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Entretien à Cannes avec les frères Dardenne

Les frères belges abordent leur huitième sélection en compétition au Festival de Cannes avec Le jeune Ahmed. Inlassablement, ils imaginent des personnalités qui n’ont pas accès à la moralité ; pour qui le bien et le mal n’existent pas parce que leur enjeu est d’abord de survivre.

 

Le jeune Ahmed de Jean-Pierre et Luc Dardenne met en scène la trajectoire d’un jeune garçon radicalisé de treize ans qui projette de tuer son enseignante pour défendre sa religion, sa quête de pureté. Retenu dans un centre fermé, suivi par un éducateur de référence (Olivier Bonnaud, le remarquable jeune médecin en crise de vocation de La fille inconnue), Ahmed sort parfois pour se rendre dans une ferme où il rencontre Louise, une jeune fille de son âge avec qui il pourrait flirter. Mais rien ni personne ne semble atteindre le jeune garçon ; pas même sa mère convertie qu’il méprise et considère comme une « mauvaise musulmane ». Les frères Dardenne tiennent avec maestria les rênes de la destinée tragique du jeune garçon à mesure qu’il s’enferme dans l’obsession du meurtre qu’il prépare. Sur son chemin, il croise des institutions belges à leur meilleur : des juges des enfants bienveillants, une psychologue et un éducateur parfaits. Le garçon tendra des mouchoirs à sa mère (excellente Claire Bodson) en visite au centre fermé. Mais c’est seul, finalement, qu’il se dirigera vers sa victime pour lui faire face, enfin.

Comment sort-on du désir de tuer ? Le visage de l’autre le permet-il ? Alors que les frères belges abordent leur huitième sélection en compétition au Festival de Cannes avec Le jeune Ahmed, et puisque Jacques Taminiaux, qui fut le professeur de philosophie de Luc Dardenne à l’université de Louvain (et l’élève de Levinas) nous a quittés le 7 mai 2019, il faut mesurer l’importance pour notre temps de la pensée morale et politique qui chemine dans le cinéma des Dardenne depuis quarante ans. Inlassablement, ils imaginent des personnalités qui n’ont pas accès à la moralité ; pour qui le bien et le mal n’existent pas parce que leur enjeu est d’abord de survivre.

Ils pensent et filment là où nos sociétés ont mal : le chômage et la détresse des jeunes dans Rosetta et L’Enfant, l’immigration et le marché noir dans La Promesse et Le Silence de Lorna, les restructurations et les fermetures d’usines dans Deux jours, une nuit, l’exploitation et l’invisibilisation des plus faibles dans La fille inconnue. En observateurs lucides, engagés, et en cinéastes experts, ils guettent aussi l’espoir qui naît dans nos institutions démocratiques de personnalités d’aidants : des juges, des enseignants, des médecins, des éducateurs, auxquels ils rendent hommages en créant des personnages magnifiques avec des acteurs dirigés au cordeau. Affrontant sans faux-semblant la radicalisation, Le jeune Ahmed regarde avec amour un enfant à la dérive et avec intransigeance les adultes qui l’entourent, responsables religieux compris, réalisant un magnifique portrait d’un enfant de l’Europe après les attentats de 2015.

Jean-Pierre et Luc Dardenne

Réalisateurs, scénaristes et producteurs, leur dernier film, Le Jeune Ahmed, a reçu le prix de la mise en scène au festival de Cannes.

Élise Domenach

Élise Domenach est maîtresse de conférences, habilitée à diriger des recherches, en études cinématographiques à l’École normale supérieure de Lyon. Elle a récemment dirigé L’écran de nos pensées. Stanley Cavell, la philosophie et le cinéma (ENS Éditions, 2021). Elle est également l’autrice de Le paradigme Fukushima au cinéma. Ce que voir veut dire (2011-2013), à paraître chez Mimesis en avril…