Yvon Lambert, comme galeriste et comme collectionneur. Elles partagent une même fascination pour la disparition. Est-ce celle de l’œuvre, ou bien celle de l’art tout court ? Un papier griffonné (Méret Oppenheim), deux baguettes de bois entre deux murs (Fred Sandback), un Lego cubique blafard (Sol Lewitt), un chuchotement sonore (Méret Oppenheim) : beaucoup de pièces sont à peine visibles à l’œil, au risque de n’être pas vues du tout. On pourrait bien passer à côté par exemple de ce Welcome to Aliens! (Pauline Tralongo) : Seule l’ombre portée de la petite échelle blanche la distingue de son mur. Ces « presque riens » n’émettent plus qu’un signal faible au visiteur, même le plus attentif.

D’autres œuvres, beaucoup plus visuelles, viennent pourtant ricocher avec elles et contribuent à les faire percevoir. On retrouve Nan Goldin et Andres Serrano, présentés au Musée Calvet. Le travail de ce dernier évoque la fragilité du vivant. Il a caché les visages de ses modèles sous des drapés des blancs crémeux, émouvants de sensualité. La disparition prend aussi la forme et le sens d’une finitude humaine comme autant de Vanités revisitées. C’est le cas de l’autel mémoriel de Christian Boltanski, des autoportraits de Roman Opałka, de la vidéo The rain de Marcel Broodthaers.

De l’humour à la gravité, il émane du parcours des échos sensibles. Quelle que soit la manière de procéder, tout fait mine de s’effacer dans un jeu de cache-cache. C’est bien le comment de la disparition qui est mis en scène. Le pourquoi reste ouvert à l’interprétation de chacun. Les œuvres, sans doute inégales, procèdent avec une grande diversité. Il y a bien des façons de disparaître.

Les deux accrochages bousculent finalement chacun à leur manière, mais avec une même justesse, ce que nous attendons de la rencontre avec une œuvre. L’Ubiquité du beau témoigne de leurs multiples ressources pour venir à nous, d’où qu’elles viennent. Dans le parcours de How to disappear…, refait surface une inquiétude née au début du xxe siècle face au Carré blanc sur fond blancde Malévitch et à l’Urinoir de Duchamp : l’art ne correspond plus à ce que nous connaissions. Il ne fait jamais que semblant de disparaître. La diversité des pièces exposées lève alors ce doute lancinant : non, l’art n’est pas mort. S’il est passé par ici, il repassera par là.

Hélène Mugnier

Hélène Mugnier est historienne de l’art de formation. Elle est diplômée de l’école du Louvre, et conférencière du ministère de la Culture. Pionnière du management par l’art, elle a créé et dirigé pendant quatre ans l’agence de communication par l’art, Artissimo. Depuis 2005, elle est consultante en profession libérale avec son cabinet de conseil auprès des entreprises, HCM Art & Management.…