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Pont de Mostar, photo de Báthory Péter
Pont de Mostar, photo de Báthory Péter
Flux d'actualités

L’Europe et ses amnésies : le pont de Mostar

Alors que les élections au Parlement européen donnent une nouvelle occasion de réfléchir à l'avenir de l'Europe, gardons-nous d’oublier les pages sombres de notre histoire récente, la Bosnie-Herzégovine prise dans le feu des nationalismes. Le pont de Mostar en est le témoin malheureux. Reconstruit dans une hâte qui tient plus d’une geste politique que patrimoniale, ici métaphore de la paix et de la tolérance, il réunit aujourd’hui encore une ville divisée, désormais enclavée, victime d’une crise économique semble-t-il sans issue. 

9 novembre 1993 : le « vieux pont » de Mostar, chef d’œuvre de l’architecture ottomane, s’effondre dans les eaux vert émeraude de la Neretva. Les bourreaux du Stari Most (vieux pont en slave), les milices nationalistes croates, savent très bien qu’ils détruisent là, par une sorte d’automutilation mortifère, le cœur et l’âme de leur ville, la capitale de l’Herzégovine.

L’Occident crie au scandale, dénonce la violence inouïe de cet acte, digne des heures les plus noires du XXème siècle. L’opinion internationale en était restée aux images de Dubrovnik, le « joyau de l’Adriatique », livrée aux flammes en 1991, soit à peine deux ans après la chute du mur de Berlin. Incrédule, elle voit les alliés d’hier, croates catholiques et bosniaques musulmans unis contre l’offensive des Serbes orthodoxes de Bosnie, se livrer à une guerre de position sans merci, d’une rive à l’autre, d’une rue et d’une maison à l’autre de Mostar.

Occupés à « nettoyer » la Bosnie orientale de la moindre présence ou trace musulmane, les Serbes laissent la Croatie de Franjo Tudjman faire de même dans l’ouest du pays. Et la destruction du pont révèle au monde combien les Balkans sont redevenus une zone dangereuse qu’il faut pacifier d’urgence et faire renter dans le giron européen. Mais que faire, qui croire dans ce conflit dont Slobodan Milosevic, de Belgrade, tire toutes les ficelles ?

Le Stari Most a pourtant survécu à bien des conflits, les deux dernières guerres mondiales en particulier. Contre les vents et marées de l’histoire, sa silhouette unique se dresse dans la gorge creusée par la rivière, signe et symbole d’ouverture et de paix entre populations slaves différentes, Serbes, Bosniaques et Croates. Il est aussi le poumon économique d’une ville jadis florissante, sous les Empires ottoman et austro-hongrois.

C’est en 1566 que l’architecte Mimar Hayruddin, disciple du célèbre Sinan, achève ce pont qui a tout d’un exploit architectural. D’autres, avant lui, ont échoué à faire se rejoindre les deux rives de cette ville encaissée. Après six ans de labeur et de patience, le Stari Most brille désormais de sa pierre blanche marbrée, un calcaire extrait des falaises abruptes voisines, et surplombe de ses vingt mètres les eaux glacées de la Neretva. Certains ont dit de lui qu’il ressemblait à un cou de cygne tant sa finesse et son élégance impressionnent.

À l’époque, Mostar mérite bien cette prouesse. La ville, tout comme Sarajevo, est édifiée sous les ordres de la Sublime Porte dès la fin du XVème siècle. L’Empire ottoman entre, le siècle suivant, dans son âge d’or. Soliman 1er, dit « le Magnifique » ou « le législateur », est aussi grand conquérant que puissant bâtisseur. Lui qui en vient à assiéger Vienne, souhaite incruster dans la pierre son autorité impériale. Mostar, carrefour stratégique vers l’Adriatique et Raguse, l’emblématique rivale de Venise, est une pièce maîtresse dans le commerce qui lie l’orient et l’occident et dans l’essor économique de l’Empire. Si bien qu’après les mosquées, souks et madrassas de la rive nord, le pont achève de configurer l’urbanisme de la ville dans une geste tout impériale. Devenu l’orgueil et l’emblème de Mostar, il lui délivre une âme, une identité ou une humanité bien particulière. Et aux populations locales déjà si différentes, que Constantinople laisse libres de parler leur langue, de pratiquer leur religion, viennent se joindre en ce début de siècle les juifs fuyant la Reconquista.

Les siècles suivants sont moins cléments pour les dhimmis, ces citoyens de seconde zone en terre d’islam, peuples du livre, mais non musulmans. Les bosniaques convertis de Mostar ne subissent pas la pression fiscale qui pèse sur les chrétiens et les juifs. Et il faut attendre la domination d’un autre Empire, l’Autriche-Hongrie, pour que la ville et son vieux pont retrouvent leur ancienne prospérité. Le Stari Most poursuit sa vie d’emblème dans la Yougoslavie titiste. Il est ce lieu de rencontres, de discussions, d’amours naissants qui finissent parfois par des mariages mixtes. Il est aussi celui par lequel s’opère un véritable rite de passage vers l’âge adulte des jeunes Mostaris. C’est à celui qui, dans un concours suivi par tous les habitants et au-delà, réalise le plus vertigineux plongeon dans la rivière qui coule 20 mètres plus bas.

Tito, le Croate, conduit la Fédération yougoslave d’une main de fer, mais veille à l’équilibre, toujours instable, des différentes communautés. Il conjure, en sachant savamment lâcher du lest ou reconfigurer le territoire, les poussées autonomistes slovène, croates ou les désirs de puissance serbes… Plus, signe de sa rupture avec l’URSS, il ouvre au monde les frontières du pays. Dès 1967, les premiers touristes découvrent le charme de Mostar où les Bosniaques musulmans sont alors majoritaires. Ils raffolent de ce mélange entre orient et occident, se pressent vers le Stari Most qui devient l’un des sites les plus visités de Yougoslavie. Ou déambulent dans la vieille ville, la Stari Grad, avec ses mosquées, ses souks et cette atmosphère si particulière d’une société multiculturelle.

Le Stari Most n'est pas devenu le héros d’un roman comme l’est celui qui enjambe la Drina à Visegrad, ville de Bosnie à la frontière de la Serbie. Le prix Nobel Ivo Andric, non sans une grande sympathie, retrace l’histoire de ce merveilleux pont ottoman où, pendant quatre siècles, les habitants de la ville, dans un chassé-croisé entre Orient et Occident, passent et repassent d’une rive à l’autre. Sur la Kapia, la terrasse de ce pont, s’attarde en temps de paix une foule bariolée de chrétiens, de juifs et de musulmans qui entament ici une conversation, là un jeu de cartes. 

C’est un même pont, avec sa longue histoire chargée de symboles et de petits gestes du quotidien, que les milices croates détruisent en novembre 1993. Mais cette folie a elle-même un passé que certains pays occidentaux, dont la France au premier chef, ne veulent pas voir ou comprendre. S’il y a bien un coupable dans ce déchaînement de haine et de violence, c’est bien le serbe Slobodan Milosevic. Certains ont pu dire que ces conflits intercommunautaires étaient inscrits dans le dépeçage arbitraire des anciens Empires après la Première guerre mondiale. D’autres, comme le polonais Adam Michnik, que « le pire, dans le communisme, c’est ce qui vient après ». Il n’en est pas moins vrai qu’une fois Tito disparu en 1980, les Serbes trouvent en Slobodan Milosevic le plus ardent défenseur de la Grande Serbie. Dès 1989, il donne le ton en s’attaquant à l’autonomie du Kosovo. Il fait plus. Dans la plus grande perversion qui soit, et pour mieux servir sa guerre pour un « espace vital », il fait des minorités serbes de Croatie ou de Bosnie-Herzégovine des victimes à défendre contre les « oustachis » croates, de triste réputation, ou les « Turcs », les « impies » de Bosnie. Travestir la réalité est une arme redoutable !

La peur et la haine se distillent entre les trois communautés irriguées chacune par le poison mortel du nationalisme. Et l’effondrement du pont de Mostar peut aussi être interprété comme le symbole du drame bosniaque, du génocide perpétré par les Serbes et, dans une moindre mesure, par les Croates contre les musulmans de Bosnie-Herzégovine.

Dès avant les accords de Dayton en décembre 1995, qui reconduisent les frontières dessinées suite à l’effondrement de la Yougoslavie, « une guerre pour rien » diront certains, la communauté internationale se préoccupe de reconstruire le Stari Most, un geste « humanitaire » indispensable pour signifier la réconciliation et la paix retrouvées. L’appel de la Banque mondiale est entendu, par l’Italie, les Pays-Bas, la Turquie, la Croatie, la France sous la forme d’une aide technique, et l’Europe. Le montant total s’élève à plus de 12 millions d’euros. Et comme l’avoue l’ingénieur Gilles Péqueux, responsable français de la reconstruction, l’Occident est pressé, s’impatiente. Une fois la proposition des Turcs d’édifier seuls le nouveau pont rejetée – la Turquie frappe à cette époque la porte de l’Europe ! -, il veut aller vite, imprimer à Mostar, dans une geste à nouveau impériale, les valeurs de l’Europe des fondateurs. Le 24 juillet 2004, le nouveau « vieux pont » est inauguré en grande pompe. A ses abords, le quartier historique ottoman, toujours avec l’aide de la communauté internationale, s’est relevé de ses ruines. Mais ce pont est avant tout une métaphore, pont entre passé et futur, entre orient et occident, entre croates et bosniaques musulmans… Les Mostaris n’ont pas fait le deuil de leur « vrai pont », comme ils ne peuvent se soumettre à l’injonction de réconciliation.

L’impérialisme humanitaire, comme le nomme Michael Igniatieff, n’a que faire du réel. Un réel où la ville est divisée en deux, à l’Est, les Bosniaques, à l’Ouest les Croates, avec chacun leurs administrations et services publics. Ou encore leurs écoles dont les programmes d’histoire sont loin d’être communs. La vie politique, comme dans bien d’autres villes du pays, reste aux mains des vieux partis nationalistes, un pouvoir qui perdure grâce à la peur de l’autre distillée dans la population. L’Occident s’est retiré sans avoir pris le temps de venir à bout de l’ethnicisation, l’arme redoutable de Milosevic. Il s’est aussi lassé de ce qui n’est plus pour lui une priorité. Or depuis 2008, pas une seule élection n’a eu lieu à Mostar, une ville désormais enclavée, frappée par la crise économique et le chômage. Parfois, comme en 2014, Bosniaques et Croates se retrouvent ensemble, place d’Espagne, sur l’ancienne ligne de front, pour demander des comptes aux politiques locaux dont ils dénoncent en chœur le caractère corrompu. L’impasse semble, aujourd’hui encore, sans fin.

Le nouveau Stari Most, inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO, voulu au premier chef par la communauté internationale, a tout d’un acte politique. Comme si, de part et d’autre de la Bosnie-Herzégovine, il fallait que les pierres parlent, racontent une histoire souvent mensongère. Si, à Visegrad, le pont ottoman est resté debout, les Serbes de Bosnie ont fait disparaître toute trace d’édifices musulmans dont les pierres servent à construire de « nouvelles vieilles » églises orthodoxes. Le nouveau Stari Most n’est pas de la même veine. Il vient, d’une certaine façon, répondre au récit croate écrit dès l’année 2000, à la reconstruction du clocher sur le monastère franciscain, passé de 30 à 106 mètres, et à la croix géante plantée sur un belvédère qui domine l’ouest de la ville. 

     

Isabelle Albaret

Diplômée d'histoire contemporaine à Sciences-Po Paris, Isabelle Albaret intervient auprès d'institutions privées et publiques, de think tanks et fondations internationales en tant que conseillère éditoriale. Elle a récemment participé à l'édition, pour la partie dictionnaire, de l'ouvrage collectif Jérusalem (Robert Laffont, coll. "Bouquins", 2018).…