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Copyright 2022 - Ad Vitam Production   Agat Films et Cie   Bibi Film TV   Arte France Cinéma
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Flux d'actualités

Les métamorphoses de Louis Garrel

novembre 2022

À l’affiche dans Les Amandiers de Valérie Bruni-Tedeschi, où il incarne Patrice Chéreau, Louis Garrel, réemployant ses dons déjà affirmés de jeu sur l’agacement ou la prétention, innove en incarnant avec tout son corps, que la réalisatrice montre en plans moyens ou rapprochés, en choisissant d’incarner une tension et un stress permanents.

Depuis 2017, Louis Garrel, jusqu’alors associé au genre de la comédie, a incarné trois personnages historiques : Robespierre (Un peuple et son roi, Pierre Schoeller, 2018), Alfred Dreyfus (J’accuse, Roman Polanski, 2019) et Louis XIII dans la nouvelle adaptation des Trois Mousquetaires par Martin Bourboulon (2023) ; ainsi que deux grands créateurs, Jean-Luc Godard (Le Redoutable, Michel Hazanavicius, 2017) et Patrice Chéreau (Les Amandiers, Valérie Bruni-Tedeschi, 2022). Un tournant clair de sa carrière, rare parmi les acteurs contemporains, d’autant plus complexe que Robespierre porte avec lui des clichés, que personne ne connaît sa voix, pas plus que celle de Dreyfus1, et qu’il s’agit, pour deux des rôles cités (Godard et Chéreau) d’imiter sans singer, en jouant sur des images publiques, très connue pour le premier, moins pour le second. Au-delà des raisons personnelles pour le choix de rôles plus imposants et historiques, le paradoxe, et le plaisir, tiennent à ce que personne n’aurait a priori choisi cet acteur pour ces rôles, et qu’il y excelle.

Dans un entretien en vidéo avec Médiapart du 26 septembre 2018, Pierre Schoeller affirme avoir voulu confier à Garrel et à Niels Schneider (Saint-Just) les rôles de deux révolutionnaires très connus pour les montrer tels qu’ils étaient : des jeunes hommes et des êtres de chair. De fait, l’acteur parvient à rendre crédible son Robespierre en le montrant aussi sérieux que les spectateurs l’imaginent, en se concentrant sur sa diction ; l’image livresque du tribun guindé est déconstruite par Schoeller, d’abord en le montrant orateur méconnu dans la Constituante (« Robert Spierre »), puis dans une scène d’introduction sans paroles le montrant se faisant poudrer et préparer sa perruque. Le jeu aussi naturel que possible de Garrel s’inclut dans les intentions du cinéaste qui choisit de ne pas chercher la ressemblance à tout prix (voir le choix de Laurent Laffite en Louis XVI, lui aussi surprenant et réussi). L’interprète parvient donc à incarner, littéralement, une figure historique en se transformant légèrement, en adoptant des postures et des masques ; la surprise de la salle est de le découvrir capable d’un tel sérieux.

La même tension dans le jeu, la même recherche de vraisemblance, se retrouvent dans sa composition d’Alfred Dreyfus. L’acteur sait devoir parvenir à la plus grande justesse dans la scène inaugurale du film, la représentation de la dégradation du capitaine dans la cour de l’École militaire, une séquence connue des spectateurs d’après les dessins qui en ont été faits, la une du Petit Journal tant reproduite. Comme pour Robespierre (interprété avec une rigor mortis marquée par Wojciech Pszoniak dans le Danton d’Andrzej Wajda en 1983), il doit venir après un grand interprète : Thierry Frémont dans le téléfilm d’Yves Boisset en 1994. Ici aussi, il choisit de fonder son jeu d’abord sur le corps, en faisant transparaître toute l’intégrité de Dreyfus, son indignation physique face à l’injustice le frappant. Le travail du comédien est certes facilité par le cadre historique, le maquillage et les costumes, mais la recherche de la justesse face aux clichés historiques demeure un défi pour tout acteur, réussi par Garrel.

Se confronter à Godard, qui plus est d’après un matériau autobiographique (Anne Wiazemsky, Un an après, Gallimard, 2017) et dans un contexte lui-même propre aux détournements, Mai 68, semblait une quasi-incongruité lorsque Le Redoutable fut annoncé. Le défi de jeu consiste ici à se départir de clichés connus des spectateurs, de la « panoplie » Godard, telle qu’elle a existé à partir de ses succès. Garrel y parvient, entre autres parce que Hazanavicius se moque du cinéaste sans le montrer du doigt, mais aussi parce qu’il ne cherche pas à copier la figure réelle qu’il interprète, qui n’apparaît pas comme le personnage médiatique qu’il devint à partir des années 1970. En tant que le film traite de la dérive possible de tout créateur par adhésion à une idéologie, il laisse à son acteur principal toute latitude pour inventer son Godard et renforcer ainsi son répertoire comique, dans un rôle portant moins d’enjeux dramatiques et historiques que les deux précédemment cités.

Le défi de comédien pour Les Amandiers tient à ce que, contrairement à Dreyfus et Robespierre, sur lesquels existent témoignages et travaux d’historiens, et différemment de Godard, où chacun peut calquer des images populaires, les spectateurs doivent croire ce que propose Garrel avec son Patrice Chéreau, même si le scénario se fonde sur les souvenirs de la réalisatrice au sein de l’école du théâtre éponyme à Nanterre. La caméra déconstruit là aussi le mythe du personnage en deux scènes, filmées de la même façon : quand un jeune comédien découvre le metteur en scène, montré de dos, changeant une lumière ; et quand une actrice l’espionne, aux côtés de Pierre Romans (Micha Lescot, lui aussi impressionnant), épuisé et prenant de la drogue. Plus encore, Garrel, réemployant ses dons déjà affirmés de jeu sur l’agacement ou la prétention, innove en incarnant avec tout son corps, que la réalisatrice montre en plans moyens ou rapprochés, en choisissant d’incarner une tension et un stress permanents. Chéreau apparaît comme un metteur en scène hyper-exigeant avec ses comédiens, strict, capable de jugements délétères, s’approchant sans cesse de ses élèves ou les reprenant en répétition. Les Amandiers renversent donc une icône culturelle, comme Le Redoutable pour Godard, de façon certes moins critique : force est de constater que la méthode du scénographe a formé de grands comédiens et présenté des pièces mémorables, là où la salle, devant le film d’Hazanavicius, déplore les opinions de plus en plus radicales et dogmatiques du cinéaste franco-suisse. Cette radicalité d’existence, cette absence de compromis et d’indulgence artistiques du maître vers ses élèves, se trouvent replacés dans le contexte d’une époque intense et tragique, le début des années Sida, là où les engagements de Godard, de plus traités comiquement, apparaissent désuets.

Dans les deux cas, Garrel s’inspire des témoignages de témoins directs, mais intrigue bien plus dans Les Amandiers, car il ne peut se reposer sur aucun cliché, aucun geste ou accent associé à Chéreau, hormis son cigarillo lors des scènes de répétitions autour d’une table. Il ne porte plus de vêtements d’époques, n’a plus de moustaches, de perruques ou de décors d’époques sur lesquels fonder une réserve, s’imaginer dans un univers différent. Barbu, d’aspect robuste, il diffère visiblement des photographies d’époque de l’homme de théâtre. Les spectateurs croient pourtant en cette représentation, agréablement surpris par ce nouveau refus de la ressemblance à tout prix, de plus en plus fréquent dans le cinéma français. Peu importe, au fur et à mesure du film, que Chéreau pût parfois se montrer odieux, se comportât vraiment avec tant d’excès. D’un personnage réel, Garrel tire un portrait crédible d’un directeur de théâtre (« et pas directeur de l’école », comme le précise Pierre Romans aux étudiants). Que proposera-t-il à partir du Louis XIII, dont il n’est pas un sosie, d’Alexandre Dumas ? Son talent de composition et d’invention s’accordera sans doute à la fantaisie caractérisant l’approche romanesque des Trois Mousquetaires.

 

  • 1. Un entretien audio datant de 1912 existe, mais n’a été diffusé qu’en 2020. On peut l’écouter ici