À l’Opéra Bastille, Moses und Aron, de Schönberg, dissèque magistralement la crise du religieux
Moïse est d’actualité à Paris. Peut-être pourrions-nous y voir comme une nécessité de reprendre, à partir de cette figure biblique, la question du rapport d’une société à la transcendance au moment où, c’est le moins qu’on puisse dire, la crise du religieux (effondrement d’un côté, résurgence paroxystique de l’autre) est l’un des problèmes les plus brûlants de notre époque. Après le prix Goncourt de l’essai attribué à Moïse fragile, de Jean-Christophe Attias, au moment où le Musée d’art et d’histoire du judaïsme lui consacre l’exposition « Figures d’un Prophète » jusqu’au 21 février prochain, Stéphane Lissner a choisi, pour ouvrir la saison de l’Opéra de Paris, de présenter Moses und Aron, d’Arnold Schönberg (tant pour le livret que pour la musique).
Il l’avait annoncé en février dernier, un mois après l’attentat contre Charlie Hebdo : il lui paraissait plus opportun de commencer par une œuvre contemporaine qui empoigne, entre autres questions fondamentales, celle de l’irreprésentabilité de Dieu et celle des différents avatars de la puissance idolâtrique – fascination exercée par le territoire, le sang, le sexe, la force, l’argent, le divertissement, les paradis artificiels et même, sous certaines hypostases, l’esprit –, plutôt que par un Barbier de Séville[1], certes esthétiquement admirable, mais plus léger. Une institution comme l’Opéra se doit, selon son nouveau directeur, de présenter des œuvres qui nous permettent de nous interroger sur notre histoire, sur notre société, sur notre monde. Belle et heureuse ambition qu’honore pleinement Moses und Aron de Schönberg, mis en scène par Roméo Castellucci, sous la baguette de Philippe Jordan, avec José Luis Basso à la direction des chœurs. Et par bonheur, pour tous ceux qui ne pourront se rendre à l’Opéra Bastille, Arte diffuse, sur son site Web, jusqu’au 31 mars 2016, la représentation du 20 octobre 2015.
Schönberg a commencé à s’intéresser à la figure de Moïse en vue d’une création musicale, à partir de 1923. Il s’attaque à l’écriture du livret en septembre 1928. Né en 1874 dans une famille juive de Vienne, il s’est converti au protestantisme en 1892. Mais la montée de l’antisémitisme et l’expérience qu’il en a faite personnellement en Autriche dès 1921 l’ont poussé à revenir à ses racines. En mars 1932, il a terminé l’écriture musicale des deux premiers actes. L’année suivante, quelques mois après l’arrivée au pouvoir des nazis, il est démis de ses fonctions de professeur de composition à l’Académie des Arts de Berlin (où il avait pris la succession de Busoni en 1925). Il quitte alors l’Allemagne, fait son retour solennel au judaïsme à la Grande Synagogue de Paris (avec Marc Chagall pour témoin), puis part aux États-Unis. Il tentera par la suite, mais sans jamais y parvenir, d’écrire la musique du troisième acte. Le 2 juillet 1951, La Danse du Veau d’Or, une partie de l’opéra, sera mise en scène à Darmstadt, onze jours avant sa mort. Il faudra attendre 1957 pour voir et entendre la première représentation scénique de l’ensemble, au Stadttheater de Zürich.
Pour écrire son livret, Schönberg ne s’est pas tenu littéralement au texte biblique. Il en propose une interprétation libre. Il faut regarder son opéra comme un midrash contemporain de la double figure de Moïse et d’Aaron. Pour le comprendre, sans doute faut-il considérer, comme le fait remarquer Castellucci, la dernière parole de Moses (son personnage), au moment où il s’effondre : « Ô verbe, verbe qui me manques ! » À cet instant, dans la mise en scène présentée à la Bastille, celui qui a été appelé à libérer les fils d’Israël de la servitude en Égypte, pour en faire le peuple du « Dieu irreprésentable », de l’« Idée inexprimable et multiple », ploie, malgré sa puissante stature, sous la légèreté d’un voile qui descend des cintres. Icône finale paradoxale, en laquelle se concentre tout le mystère (ou la dialectique) de l’irreprésentabilité de Dieu.
Mystique vs politique
Dès le début de l’opéra, Moses (Thomas Johannes Mayer) n’a pas les mots pour dire la rencontre qu’il a faite dans le désert. Il n’a pas les mots pour faire entendre le message du Buisson-Ardent et plus tard la Loi reçue de Lui (mais la Loi est à envisager ici de manière bien plus ample que sous la seule acception d’une norme : il s’agit plutôt d’un principe de vie, au sens où la tradition juive dit que la Torah a créé le monde). Le prophète frappé d’un bégaiement métaphysique a besoin d’un interprète. Rôle confié à son frère Aron[2] (John-Graham Hall) qui maîtrise parfaitement l’art de la rhétorique. Le premier est mystique, le second, au sens plein, politique. Le premier est tout entier du côté de l’« Idée » (c’est le mot que Schönberg met dans la bouche de son personnage), le second résolument du côté du peuple. Jamais Moses n’aura la possibilité de transmettre de manière « pure » l’expérience qui est la sienne, sa réception en sera toujours altérée.
Le peuple, quant à lui, est traversé de passions, d’attentes, de désirs, d’émotions, de sentiments divers, confus, au premier rang desquels un réflexe vital qui le pousse à chercher obscurément l’assurance de sa survie. Il veut des garanties palpables et ce dieu irreprésentable ne lui en offre aucune. Il veut des certitudes mesurables et cette idée inexprimable ne lui en fournit pas. Moses ne bouge pas d’un pouce. Son frère offre des accommodements. Dans l’opéra de Schönberg, c’est Aron qui accomplit les prodiges destinés à convaincre Pharaon et le peuple. Contre lui se dresse un prêtre qui « démonte » les premiers miracles : la transformation du bâton en serpent (devenu une machine robotisée, dans la mise en scène de Castellucci qui amène ainsi un questionnement sur notre rapport à la techno-science) et la purification de la main lépreuse de Moses. Le troisième, l’eau du Nil changée en sang, emporte l’adhésion du peuple lorsque celui-ci comprend que ce sang, c’est le sien qui abreuve l’Égypte : rester sous la domination de Pharaon, c’est assurément la mort. Autant prendre le risque de vivre avec Moses…
Tout ce premier acte se déroule dans une atmosphère de désert blanc, derrière un voile diaphane sur lequel s’inscrit une succession de plus en plus rapide de mots jetés pour saturer l’espace mental et prévenir toute prise de recul dans le silence. L’accumulation tourne à l’absurde, comme un discours abusif et abusant qui ensevelirait toute possibilité de réflexion, de discernement, parce qu’il assène plus qu’il ne questionne, parce qu’il fascine plus qu’il ne délivre. Rappelons que Schönberg écrit son opéra alors qu’il est confronté à la puissance fascinante et « démoniaque » des discours d’Adolf Hitler. Le serpent de la Genèse est un maître dans la manipulation de la parole. La lumière qui baigne la scène, les costumes immaculés des personnages qui s’y meuvent et le voile qui s’interpose entre eux et les spectateurs illustrent précisément l’irreprésentable du mystère à la fois divin et humain. Avec Schönberg, Castellucci nous dit que nous ne pouvons tout cerner de ce qui s’exprime.
La vision de Schönberg
Le second acte lève le voile au moment où Moses, monté au Sinaï s’entretenir avec la transcendance, disparaît pendant quarante jours. Absence insupportable pour le peuple qui se trouve privé ainsi de la seule trace qu’il pouvait avoir de la présence de l’ineffable-irreprésentable. Face au vide, les angoisses et les passions reprennent le dessus. La situation verse du côté du chaos et de la violence. Aron comprend qu’il ne peut pas reprendre la main sans proposer une nouvelle représentation d’un dieu auquel le peuple acceptera de se soumettre et, pour justifier sa volte-face, il suggère que Moses a peut-être été victime de celui qui l’a appelé. Retour donc vers un terrain connu, celui des idoles que l’on fabrique à partir de ses pseudo-certitudes et de ses richesses – auxquelles on finit par se soumettre. Le religieux revient dans sa folie sacrificielle et dionysiaque. Schönberg avait tout compris du nazisme lorsqu’il écrivit son livret, mais on a le sentiment qu’il évoque tout autant notre situation présente et la folie d’un retour du religieux présenté comme une solution face aux incertitudes du monde. Il pointe cette étrange aptitude du peuple à se livrer, jusqu’à l’anéantissement, à tous les « -ismes » qui lui promettent de le décharger du fardeau d’un monde toujours inachevé, imparfait, incertain, in-fini.
Pour signifier cette folie, Castellucci a choisi deux symboles. Son veau d’or est un puissant taureau charolais[3] dont la « monstrueuse » masse de muscles impose visuellement la présence réelle d’une force brute au regard de laquelle les humains présents sur la scène sont peu de chose, en même temps que l’animal est conduit par ceux qui savent le maîtriser. Qui sont donc les maîtres des idoles contemporaines ? La question mérite d’être posée d’autant que l’image de cette bête de concours agricole ironiquement nommée « Easy Rider » renvoie simultanément à ce que l’économie contemporaine fait du vivant… Le passage de la lumière de la révélation à l’obscurité de l’idolâtrie est exprimé par une eau noire (comme la lèpre qui frappe Moïse contaminé par les rejets du serpent), contenue dans une vaste piscine « baptismale » dans laquelle, un par un, les membres du peuple entrent pour s’immerger. Une eau dont on asperge ce que l’on sacrifie.
Le seul retour de Moses suffit à repousser l’image fausse du divin, mais elle ne lave pas pour autant le peuple de la souillure de la mort à laquelle il s’est livré. Le prophète lui-même en est marqué. Il n’y aura pas de retour à la situation première, à l’origine pure. Et là, l’intelligence de Schönberg – et peut-être mystérieusement son impossibilité à composer la musique du troisième acte où il avait envisagé de faire périr Aron – est remarquable. Dans le dernier dialogue entre Moses et son porte-parole, Aron fait mieux que se défendre, il permet à Moses de comprendre que l’idée pure est inaccessible, qu’elle reste un horizon, mais qu’il faut en quelque sorte tenir les deux bouts : prendre le peuple là où il est pour avancer avec lui. Moses ne peut pas prétendre rester du côté de Dieu sans aimer les siens. Or les aimer, c’est faire avec ce qu’ils sont, les accompagner sur un chemin de libération, faute de quoi, la révélation serait proprement inhumaine et, finalement, un leurre. Plus encore, Aron lui dévoile avec justesse que les tables de la Loi sont encore une représentation[4]. Moses, lui-même, est en quelque sorte une image.
D’où ce cri final du prophète : « Ô verbe, verbe qui me manques… » Revenu au judaïsme, Schönberg n’a donc pas totalement abandonné la question de l’incarnation. Non pas comme la descente d’un Verbe qui mettrait définitivement un terme au drame humain – à la manière des illusions entretenues par un christianisme coupé de ses racines bibliques – mais comme la nécessité que le mystère de l’ineffable-irreprésentable fasse l’objet d’une interrogation permanente, d’une circulation de la parole entre tous, en même temps qu’une exploration par chacun de son désert intérieur pour entendre en soi la voix qui parle silencieusement.
Efficacité dodécaphonique
Pour soutenir cette « vision », la musique dodécaphonique de Schönberg prouve sa superbe efficacité. Tout se joue dans l’énergie, le rythme, les écarts et les dissonances. Le « chanté-parlé » (sprechgesang) qui caractérise Moses, symbolisant musicalement son impuissance à produire un discours capable de convaincre ses interlocuteurs et de traduire exactement l’aria divin, s’oppose au chant dévolu à Aron, sa bouche… Magistralement, le compositeur a imaginé de confier à six solistes qui chantent simultanément, la voix divine, une et multiple. L’oreille est ainsi toujours mise, sinon en défaut, du moins en déséquilibre. Il faut au spectateur s’abandonner au mouvement de la partition pour en éprouver de l’intérieur la puissance signifiante. Celui qui s’y prête est saisi par la beauté de l’œuvre.
Schönberg suscite, plus qu’il ne dicte ; il évoque, plus qu’il ne démontre. C’est tout son génie. Lissner le place, au xxe siècle comme un créateur aussi important que Bach en son temps. La démonstration est faite, avec l’aide précieuse de Castellucci, l’un des plus inventifs et déroutants metteurs en scène du moment[5], celle de Philippe Jordan dont la belle direction d’orchestre fait des merveilles, et par la grâce des chœurs qui réalisent sous la conduite impeccable de José Luis Basso une remarquable performance face à une œuvre qui sort des canons du répertoire classique.
Jean-François Bouthors
[1] Exemple donné dans un entretien publié par Télérama.
[2] Schönberg, qui souffrait de triskaïdékaphobie, a enlevé un « a » au nom d’Aaron, pour éviter que le titre de son opéra soit formé de treize lettres.
[3] Les animaux et les machines occupent une place singulière dans le théâtre de Castellucci, les uns signent la présence de l’être pur (qui ne joue pas), les autres, à l’opposé, celle de la pure fonction et fiction.
[4] Schönberg rejoint ici tout un courant de la mystique juive qui affirme qu’il existe non seulement la Torah orale et la Torah écrite, mais la Torah des cieux inatteignable, dont les deux autres ne sont que des interprétations.
[5] La mise en scène avait été initialement confiée à Patrice Chéreau, dont on aurait aimé voir quelle lecture il nous aurait proposée, si la mort ne nous avait pas privés de son talent. Par ailleurs, Romeo Castellucci et sa Socìetas Raffaello Sanzio présenteront trois autres spectacles à Paris dans le cadre du festival d’Automne : Odipus der Tyrann, de Hölderlin, d’après Sophocle, Le Metope del Partenone, une création originale à partir des frises du Parthénon d’Athènes, et L’Orestie (une création organique ?), d’après Eschyle.