
Se souvenir de Claude Lanzmann
Ma génération, celle née dans les années 1990, n’a pas connu Shoah (1985) au cinéma. Nous pûmes certes le découvrir à la télévision, sur Internet (la terrible scène où Lanzmann fait reconstituer à Abraham Bomba, dans un véritable salon de coiffure, son expérience de « coiffeur » pour les femmes devant être gazées à Treblinka, la méticuleuse explication de Raul Hilberg sur la machinerie administrative de la déportation ou le témoignage ému de Jan Karski sont visibles sur Youtube), ou même « lire le film » dans son édition imprimée[1]. Mais cette disponibilité fragmentaire transforma Shoah en « grand ensemble », consultable par parties, plutôt qu’en « choc unique » tel que celui ressenti par les spectateurs lors de ses premières projections.
De plus, lors de notre apprentissage cinéphile, Lanzmann rajouta des strates à son grand-œuvre, la plus importante étant Le Dernier des Injustes (2013), son film le plus ambigu et sans doute le plus important après Shoah. Il réédita en poche le texte de son documentaire-entretien Un vivant qui passe (1997) avec Maurice Rossel, délégué de la Croix-Rouge ayant visité Auschwitz et Theresienstadt[2]. Il monta ensemble quatre témoignages de femmes, deux vus dans Shoah et deux restés inédits, pour livrer son dernier film, Les Quatre Sœurs, diffusé sur Arte et sorti en salles en 2018. Autant d’addenda pour compléter les neuf heures de son projet-fleuve.
Enfin, comme une figure tutélaire, restait son autobiographie Le Lièvre de Patagonie, sorte de modèle de vie intellectuelle, remplie d’anecdotes de tournages, de rencontres avec de grands écrivains, de souvenirs étudiants et de la vie à Paris dans les années 1950. Un texte d’aveux plus que de style, où Lanzmann inventoriait ses souffrances et ses fiertés, ses subjectivités et ses accomplissements. L’idée d’une existence accomplie, presqu’un exemple.
Il était donc possible de considérer toute cette œuvre en partant du plus récent au plus ancien, avec Shoah pour pièce centrale. À terme, nous ne savions plus s’il fallait considérer Lanzmann comme un historien, un archiviste de témoignages, un journaliste, un écrivain ou un intellectuel. Aurait-il accepté ce premier qualificatif, lui qui, dans le chapitre XXI du Lièvre de Patagonie, place plusieurs piques sur cette profession, reproduisant même un propos de Pierre Vidal-Naquet citant « trois œuvres majeures qui ont plus fait pour la connaissance de l’extermination des Juifs que le travail des historiens de métier : l’œuvre de Primo Levi, celle de Raul Hilberg (initialement politologue) et Shoah de Claude Lanzmann[3] » ?
Cette prétention à tout savoir, à « détenir » la connaissance de l’extermination a pu en agacer beaucoup. Pour autant, l’œuvre de Claude Lanzmann compte d’autant plus qu’elle a introduit le mot shoah dans l’enseignement et le vocabulaire historiographique, et auprès du grand public, même si Solution finale ou déportation s’utilisent encore beaucoup. Surtout, malgré tous ses apports dans le champ historique, il ne semble pas que cette filmographie documentaire doive se lire comme une recherche scientifique. En réalité, nous pouvons autant l’apprécier visuellement qu’en tirer des leçons historiques ; autant la voir que la « lire », en comprendre les thèses par l’enchaînement des images, comme la meilleure utilisation possible des techniques cinématographiques pour l’écriture historique.
Le Dernier des Injustes, par l’alternance entre l’entretien, filmé en 1975, avec Benjamin Murmelstein, et le voyage contemporain de Lanzmann à Vienne et Terezín (République tchèque), devient le récit de référence sur le camp de Theresienstadt. L’inclusion par le cinéaste à la fois des images de propagande nazie sur ce « ghetto modèle » et des dessins réalisés par des déportés permet de livrer un ensemble, de rendre justice à un épisode méconnu de la Solution finale. Et même les déclarations les plus surprenantes de Murmelstein, sur Eichmann comme « démon » et être malsain loin du fonctionnaire banal, ou ses circonvolutions entrecoupées de faits réellement héroïques pour prouver qu’il fut résistant tout en devant être complice, nous aident à mieux comprendre les mécanismes de la déportation. Tout comme Shoah pouvait marquer ou terrifier par son lent récit de l’extermination, avec presque aucune place pour l’héroïsme ou l’humanisme, Le Dernier des Injustes reste en tête par les ambiguïtés de Murmelstein, l’impossibilité de s’en faire une seule idée, d’en tirer un jugement définitif.
Ce message de la survie comme miracle et cause de légitimité du témoignage parcourt toute la filmographie, jusqu’à la première partie des Quatre Sœurs, où Ruth Elias, à la fin d’un récit très éprouvant pour le spectateur, explique brièvement, mais avec fermeté, qu’elle vivra toujours en Israël, et le défendra avec fierté, par soulagement que les Juifs possèdent enfin un pays. À terme, l’œuvre de Lanzmann ne devient pas nécessaire, mais urgente, non pas brillante car objective, mais surprenante car subjective : chaque scène de chaque film, lui-même addendum de Shoah, porte un propos, propose une petite part de réalité en plus. Autant de voix que nous n’aurions pas connues sans le travail du documentariste.
Autant, dans le même temps, d’images qui ne nous auraient pas atteintes aussi profondément sans le travail de mise en scène, et la professionnalité des directeurs de la photographie, William Lubtchansky, Dominique Chapuis, Jimmy Glasberg et Caroline Champetier. Lanzmann possédait en effet un sens de l’image et de sa composition peu mis en évidence, tant l’analyse de son œuvre s’est avérée surtout centrée sur le fond : Positif n’a jamais publié d’entretien avec lui, Les Cahiers du Cinéma s’entretinrent avec lui sur Shoah dans leur numéro 374 de juillet-août 1985, mais rares sont les cinéphiles qui l’envisageraient comme un maître formel, certes aidé par ses chefs opérateurs. Pourtant, qui a aussi bien cadré les visages, dans l’histoire du genre documentaire ? Même aujourd’hui, lorsqu’un documentariste réalise de longs travellings sur fond de voix off, il est impossible de ne pas faire un parallèle avec les images de forêts ou de nature dans Shoah, apaisements visuels et signes de l’impossibilité de se représenter les horreurs narrées.
Enfin, l’héritage de Lanzmann se devine avant tout dans les résonances que ses films créent dans nos esprits. Le jour de sa mort, je me trouvais à Athènes, et venais de visiter le Musée juif de Grèce, lieu de préservation et de souvenirs de communautés disparues. Devant les cartes et photos des synagogues et fidèles à Corfou, en Crête, à Thessalonique, je pensai à des scènes vues dans Shoah, au souvenir des témoignages lus dans la version imprimée du film, sur cette quasi-destruction des Juifs grecs. Je réalisai comment Lanzmann ne s’était pas contenté de parler de la Pologne ou de l’Europe centrale dans Shoah, mais s’était rendu jusqu’à Corfou pour filmer les témoignages de survivants, et avait évoqué avec Raul Hilberg, dans une incroyable scène de micro-histoire, la facturation par les autorités nazies des trajets des déportés grecs jusqu’aux camps.
En repensant à ses films souvent longs, aux thèses complexes, mais pourtant si influents sur le discours historiographique, et toujours beaux visuellement malgré leurs sujets, nous nous souvenons de Claude Lanzmann comme d’un « cinéaste-historien », artiste subjectif reconstituant des événements réels. « À l’écran, il n’est pas possible de dire quoique et de revenir par la suite à son propos principal. Toute nouvelle image tue celle qui la précède et en détermine d’autres4 », déclarait-il comme un premier bilan de sa méthode.
[1] - Claude Lanzmann, Shoah, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1997.
[2] - Claude Lanzmann, Un vivant qui passe, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2013.
[3] - Claude Lanzmann, Le Lièvre de Patagonie, Paris, Gallimard, 2009, p. 532-534. Cette thèse est reprise et expliquée plus largement par Vidal-Naquet dans « Qui sont les assassins de la mémoire ? », Les Assassins de la mémoire, Paris, La Découverte, 2005
[4] Claude Lanzmann, cité dans Paul Fontaine, « Un vivant qui passe », Les Inrockuptibles, 12 novembre 1997.