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Boris Johnson le 31/01/2020. | | Number 10 flickr
Boris Johnson le 31/01/2020. | | Number 10 flickr
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Royaume-Uni : le pari risqué de Boris Johnson

En prenant des libertés avec l’État de droit, Boris Johnson s’engage dans un jeu dangereux, qui pourrait entamer la renommée diplomatique du Royaume-Uni et lui coûter la confiance des citoyens.

Avec la crise de la Covid-19, l’aplomb et l’attitude triomphale affichés par Boris Johnson au début de l’année 2020 ne sont plus qu’un lointain souvenir. Affaibli physiquement et politiquement par la pandémie, le chef du gouvernement britannique reste attaché aux méthodes qui avaient, dans un premier temps, assuré son succès, en particulier dans le cadre du Brexit. Au 1er janvier 2021, le Royaume-Uni deviendra pleinement un État tiers pour l’Union européenne après une phase de transition qui s’est étalée sur un an environ. À l’heure actuelle, il est impossible de savoir si les deux parties sont parvenues à un accord. Cependant, les événements qui ont émaillé l’automne 2020 permettent de caractériser encore un peu plus la politique de Boris Johnson, que l’on peut à bien des égards qualifier de néo-réactionnaire1.

Le Premier ministre reste attaché à une vision mythique de Britannia qui doit désormais reconquérir son lustre d’antan au travers du projet de Global Britain, mais aussi d’actes forts, marquant le triomphe de la souveraineté retrouvée. La loi sur le marché intérieur britannique poursuit cet objectif. Lorsqu’il l’a présentée au Parlement au début du mois de septembre, le gouvernement a assumé violer le droit international de manière « spécifique et limitée » dans le but de préparer l’absence d’accord sur les relations futures. La loi attribue une compétence générale aux autorités gouvernementales britanniques pour réglementer le marché nord-irlandais afin de prévenir toute friction au sein du marché du Royaume-Uni. Les ministres pourront ainsi contrevenir aux décisions prises en application du protocole sur l’Irlande du Nord conclu dans le cadre du traité de sortie. Ils pourront déterminer unilatéralement les modalités de la libre circulation des marchandises entre l’Irlande du Nord et la Grande-Bretagne sans passer par les arrangements institutionnels prévus par ledit protocole. En procédant de la sorte début septembre, le gouvernement britannique prouvait que le Royaume-Uni disposait bien de sa pleine souveraineté juridique, mais il poursuivait surtout un but diplomatique : envoyer un signal clair aux 27 en les plaçant devant un dilemme. Soit ils transigeaient sur le level playing field, la pêche et la gouvernance de la future relation, soit ils devaient se résoudre au fait que le Royaume-Uni allait assumer un no deal.

Cette espèce d’ultimatum s’inscrit dans la lignée d’autres décisions brutales soufflées par Dominic Cummings au Premier ministre. L’année passée, la prorogation du Parlement de Westminster pour une durée exceptionnellement longue, déclarée illégale par la Cour suprême, s’y rattache. Quant à la façon dont le Royaume-Uni a mis au pied du mur l’Union européenne, elle rappelle la tactique suivie à l’automne 2019 pour contraindre les 27 à réviser le célèbre backstop (filet de sécurité) préservant les deux Irlande du rétablissement d’une frontière dure. Boris Johnson avait obtenu gain de cause, alors que la task force dirigée par Michel Barnier avait juré depuis plusieurs mois qu’elle ne consentirait à aucun recul sur ce sujet épineux des négociations.

Le texte sur le marché intérieur britannique est un défi lancé à l’État de droit.

N’en déplaise à Boris Johnson, cette méthode de gouvernement, qu’il place constamment sous les auspices des grands personnages conservateurs du roman national, est loin d’être conforme à la tradition juridique et politique du Royaume-Uni. Parmi les principes fondamentaux qui gouvernent la Constitution et le vouloir-vivre ensemble outre-Manche, la rule of law est centrale. Théorisée par A. V. Dicey (célèbre professeur à Oxford de l’époque victorienne) et modernisée par Lord Bingham (figure majeure du monde du droit outre-Manche, décédé en 2010), la rule of law signifie notamment qu’aucune autorité publique ne saurait se placer au-dessus des lois. Parmi elles figure le droit international. Le texte sur le marché intérieur britannique est un défi lancé à l’État de droit, puisqu’il enfreint non seulement le protocole sur l’Irlande du Nord, mais aussi le droit de l’Union européenne auquel les Britanniques sont soumis jusqu’à la fin de la période de transition. La Commission a engagé une procédure de mise en demeure à l’encontre du Royaume-Uni pour qu’il se conforme à ses obligations. Si la procédure n’a aucune chance d’aboutir avant plusieurs mois, elle témoigne du degré de tension qui règne désormais entre les deux parties. Rapidement, les mécanismes de règlement des différends prévus par le traité de sortie pourraient être mis en œuvre.

Au-delà de la seule question de la compatibilité de cette législation avec le droit, c’est la renommée diplomatique des Britanniques qui est en cause. En ne respectant pas la déclaration politique adjointe à l’accord de sortie, qui énonçait que les négociations s’engageraient de bonne foi afin de parvenir à une relation ambitieuse, le gouvernement britannique s’expose à la méfiance d’éventuels partenaires commerciaux. Prétendre réaliser la Global Britain avec une réputation de mauvaise foi est passablement paradoxal.

Derrière ces contradictions, deux constats relatifs au mode actuel de gouvernement au Royaume-Uni s’imposent. Sous l’influence néfaste de Dominic Cummings, le Premier ministre semble reproduire l’une des dérives de la démocratie illibérale, consistant à considérer que la légitimité obtenue dans les urnes autorise tous les excès, y compris l’atteinte frontale au droit international. Toutefois, il est peu probable que les Britanniques se satisfassent longtemps d’une telle attitude. Les réactions du Parlement et des autorités locales à l’encontre de la gestion hasardeuse, par Boris Johnson, des négociations avec l’Union européenne et de la pandémie le prouvent, de même que la méfiance croissante qu’il inspire à l’opinion publique.

Par ailleurs, l’année 2020 aura montré à quel point le gouvernement britannique est de piètre qualité. La jeune garde d’inspiration thatchérienne, incarnée par Priti Patel et Dominic Raab, brille par ses excès et par un dogmatisme dont la compatibilité avec le paternalisme néo-réactionnaire de Boris Johnson interroge. En conséquence, les décisions cruciales sont souvent prises entre le Premier ministre et ses principaux conseillers, voire en tête-à-tête avec Dominic Cummings. Cette manière de mener la politique de la nation n’est pas sans rappeler le sofa government de Tony Blair. La gestion des affaires publiques en petit comité l’avait conduit à faire des choix qui allaient annoncer son crépuscule politique, en particulier à la suite de l’engagement dans la guerre en Irak. Boris Johnson, si féru d’histoire, serait bien inspiré de tirer les leçons des expériences de ses prédécesseurs s’il ne veut pas connaître un destin identique à celui d’un Tony Blair, aujourd’hui honni par une bonne partie de la population britannique.

  • 1.Voir Aurélien Antoine, « Le conservatisme de Boris Johnson », Esprit, juin 2020.

Aurélien Antoine

Professeur des universités, spécialiste du droit britannique, il est l'auteur de Droit constitutionnel britannique (LGDJ, 2016). Il a fondé et dirige l'Observatoire du Brexit (brexit.hypotheses.org), une plate-forme scientifique ayant pour but de suivre et d'expliquer en continu le processus de retrait du Royaume-Uni de l'Union européenne.

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