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© LE BAL/ Martin Argyroglo
© LE BAL/ Martin Argyroglo
Flux d'actualités

Dave Heath. Autoportrait d’une solitude

Ce n’est pas d’abord la guerre et ses drames que photographie Dave Heath, mais ce qu’elle révèle ou creuse chez les êtres humains.

Dave Heath (1931-2016) ne s’est jamais remis d’avoir été abandonné à l’âge de quatre ans par ses parents, et finalement placé dans un orphelinat. C’est là qu’il a découvert la photographie, dans le laboratoire créé par un cinéaste dénommé Heininger, qui y avait vécu avant lui. Heininger lui offrit son premier appareil photo. Mais le choc qui fit de lui un photographe, ce fut la découverte de Bad Boy’s Story, un reportage de Ralph Crane publié le 12 mai 1947 dans Life. Le sous-titre était en lui-même tout un programme dans lequel Heath s’est projeté : Un enfant tourmenté apprend à vivre en paix avec le monde. La photographie pouvait non seulement exprimer ce qu’il ressentait, qui il était, mais plus encore le sauver. Ce qu’il exprimera plus tard, dans un entretien avec Michael Torosian : « Le fait de n’avoir jamais eu de famille, de lieu ou d’histoire qui me définisse a fait naître en moi le besoin de réintégrer la communauté des hommes. J’y suis parvenu en inventant une forme poétique et en rassemblant les membres de cette communauté, au moins symboliquement, par cette forme. »

Dave Heath, Washington Square, New York, 1960 © Dave Heath / Courtesy Howard Greenberg Gallery, New York, et Stephen Bulger Gallery, Toronto
Dave Heath, Californie, 1964 © Dave Heath / Courtesy Howard Greenberg Gallery, New York, et Stephen Bulger Gallery, Toronto

 

Life était alors le temple américain du photojournalisme ; pourtant, ce n’est pas cette voie qu’il choisit. Il préféra celle de « l’essai », de la séquence photographique dont l’organisation devient une écriture[1] au même titre que le tirage dans lequel il ne va pas tarder à exceller, au point qu’un jour, Robert Frank lui confie une dizaine d’images pour une exposition à l’Art Institute of Chicago. À vrai dire, c’est aussi dans Life et ses mises en pages qu’il la découvrit. Son principe essentiel repose sur ce que Wilson Hicks, un de ses rédacteurs, appelait « le troisième effet », né de la juxtaposition de deux images et de leur interaction dans la perception. C’est la raison pour laquelle Heath considère le livre comme l’aboutissement du travail du photographe. L’autre choc de sa vie fut d’ailleurs la découverte de l’ouvrage de Walker Evans, American Photographs, dont la première édition date de 1938.

Dave Heath est d’abord un autodidacte. En 1953, lorsqu’il est incorporé pour servir en Corée, ce n’est pas comme photographe, mais comme mitrailleur. C’est à son retour en 1954 qu’il étudie d’abord au Philadelphia College of Art, puis à l’Institute of Design, de Chicago, avant de s’installer à New York où il rencontrera Garry Winogrand, Lee Friedlander, puis Eugène Smith qu’il admirait et dont il suit l’enseignement. Néanmoins, Heath n’est pas revenu de Corée les poches vides. Il a profité de l’atmosphère de désœuvrement qui a suivi le cessez-le-feu pour photographier ses camarades, saisissant leur attente, leurs interrogations silencieuses, le temps suspendu qui inscrit sa marque dans les lieux, sur les visages… Heath comprend mieux que personne ce qui les habite, et son regard tisse entre eux un lien d’humanité. Il est exactement à son affaire, à sa passion. Ce qu’on lit, dans ses photographies, c’est cette solitude existentielle que rien ne vient combler, qui n’est pas seulement celle que l’on ressent dans le malheur ou la difficulté, mais un vide ontologique auquel chacun est confronté, qui fait la matière de l’existence. En ce sens, ce n’est pas d’abord la guerre et ses drames que photographie Dave Heath, mais ce qu’elle révèle ou creuse chez les êtres humains.

Dave Heath, Washington Square, New York, 1960 © Dave Heath / Courtesy Howard Greenberg Gallery, New York, et Stephen Bulger Gallery, Toronto
Dave Heath, Washington Square, New York, 1960 © Dave Heath / Courtesy Howard Greenberg Gallery, New York, et Stephen Bulger Gallery, Toronto

 

Ces photos montrent qu’il a alors trouvé sa veine propre, qu’il ne cesse de creuser durant sa courte carrière (il choisit en 1970 de se consacrer à l’enseignement et s’installe au Canada). Son œuvre culmine avec la publication d’un livre magnifique et bouleversant, A Dialogue with Solitude, en 1965, et qui est le cœur de l’exposition du Bal. Lui-même considère tout ce qui précède – plusieurs livres fabriqués manuellement – comme des travaux de jeunesse. Et celui-là, qui sera heureusement réimprimé en 2000, n’existe que grâce à la volonté personnelle d’un imprimeur, alors que les éditeurs aux portes desquels Heath avait frappé pendant un an avaient tous refusé. Il pensait initialement le créer manuellement à dix exemplaires. L’imprimeur en tira 700.

Alors que Walker Evans, Garry Winogrand, ou Dorothea Lange (présentée en ce moment au Jeu de Paume) parlent de l’Amérique, l’œuvre de Dave Heath échappe à cette détermination. S’il faut chercher une parenté, c’est plutôt du côté de Diane Arbus et de son travail sur les handicapés mentaux. Il est vrai qu’en dépit d’un parcours familial bien différent, elle était tout aussi écorchée que lui.

Les images de Dave Heath dessinent un véritable autoportrait intérieur de leur auteur. Ce qu’il capte – un menton posé sur une main, un froncement du front, une ombre sur un visage, une légère inflexion de la bouche, une tête rejetée en arrière ou au contraire ployée, deux regards qui divergent, une attente, des mains ridées et fatiguées, un carrefour vide, des paupières qui se plissent pour interroger un horizon invisible – ne décrit pas une société, mais dresse un paysage de l’âme. Mais de quelle âme ? Celle du photographe d’abord, bien sûr, dont elles sont le reflet à travers non seulement la prise de vue, mais aussi le recadrage et le tirage, en particulier le travail du noir et de la lumière par lequel Heath recompose son image. Mais aussi celle de la « communauté » (c’est son mot) où il pose son regard. Si bien qu’il n’est peut-être pas absurde de remplacer le mot « paysage » par celui de « politique ». Certes, on chercherait en vain chez Heath un témoignage du combat pour les droits civiques, pourtant névralgique au moment où il photographie. En revanche, la communauté qu’il tisse par ses photographies est certainement celle du désenchantement démocratique. Non pas du désamour de la démocratie, mais de l’effet – dont nous n’avons peut-être pas mesuré la portée psychosociale et politique – d’un régime où le pouvoir est un lieu vide, où il n’y a plus de père ou de mère symbolique pour nous accompagner dans l’âpre exercice de l’existence. Où l’individu, avant d’être individualiste ou de s’abandonner à la passion de l’égalité au détriment de la liberté, se trouve d’abord seul, affronté à la question de savoir comment se constituer ou se découvrir comme sujet autonome.

Est-ce trop dire ? Peut-être, car Heath ne prétendait pas donner des leçons de philosophie politique. Néanmoins, ce qu’il répond à Michael Torosian qui lui demande s’il n’a pas une vision de l’individu comme un paria est significatif : « La solitude peut paraître un thème banal, dans la mesure où la plupart des gens trouvent le moyen de s’y adapter, de la surmonter ou de l’ignorer. Pour ma part, je suis dominé par le sentiment de solitude. Elle a marqué de son empreinte toute ma vie […] Je crois que tout cela remonte à la perte de ma mère, à ce traumatisme premier. J’ai créé cette œuvre pour dépasser le stade du deuil, mais cela n’a fait que m’enfoncer au lieu de me libérer. » Autrement dit, sa tentative de « rassembler les membres de cette communauté [celles des hommes]  » est un échec. Ce n’est pas seulement l’impasse d’une thérapie dont parle Heath, mais l’absence du lien qu’il pensait nécessaire de participer à établir. À partir de la sensibilité que lui conférait son histoire personnelle, il élargit la focale. Et la question qu’il posait en publiant A Dialogue with Solitude, celle de savoir qu’il est encore possible de tisser du lien lorsque chacun semble perdu en lui-même, n’a pas perdu de son acuité, bien au contraire. C’est pourquoi son travail n’apparaît pas, contrairement à celui de Dorothea Lange ou de Walker Evans, pour ne citer qu’eux, comme le témoignage d’une époque singulière, mais comme un questionnement d’une actualité criante, surgi d’une nécessité intérieure.

Dave Heath – Dialogues with Solitudes, Le Bal (Paris), jusqu’au 23 décembre.

 

[1] Sa première référence théorique fut d’ailleurs le livre de John Whiting : Photography Is a Language, publié en 1946.

Jean-François Bouthors

Éditeur, journaliste et écrivain, il est l’auteur de plusieurs livres, dont La Nuit de Judas (l’Atelier, 2008), Paul le Juif (Parole et Silence, 2011), Délivrez-nous de "Dieu". De qui donc nous parle la Bible ? (Médiaspaul, 2014), Comment Poutine change le monde (François Bourin, 2016), Nous, Français (L’Observatoire, 2018) et, avec Jean-Luc Nancy, Démocratie ! Hic et nunc (François Bourin, 2019).…