
Grâce à Dieu, de François Ozon
C’est la souffrance universelle des victimes d’abus sexuels par des prêtres que raconte Grâce à Dieu.
Dans les années 1980, une troupe de louveteaux, nés dans de bonnes familles catholiques de Lyon, a pour aumônier l’abbé Bernard Preynat. Lors des sorties et des veillées, ce prêtre a la mauvaise habitude de choisir un des garçons pour se livrer sur lui à des attouchements sexuels. Pendant une vingtaine d’années voire plus, ce sera le silence et même l’oubli – d’autant plus que les garçons qui ont tenté d’alerter leurs parents ont été priés de se taire : même si elles ont une part de vérité, ces choses ne se disent pas d’un prêtre et, de toute façon, quelle importance ? À cet âge, on oublie ces petits aléas de la maturation sexuelle, n’est-ce pas ? Jusqu’à ce que l’un des scouts, devenu cadre bancaire, marié et père de cinq enfants, catholique fervent et pratiquant dans une paroisse de Lyon, s’aperçoive avec stupeur, dans les années 2010, non seulement que Preynat est toujours prêtre à Lyon, mais qu’il exerce une activité qui le met directement au contact d’enfants. Et cela lui est insupportable.
Le film de François Ozon démarre exactement à ce moment-là, à partir de cette rencontre fortuite d’un scout des années 1980, prénommé Alexandre, avec le prêtre pédophile qui l’a « tripoté » trente ans avant. Il ne montre pas directement ces actes de pédophilie, qui sont uniquement restitués, presque suggérés, dans des flashbacks brefs mais glauques, où l’on voit Preynat désigner sa victime (résignée ou « honorée ») du jour ou du soir. Ce sont les atermoiements de l’archevêque, Philippe Barbarin, ses faux-semblants et finalement ses demi-vérités, couplés avec un manque d’empathie pour les victimes et d’entrain évident pour avancer, et aussi les maladresses de la personne, Régine Maire, psychologue catholique de son état, qu’il a nommée pour « s’occuper » à sa place des demandes d’Alexandre, qui finiront par avoir raison de la patience et de la douleur de ce dernier[1]. Il se décide à rendre publique l’affaire, qui devient pour partie le scandale de l’attitude attentiste de Barbarin (et de ce qu’il savait exactement et depuis quand). D’autres abusés, au profil très différent d’Alexandre, restés moins catholiques et devenus plus virulents que lui, vont en effet se réveiller et se lancer dans le combat pour faire triompher la vérité refoulée ou enfouie (peut-être !) dans les tiroirs et les classeurs des archives de l’évêché : les actes de pédophilie, très nombreux en réalité, de Preynat, et les silences de l’Église, qui « a su » très tôt, du moins partiellement, mais n’a rien fait pour en savoir plus et agir efficacement.
La force et l’excellence du film viennent de la mise en scène dramatique, oppressante malgré quelques moments comiques, de la prise de conscience progressive et de la mobilisation des victimes et de leurs familles. Au-delà du milieu lyonnais frappé par le malheur de la pédophilie, c’est la souffrance universelle des victimes d’abus sexuels par des prêtres que raconte Grâce à Dieu (alors que Spotlight[2] montrait surtout le travail de journalistes inflexibles pour briser l’omerta de l’Église). De ce point de vue, Grâce à Dieu s’apparente aussi à une sorte de documentaire qui reflète l’évolution des esprits depuis une dizaine d’années (il aurait été intéressant de donner au moins un aperçu de ce qu’était, pour l’opinion, l’Église et la justice, une « victime » d’abus sexuel encore dans les années 1980 et ce qu’elle est de nos jours). Quant au titre, les spectateurs qui ignorent tout de l’affaire découvrent à la fin du film les conséquences d’un effroyable lapsus pour celui qui l’a proféré.
[1] Dans le film, seuls le cardinal Philippe Barbarin, Régine Maire et Bernard Preynat apparaissent sous leur vrai nom, celui des victimes est tu. Un choix discutable. Comme sont discutables, sinon la décision du tribunal, du moins ses attendus pour autoriser la sortie du film, après que Preynat a demandé son report après son procès (dont la date n’est pas fixée) et Maire la suppression de son nom. Voir Pascale Robert-Diard, « Grâce à Dieu de François Ozon : deux jugements et des questions », Le Monde, 18 février 2019.
[2] Voir Pierre Vignon, « Faut-il rallumer le Spotlight ? », Esprit, février 2016.