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© Simon Gosselin
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Flux d'actualités

Les avatars de Wajdi Mouawad

La pièce écrite et mise en scène par Wajdi Mouawad, Racine carrée du verbe être, au Théâtre de la Colline du 8 octobre au 30 décembre 2022, associe expériences individuelles et collectives avec virtuosité.

Avec ce spectacle de six heures (joué en deux soirées ou intégralement en une après-midi), Wajdi Mouawad offre un spectacle percutant, avec une troupe de choc, sur un thème fédérateur : l’empathie. L’empathie peut être présente et vécue, ou difficile à assumer, voire impossible. Ce sont cinq avatars de l’artiste, tous nommés Talyani, qui vont représenter ces différentes attitudes. Leur vie est le résultat d’un choix arbitraire provoqué par les guerres civiles libanaises : quitter le Liban ou rester ? Si l’on choisit l’exil, pour quelle destination part le premier avion disponible ? Le hasard a envoyé un avatar en Italie, où il est devenu un chirurgien réputé et un nihiliste sans aucune empathie. Un autre est devenu tueur en série à 17 ans, condamné à mort et attendant l’heure de son exécution pendant plus de trente ans. Au Québec, un troisième est devenu artiste peintre, aux tendances provocatrices et autodestructrices. Un quatrième est resté à Beyrouth, d’où il ne veut pas partir malgré les attentats, les bombardements et la terrible explosion d’août 2020 dans le port de Beyrouth. Un cinquième vit en France, où il est devenu chauffeur de taxi, qui s’initie à la trompette et qui offre volontiers son aide. Je les ai présentés par ordre d’empathie croissante.

L’auteur interprète le père resté au Liban et l’exilé au Québec (la peinture était l’autre vocation de Wajdi Mouawad). Les trois autres avatars sont « composés » par Jérôme Kircher, excellent en sosie de l’auteur… Ces cinq Talyani ont chacun une famille, certains des femmes et des enfants – parfois de substitution : ainsi le tueur en série a une sorte de fils spirituel ; quant au nihiliste, il a une fille indigne, dont il n’aurait pas voulu. Ces enfants sont très présents. Ils acceptent ou non le choix des parents, et ils le font savoir, parfois avec une violence qui va chercher ses ressources aussi bien dans l’extrême empathie que dans une sorte de suicide (jusqu’à prôner l’immolation par le feu) qui, pour être plus ou moins symboliques, n’en sont pas moins d’une grande cruauté.

À partir de ce qu’on sait de l’œuvre de Wajdi Mouwad, depuis sa tétralogie Le Sang des promesses (Littoral en 1999, Incendies1 en 2003, Forêts en 2006 et Ciels en 2009)), on peut reconnaître des thèmes et admirer son génie pour les transpositions qui permettent de passer du particulier au collectif, du microcosme au macrocosme, avec parfois un recours à une utilisation lyrique de thèmes scientifiques empruntés aux mathématiques (le métier de son frère, Naji Mouawad, cité au générique) ou à la physique théorique.

Wajdi Mouawad s’appuie sur une double expérience. D’abord, l’expérience individuelle et familiale (souvent symbolisée par la nourriture et la cuisine), avec une mère aimante mais toujours vociférant des discours de haine contre « les autres » (ils sont nombreux, c’était le sujet de sa précédente pièce, Mère2, en 2021), et avec un père qui reste au Liban quand la mère doit se débrouiller avec ses enfants à Paris, où la famille n’arrive pas à obtenir des cartes de séjour pour rester en France. C’est alors un nouvel exil au Québec, où l’enfant est devenu un artiste créatif et reconnu : d’un mal est né un bien (c’est l’un des thèmes récurrents de la pièce). L’artiste se souvient tout autant de sa seconde source, l’expérience collective et politique : les guerres libanaises, les bombardements qui ont touché sa famille et les attentats dont un (au moins) l’a frôlé de près. Que de « scènes originaires » !

On doit alors sentir que ces disputes intra-familiales – comme celle prêtée à une des « épouses » (incarnée par Madalina Constantin), une très « bonne catholique » qui ne parle que « d’amour » et « de vie », mais qui est incapable d’entendre les souffrances  « des autres » – sont non seulement un portrait transposé de celles entretenues par sa propre mère, mais aussi (et au moins autant) un portrait du Liban, de ses factions, de ses communautés et de ses perpétuelles guerres intestines et meurtrières. Une telle transposition avait déjà été effectuée (de façon « grotesque ») par le jeune dramaturge dans Willy Protagoras enfermé dans les toilettes (créée en 1998, des années après son écriture). Wajdi Mouawad conduit cet entrelacs de cinq destinées qui s’ignorent ou se croisent avec une virtuosité confondante, grâce à une troupe de comédiennes et comédiens profondément engagés, comme l’explosive Nora Krief en sœur hyper-dévouée, donc abusive.

Je suis régulièrement étonné par la jeunesse du public de Wajdi Mouawad, qui recrute également de nombreux jeunes acteurs. Avec son style, attentif aux mots et au langage de chacun (ce langage peut être cru et cruel), il touche ce public qui est alors réceptif à un auteur de leur temps, inventif, plein d’idées, qui sait tout à la fois proposer des fables philosophiques et mettre en scène des situations « limites ». L’une d’elle défraye la chronique ; étonnamment, elle illustre la même situation que celle qui vient d’être imaginée par Lydia Steier (cette metteuse en scène américaine a beaucoup travaillé en Allemagne) pour Salomé de Richard Strauss, l’opéra qui est représenté depuis le 12 octobre 2022 à l’opéra Bastille à Paris. Ces scènes, pénibles à voir, certes, sont cependant terriblement significatives : des Filles, lasses d’être brimées et opprimées par des Pères (ou des figures paternelles), tous abuseurs dans des genres différents, décident de prendre le dessus, violemment, pour détruire ces Adversaires (et peut-être se détruire elles-mêmes). Ces choix de mise en scène sont symboliques. Le monde change, et des artistes nous permettent de le regarder en face.

  • 1. Voir Jean-Paul Louis, « Incendie de Wajdi Mouawad », Esprit, mars-avril 2004.
  • 2. Le texte de Mère vient de paraître aux éditions Actes Sud.