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Flux d'actualités

La recherche scientifique face à la réflexion éthique

Entretien avec Henri Atlan

septembre 2007

#Divers

Cet entretien est paru initialement dans un supplément à la revue Esprit d'octobre 2006.

Henri Atlan, médecin et biologiste, professeur émérite de biophysique à Paris et à Jérusalem et directeur d’études en philosophie de la biologie à l’Ehess.
Dans l’Utérus artificiel (1), que vous présentez comme un « exercice de prospective », vous vous interrogez sur les conséquences possibles de la technique permettant une gestation extracorporelle. Celle-ci, pourtant, si elle se réalise un jour, ne sera pas à portée avant, dites-vous, cinquante à cent ans. La réflexion éthique n’est-elle pas toujours confrontée à un problème de synchronisation des avancées techniques et des risques sociaux? Le débat éthique n’est-il pas ainsi condamné à se trouver en décalage avec les avancées de la recherche scientifique, soit qu’il semble courir après les progrès de la science, soit qu’il annonce des risques de réalisations techniques pour l’heure non réalisées. Pensez-vous que cette distorsion soit surmon­table?

Henri Atlan – Jusqu’à présent, les techniques de procréation médicalement assistée telles qu’insémination artificielle, fécondation in vitro, Icsi (injection cytoplasmique de spermatozoïdes peu mobiles ou immatures) ont été appliquées avant que la réflexion éthique sur les conditions de leur légitimité ne soit entreprise. Des bébés étaient nés avant que l’on ait eu le temps de se poser des questions. Pour la première fois, c’est lors de la naissance de la brebis Dolly en 1997 et les perspectives de clonage reproductif humain, que les questions éthiques sur cette technique ont été posées avant son application éventuelle à la reproduction humaine. Elles ont abouti à son interdiction partout dans le monde avant même que des travaux visant à adapter le clonage reproductif à l’espèce humaine aient été entrepris. Ceci me semble être la bonne chronologie du débat éthique par rapport à une avancée scientifique: ni trop tard, ni trop tôt, au moment où une application précise – ici le clonage reproductif humain, et pas autre chose, ni l’animal, ni le clonage non reproductif – devient concrètement réalisable, et avant qu’elle n’ait été réalisée.
C’est dire que le cas de l’utérus artificiel est très différent. Nous n’en sommes pas là. Le but du livre n’est pas de lancer un débat éthique sur l’utérus artificiel, car tout dépendra du contexte non seulement biologique mais social et culturel dans lequel cette technique sera développée et appliquée, si elle l’est, dans un avenir trop lointain pour pouvoir être l’objet de prédictions. Cent ans semblent peu de temps à certains mais c’est énorme du point de vue des bouleversements sociaux associés à l’accélération des innovations technologiques, tels que le xxe siècle les a connus. Il s’agit plutôt d’une « expérience de pensée » ou d’une semi-fiction (je dis « semi », car de rares travaux, très préliminaires, ont déjà été entrepris dans quelques laboratoires), ou de ce que l’anglais appelle speculative fiction. Le but n’est pas tant de prédire l’avenir que de pousser à la limite un processus déjà en cours – en l’occurrence la dissociation progressive de la procréation d’avec la sexualité – pour projeter une lumière plus brutale sur un ou des problèmes réels et actuels, que l’habitude ou la négligence, ou les deux à la fois, contribuent à masquer, ou au moins à en atténuer l’acuité. Avec l’utérus artificiel, il s’agit donc, pour le moment, comme cela a été dit, plus d’une machine à penser que d’une machine à faire des bébés. Il éclaire, de différentes façons, toute une série de problèmes posés par la maîtrise de la procréation, depuis la pilule contraceptive jusqu’aux mères porteuses et aux perspectives de clonage. Cette évolution des techniques a été un facteur indubitable de libération de la condition féminine mais, comme toutes les avancées technologiques, elle a créé des problèmes difficiles sur le caractère souhaitable ou non de certaines de ses retombées sociales. L’utérus artificiel ne fait que souligner un peu plus la difficulté de ces problèmes et l’ambivalence des jugements que l’on peut porter à leur sujet.


Les biotechnologies suscitent des inquiétudes liées aux grandes symboliques du vivant. On a craint une tendance au « tout génétique », c’est-à-dire la prétention de cette science à expliquer « enfin » l’essence de l’humanité, avant que le décryptage du génome ne révèle une situation plus complexe. Au final, l’avancée du savoir semble déjouer les approches réductrices de l’humanité et reporte sans doute le problème éthique vers des questions encore inattendues. Le débat éthique n’est-il pas alors toujours excessivement tributaire du savoir scientifique? Ou peut-il instaurer des limites normatives par son propre effort de réflexion?

Le débat éthique sur des questions posées par de nouvelles connaissances scientifiques, toujours susceptibles d’être révisées, ou par des innovations technologiques, dépend forcément du contenu de ces connaissances et des effets de ces innovations. Cela ne veut pas dire que le jugement éthique dépend du savoir scientifique, et encore moins qu’il en est une annexe, au sens où c’est ce savoir qui dicterait les normes. Bien au contraire: l’éthique biomédicale s’est développée en une discipline – mal nommée bioéthique parce que cette dénomination entretient justement le malentendu dont vous parlez – à cause de la multiplication de problèmes éthiques nouveaux posés par les sciences et les techniques sans que celles-ci ne puissent, par elles-mêmes, fournir des solutions. Mais il est bien évident que des limites normatives, qui doivent être produites par une réflexion éthique multiforme, puisant dans des traditions philosophiques, religieuses, juridiques différentes, ainsi que dans ce que peuvent nous apprendre les sciences humaines, ne peuvent pas être établies de façon abstraite et générale, sans entrer dans le détail des savoirs et des techniques qui posent les problèmes. L’une des difficultés vient souvent de ce que la biologie a bouleversé considérablement les représentations communes sur des notions habituelles telles que celles de Vie, de Conscience, d’Humain. Les barrières, longtemps considérées comme infranchissables entre vivant et non vivant, conscient et non conscient, humain et animal, tendent à être effacées dans la découverte de processus évolutifs, où des définitions essentialistes quelles qu’elles soient, génétiques ou autres, doivent être remplacées par des définitions évolutives.



Le moins-disant éthique à l’échelle internationale


Dans l’Utérus artificiel, vous proposez d’examiner les conséquences sociales, culturelles, politiques et philosophiques de la possibilité de la gestation en dehors du corps des femmes. Quelles que soient les perspectives de réalisation technique d’un tel projet, ne peut-on pas aussi le confronter à la possibilité, largement accessible bien qu’interdite en France, de recourir à des mères porteuses pour des femmes qui ne peuvent pas porter d’enfants? Un marché international, avec des mises en relation par le biais du réseau Internet ou par des associations, se met en place pour rémunérer des grossesses pour des tiers. La position française sera-t-elle tenable sur ce sujet?

Cette question – actuelle – des mères porteuses est justement l’une dont je parlais en réponse à votre première question, que l’évocation de l’utérus artificiel permet d’éclairer de façon plus crue. La législation française est l’une des plus restrictives au monde sur les techni­ques de procréation médicalement assistée (Pma). Elle ne les accepte que dans le cadre d’indications médicales pour des « couples hétérosexuels stables ». C’est qu’en fait, ces techniques posent déjà un nouveau problème – qui apparaît plus fortement quand on évoque l’utérus artificiel comme achèvement de la dissociation en cours entre procréation et sexualité: de qui est-ce l’affaire de décider de faire des enfants? De chaque individu, de la société, d’un peu des deux? Des sociétés différentes apportent des réponses différentes à ces questions. C’est l’un des problèmes que j’essaie d’analyser dans le livre. L’évocation de l’utérus artificiel fait éclater pas mal de fausses évidences. La question des mères porteuses en fournit un exemple: on conçoit facilement que l’utérus artificiel pourra peut-être les remplacer avantageusement dans la mesure où il évitera les conflits et déchirements psychologiques liés à l’existence de deux mères biologiques, l’une utérine et l’autre ovarienne. C’est un exemple, où la technique qui semble s’écarter le plus des pratiques habituelles –maternité biologique non dissociée, ou totalement absente dans l’adoption, et aussi de façon plus récente dans les familles recomposées, ou monoparentales, ou homoparentales – peut apparaître comme palliatif de retombées non souhaitées de ces mêmes pratiques. Un autre exemple est celui des avortements: de façon paradoxale seulement en apparence, certains mouvements « pro-life », anti-avortements aux États-Unis, sont partisans de pousser les recherches sur la gestation extracorporelle.


Dans le cadre d’une recherche mondialisée, vous semble-t-il souhaitable que se mettent en place des instances internationales jouant le rôle d’arbitre? Une convergence des décisions des différents comités éthiques nationaux ne serait-elle pas préférable? Peuvent-elles encadrer une concurrence dont l’un des risques est une sorte de « dumping éthique », les pays les « moins-disant éthiques » prenant une avance sur les autres?

Des instances internationales jouant le rôle d’arbitre ne verront le jour qu’en parallèle avec des convergences de décisions de comités nationaux. Dans tous les cas, il s’agit d’arriver à des consensus, ou au moins des compromis, sur des questions concrètes aussi bien posées que possible, à partir de traditions juridiques différentes. Comme la recherche du profit est devenue l’un des moteurs de la recherche scientifique et technologique, il est clair que certaines décisions favorisent telle ou telle recherche plus que d’autres. (Notons pourtant que les plus grands effets sur la concurrence sont ceux des différences de budget alloué à la recherche, ou de législations différentes sur les brevets, ou de traditions différentes des relations entre recherche et industrie.)
Mais on ne parle d’avance ou de retard produits par la réflexion éthique que si l’on envisage celle-ci comme devant nécessairement arrêter ou au moins freiner la recherche scientifique. Le débat actuel sur les cellules souches embryonnaires et le clonage non reproductif comme moyen d’en fabriquer renforce cette idée. Mais c’est un faux débat, mal engagé, sur des mots – clonage, embryon, embryonnaire – plutôt que sur des techniques différentes les unes des autres où ces mots sont utilisés mal à propos, de façon indifférenciée.
En fait, la réflexion éthique ne doit porter, comme on l’a dit en commençant, que sur des questions d’applications concrètes, de techniques bien circonscrites, et non sur des programmes de recherches encore très en amont de telles applications. Une légende sur la fabrication de golems – hommes artificiels – par des rabbins kabbalistes du Moyen Âge, que j’analyse plus en détail dans le premier tome des Étincelles de hasard, donne une idée du niveau où doivent s’appliquer les freins: ne jamais s’abstenir de grandir en savoir et en sagesse, jusqu’au point d’être capable de fabriquer un homme artificiel parfait pour parfaire alors l’imitatio dei, vocation la plus haute de l’humanité; mais s’abstenir d’en fabriquer quand on en est devenu capable. Il n’y a aucune raison éthique d’arrêter ou de freiner la recherche en amont de ses applications, ne serait-ce que parce que celles-ci ne peuvent pratiquement jamais être anticipées – ni évidemment leurs effets bénéfiques ou maléfiques – longtemps en avance sur leurs réalisations.



La science et la diversité des traditions culturelles


Les débats sur le clonage thérapeutique montrent que les positions divergent sur le statut de l’embryon selon la tradition culturelle dont on se réclame. La science peut-elle apporter un consensus?


Non, certainement pas. Cette question porte en effet sur le statut de personne humaine que l’on est prêt ou non à attribuer à un embryon, produit par la fécondation d’un ovule de femme par un spermatozoïde d’homme. Or, la notion de personne n’est pas biologique. Elle est elle-même héritée de traditions juridiques différentes, qui accordent droits et devoirs aux individus membres d’une société donnée, de façon plus ou moins égalitaire suivant notamment l’âge et les capacités de ces individus. Les religions ont évidemment joué un rôle – différent pour chacune d’elles – dans la définition de ces droits et devoirs qui définissent la personne humaine.
Il est pourtant un point sur lequel la science biologique actuelle pourrait aider à apporter une solution. Non pas sur la question du statut de l’embryon, comme personne à part entière, ou comme personne dépendante, ou comme « personne potentielle » suivant l’innovation terminologique du Comité consultatif national d’éthique, qui ne vaut que grâce à son ambiguïté, mais sur la question, plus en amont, de ce qu’est un embryon. Cette question qui ne se posait pas autrefois, fait aujourd’hui irruption dans la réflexion éthique, car il est possible de fabriquer au laboratoire des constructions cellulaires artificielles, sans fécondation, qui ont certaines propriétés des embryons de mammifères, mais pas toutes, avant d’avoir été implantées avec succès dans un utérus. C’est le cas de ce que l’on appelle – à tort – le clona­ge non reproductif où ce qu’on appelle – encore à tort – un embryon est produit sans fécondation. Mais c’est aussi le cas de constructions de ce type produites par transfert de noyau d’une espèce dans un ovule énucléé d’une autre espèce, qui produisent des cellules « embryonnaires » sans pouvoir se développer jusqu’à des stades plus avancés. Il en sera de même si des parthénogenèses expérimentales produisent un jour de telles structures. C’est ce que nous avons proposé d’appeler des pseudo-embryons, qui pourraient éventuellement être utilisés comme sources de cellules souches embryonnaires. Certains utilisent le terme plus général « d’embryons pré-implantation », qui englobe aussi les embryons produits au laboratoire par fécondation in vitro.
Dans tous les cas, ce problème de terminologie est un exemple de la nécessité de remplacer des définitions essentialistes classiques par des définitions évolutives, en l’occurrence ici d’entités cellulaires qui ne sont pas des embryons mais peuvent le devenir, sous la condition d’implantation utérine réussie. Il s’agit encore d’une de ces questions actuelles sur lesquelles l’expérience de pensée de l’utérus artificiel projette une lumière particulière.


1. Henri Atlan, l’Utérus artificiel, Paris, Le Seuil, coll. « La Librairie du xxe siècle », 2005.

Isabelle Albaret

Diplômée d'histoire contemporaine à Sciences-Po Paris, Isabelle Albaret intervient auprès d'institutions privées et publiques, de think tanks et fondations internationales en tant que conseillère éditoriale. Elle a récemment participé à l'édition, pour la partie dictionnaire, de l'ouvrage collectif Jérusalem (Robert Laffont, coll. "Bouquins", 2018).…

Marc-Olivier Padis

Directeur de la rédaction d'Esprit de 2013 à 2016, après avoir été successivement secrétaire de rédaction (1993-1999) puis rédacteur en chef de la revue (2000-2013). Ses études de Lettres l'ont rapidement conduit à s'intéresser au rapport des écrivains français au journalisme politique, en particulier pendant la Révolution française. La réflexion sur l'écriture et la prise de parole publique, sur…