
Nikita Mikhalkov, le cinéaste devenu propagandiste
Désavoué par sa profession, le réalisateur russe Nikita Mikhalkov s'est fait depuis plusieurs années le relai de la propagande du Kremlin. Son dernier film présente une apologie de la guerre imposée à l'Ukraine par Vladimir Poutine, dans un concert d'approximations, de mensonges et de raisonnements fallacieux.
On connaît en France Nikita Mikhalkov grâce aux films qu’il a réalisés avant la perestroïka. Avec Partition inachevée pour piano mécanique, réalisé en 1977, il propose une adaptation désenchantée de la pièce de jeunesse d’Anton Tchékhov, Platonov. L’écrivain russe avait rédigé ce texte à dix-huit ans et l’avait initialement intitulé « Sans père ». Nikita Mikhalkov, cet enfant de la guerre, est lui-même né en 1945 à Moscou, au sein d’une famille célèbre de l’élite soviétique. Son père à lui, Sergeï Mikhalkov, avait été l’auteur des paroles de l’hymne soviétique sous Staline. Nikita s’est manifestement identifié à son héros1. Dans une interview, il explique que, chez Tchékhov, « il n’y a qu’un seul personnage, un homme dans lequel tout fusionne dans l’unité de ses contradictions et qui écrivait : “Il n’y a ni anges, ni démons.” Et c’est cela qui nous intéresse2 ». Platonov apparaît dans ce film comme joyeux et spontané, alors qu’en réalité il est manipulateur et cynique. Par la suite, Mikhalkov cultive cette interprétation de l’œuvre de Tchékhov dans des productions telles que Cinq Soirées (1979), La Parentèle (1981) et Les Yeux noirs (1987).
Comment devient-on propagandiste de l’empire russe ?
Avec Urga, sorti en 1991 l’année de la chute de l’URSS, Mikhalkov change de registre et se plonge dans les steppes lointaines de Sibérie. Influencé par l’idéologie de l’eurasisme comme de nombreux Russes en perte de repères, d’Alexandre Douguine à Alexandre Panarine, il croit pouvoir ressourcer son identité de dandy grâce à la pureté des paysages d’Extrême-Orient. Mais c’est un échec : la civilisation se révèle indispensable, ne serait-ce que pour trouver des préservatifs dans les villes chaotiques de Mongolie. Il sort alors, en 1994, un film documentaire sur l’évolution de son pays à travers les yeux de sa fille, Anna entre 6 et 18 ans. Une façon pour lui de dénoncer l’effondrement de l’URSS et de se positionner en restaurateur de la grandeur passée de l’État soviétique, qui seul fut à la hauteur de la puissance de l’empire des tsars.
Simultanément, Mikhalkov se tourne résolument vers l’émigration russe en se faisant le défenseur des idées d’Ivan Iljine, un penseur russe pro-hitlérien installé à Berlin au début des années 1930. Il triomphe avec Soleil trompeur et reçoit le prix spécial du jury à Cannes, ainsi que l’oscar du meilleur film étranger. Rares sont ceux qui comprennent que ce film est une critique vigoureuse de l’émigration russe, qu’il voit comme un soleil trompeur, et un hommage direct à Staline.
Retourné à son obscurité d’homo sovieticus, devenu nouveau riche, Mikhalkov tombe alors dans le kitsch néo-poutinien « à la Tseretelli » en réalisant Le Barbier de Sibérie (1998). Le film se présente comme une vaste apologie de l’empire russe contre la violence de l’armée américaine exercée dans les Balkans. La suite ne sera plus que la répétition traumatique de soleils trompeurs, les deux derniers films de sa trilogie, Soleil trompeur II (2010) et Soleil trompeur III (2011), s’achevant par un hymne à la victoire de l’Union soviétique contre le nazisme.
Il devient président de la société des réalisateurs russes mais la dirige de façon autocratique. En 2010 à Cannes, il est pris à partie par des dizaines de membres de son association dans un texte intitulé « Cela ne nous plaît pas » : « Ce qui ne nous plaît pas, c’est la verticale d’un pouvoir autocratique, à l’intérieur d’une communauté professionnelle. Ce qui ne nous plaît pas, c’est la façon totalitaire de diriger notre Union : une personne nomme, à tous les postes électifs, les gens qui lui conviennent et avec lesquels elle prend ensuite des décisions clefs, lors de réunions qui se tiennent hors du siège, à huis-clos, où nous ne sommes pas admis et où notre avis n’intéresse pas. […] Ce qui ne nous plaît pas, c’est la recherche maniaque d’un ennemi intérieur et le bannissement des insoumis. Et, surtout, ce qui ne nous plaît pas, c’est que le débat libre, la confrontation d’opinions, ainsi que l’esprit de liberté et de démocratie, ont depuis longtemps quitté les murs de notre Union où s’implantent, à la place, la pensée unique, le patriotisme étatique et la flagornerie. »
Délégitimé par son propre milieu, Mikhalkov se tourne alors résolument vers la promotion de l’idéologie de l’empire russe. Il crée la chaîne de télévision Bessogone, un nom qui signifie « chasseur des démons », consacrée à sa promotion personnelle. Il y parle, entouré d’icônes, des « mensonges de l’Occident » et de la grandeur de la « sainte Russie ». Conscient que la propagande officielle est de plus en plus grossière, – comme l’a montré l’interruption involontaire du discours de Poutine au stade Loujniki, le 18 mars, en raison des cris dirigés contre lui3 –, Mikhalkov se met entièrement au service de la guerre imposée en Ukraine.
Son film le plus récent sur l’Ukraine date de mars 2022 ; il est intitulé Émission spéciale, et reprend un certain nombre d’extraits de sujets diffusés depuis huit ans. Le documentaire de cinquante-deux minutes est un excellent exemple de la propagande en cours en Russie. Mikhalkov, entouré d’icônes de saints russes et de la Trinité chrétienne, parle assis à son bureau, sur lequel figurent trois téléphones soviétiques et le drapeau de la Russie. Il dit vouloir parler sans polémique et ne présenter que des faits. Il explique, la main sur le cœur, que son seul but est de comprendre pourquoi « les événements » ont eu lieu et « à qui ils profitent ». À la fin du film, après une quantité invraisemblable d’arguments fallacieux, le spectateur reçoit la double réponse de Mikhalkov : « La guerre russo-ukrainienne n’est pas le fond du sujet. » Le vrai problème est « la dernière tentative d’invasion [de la Russie] par la civilisation occidentale ». Mais « l’homme russe, explique-t-il, n’acceptera jamais les mariages homosexuels et la légalisation du fascisme ».
Avec une grande sincérité, Mikhalkov révèle son angoisse la plus intime. Il s’appuie sur Slobodan Milosevic qui, à la fin de sa vie, appelait l’homme russe à faire preuve de fermeté contre l’Occident. Sinon, expliquait-il, « il arrivera à la Russie ce qui est arrivé à la Yougoslavie ». Pour que soit bien comprise son exhortation du peuple russe à la fermeté, ainsi qu’à la solidarité totale à l’égard de Poutine dans sa guerre contre un Occident décadent, le réalisateur menace indirectement son spectateur : « Il vaut mieux être pendu pour sa fidélité que pour sa trahison ». Le film s’achève par un appel glaçant du cinéaste cynique devenu propagandiste de la troisième Rome : « Soldats, où que vous soyez, sachez que vous défendez votre patrie. »
Les arguments fallacieux de Mikhalkov
Les arguments avancés par Mikhalkov pour en arriver à un tel appel à la guerre d’invasion sont pourtant d’une faiblesse insigne. Il ne donne aucun élément d’explication sur la révolte ukrainienne de Maïdan, de décembre 2013 à février 20144. Alors que cette révolution, dite « de la Dignité », a été déclenchée en faveur de l’attachement de l’Ukraine aux valeurs démocratiques européennes, et contre l’arbitraire de Viktor Ianoukovitch qui, en novembre 2013, refusa sous la pression de Vladimir Poutine d’appliquer ses promesses de campagne en faveur du traité d’association avec l’Union européenne, Mikhalkov ne montre que des foules violentes sans aucun élément d’explication. On sait que Viktor Ianoukovitch quitta l’Ukraine dans la précipitation entre le 22 et le 23 février 2014, parce que la foule lui demandait des comptes sur les raisons pour lesquelles sa police – les Berkouta – avait tiré sur les manifestants et fait plus de cent morts. Mais Mikhalkov ne retient que la version russe, selon laquelle le président a fui par peur d’être tué.
Tout le reste du film est du même acabit. Mikhalkov assène que la popularité de Petro Porochenko, le successeur de Ianoukovitch à la tête de l’État ukrainien, n’était que de 7 %, sans préciser la date. On sait pourtant que Porochenko fut élu triomphalement dans toute l’Ukraine dès le premier tour, le 25 mai 2014. Même approximation lorsque le cinéaste déterre de vieux documents du parti Svoboda datant de la période soviétique, ou quand il met en avant une député nationaliste, Irina Farion, pour faire croire au néo-nazisme ukrainien alors que celle-ci, ultra-minoritaire et très contestée en Ukraine, ne fut en activité que deux ans de 2012 à 2014. Jamais il n’explique que les élections en Ukraine sont libres, à la différence de la Russie, et que le parti nationaliste Svoboda n’a disposé à la Rada que d’une extrême minorité dans les années 2000, ou qu’il y est complètement absent depuis 2019.
Mikhalkov n’hésite pas non plus à reprendre la vieille propagande soviétique en la remettant au goût du jour. Selon lui, parce que les nationalistes ukrainiens ont accueilli les troupes allemandes en héros en 1941 et commis des crimes contre les Polonais en 1943, les habitants du Donbass auraient décidé de proclamer librement leur autonomie à l’égard du pouvoir central de Kiev en 2014. Pas un mot sur les agents du GRU comme Igor Guirkine ou Arsen Pavlov (dit « Motorola »), deux criminels de guerre russes venus dans le Donbass pour le déstabiliser dès le mois de mars 2014, ce que Guirkine a reconnu de son plein gré à plusieurs reprises à la télévision.
On peut aisément déconstruire la propagande de Mikhalkov pour chacune de ses fausses informations. Par exemple, le réalisateur accuse le pouvoir ukrainien d’avoir incendié la Maison des syndicats à Odessa, le 2 mai 2014, alors que s’y étaient réfugiés des manifestants pro-russes. On sait pourtant que ce jour-là, comme le montrent des images d’archives, tout a commencé par des provocations de séparatistes pro-russes. Plus tard, une mission de l’ONU dépêchée par le gouvernement ukrainien a établi que certains suspects, parmi lesquels des responsables chargés du maintien de l’ordre, ont fui en Russie et y ont reçu la nationalité russe5.
Mikhalkov use habilement du pouvoir des images pour susciter des réactions émotionnelles plus que de réflexion critique. Il utilise par exemple des photographies de la destruction du Donbass pour accuser le gouvernement ukrainien de massacres, sans être en mesure d’authentifier ses sources. Il va même jusqu’à s’appuyer sur des images en langue russe (et non pas en langue ukrainienne) montrant un soldat non identifié se réjouissant d’avoir inscrit sur des bombes « Tout est mieux. Pour les enfants ». Alors que le spectateur est sidéré par un tel cynisme, il ne lui suffit plus que d’affirmer hors champ qu’il s’agit d’un soldat ukrainien et le tour est joué…
En définitive, Mikhalkov applique à la lettre les stratégies de propagande soviétiques selon lesquelles « plus les mensonges sont gros, plus ils fonctionnent ». Par exemple, lorsqu’il affirme que Zélensky aurait annoncé à Munich, en février 2022, qu’il souhaitait renucléariser l’Ukraine, alors que le président ukrainien n’a fait que dire que le mémorandum de 1994 à Budapest, garantissant la protection des frontières de l’Ukraine contre sa dénucléarisation, n’était plus respecté par la Russie. Il y a aussi le principe selon lequel « il n’y a jamais de fumée sans feu ». Ici, il explique que ce sont les médias occidentaux qui manipulent l’information. Les manuels de propagande distribués à tous les étudiants en journalisme en Russie encore aujourd’hui apprennent également ceci : « Mettons un mensonge à côté d’une vérité qu’on refuse, et cela fera au moins douter le spectateur qui placera le curseur de la vérité au milieu ». Mikhalkov applique scrupuleusement ce principe en montrant une « journaliste » française, Anne-Laure Bonnel, affirmant sur Cnews que « les 13 000 morts dans le Donbass sont des victimes civiles tuées par les soldats ukrainiens ». Cette information est évidemment fausse, mais elle n’a jamais été démentie en Russie puisqu’il n’y a plus de médias indépendants6. Il pratique enfin la technique classique du miroir, par exemple en affirmant que les Américains cherchent à couper la Russie de l’Europe, alors que c’est bien la Russie qui a tout fait pour empêcher l’intégration de l’Ukraine à l’Union européenne7.
En fait, comme il l’admet à deux reprises dans son film, Mikhalkov ne parvient pas à reconnaître que l’Ukraine est un État indépendant dont la Russie a accepté l’existence et les frontières en 1994, lors du Mémorandum de Budapest, et en 1997 lors du traité russo-ukrainien. C’est pourquoi il n’accepte pas, tout comme Soljenitsyne en son temps, que les Ukrainiens demandent à leurs officiers d’être prêts à combattre contre toute puissance étrangère, Russie comprise, qui pourrait nuire à leurs intérêts. Son ton, faussement neutre et objectif, est en réalité plein de ressentiment et de rage. Conscient que ses arguments sont insuffisants, il cite Sergei Bodrov, le héros du film populaire Le Frère, qui soutenait que, « en temps de guerre, on ne peut dire du mal de son pays ». Mais Mikhalkov, explique le député de Moscou Ilya Iashin, ne précise pas si cette condition s’applique à des guerres criminelles menées à l’étranger par les dirigeants d’un pays et sans consultation nationale.
L’impression générale qui se dégage du film est que Nikita Mikhalkov s’est complètement radicalisé. Simultanément, on observe aussi que l’ancien dandy réalisateur est aux abois. Face à l’indigence intellectuelle de ses arguments et à sa manipulation évidente des faits historiques, il sait que son appel à la cohésion nationale ne pourra pas durer longtemps. Un jour, les Russes apprendront les vrais chiffres sur la catastrophe de la nouvelle guerre menée par la Russie en Ukraine, depuis février 2022. Selon Arsène Avakov, ancien ministre de l’Intérieur ukrainien, près du tiers de l’armée russe présente en Ukraine a été décimé par l’armée ukrainienne au 16 avril 2022, soit en l’espace de six semaines (en comptant les 25 000 morts, soldats et mercenaires, et plus de 50 000 blessés). Aussi Mikhalkov doit-il déjà craindre le jour où les Russes oseront enfin regarder la réalité en face, et se tourneront avec violence vers celui qui leur a menti pendant deux décennies. Tout en se présentant comme leur plus grand exorciste.
- 1. Voir Cécile Vaissié, Le Clan Mikhalkov. Culture et pouvoirs en Russie (1917-2017), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2019.
- 2. Entretien avec Jean Delmas, Jeune Cinéma, février 1979.
- 3. Le moment a été filmé et est disponible sur YouTube.
- 4. Antoine Arjakovsky, Russie-Ukraine, de la guerre à la paix ?, Paris, Parole et Silence, 2014.
- 5. Voir le rapport de Matilda Bogner, “7 years with no answers. What is lacking in the investigations of the events in odesa on 2 May 2014?”, Nations Unies en Ukraine.
- 6. Mathilde Roche, Elsa de La Roche Saint-André, Emma Donada et Luc Peillon, « Qui est la journaliste française Anne-Laure Bonnel, censurée, selon Moscou, pour son travail sur le Donbass? », Libération, 3 mars 2022.
- 7. Antoine Arjakovsky, Occident-Russie, comment sortir du conflit ? Chroniques 2014-2016, Paris, Balland, 2016.