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Photo : Fabien Maurin
Photo : Fabien Maurin
Flux d'actualités

Après le choc

De Charlie Hebdo à Conflans-Sainte-Honorine

La surenchère de réactions politiques au meurtre barbare de Samuel Paty ne nous aide malheureusement pas à mieux comprendre, pour mieux la combattre, cette nouvelle vague d'attaques terroristes, perpétrées par des individus apparemment isolés, liés de façon lâche à des mouvances islamistes sans appartenir pour autant à des réseaux identifiés. Il y a pourtant urgence à renforcer cette lutte, sans renoncer aux droits et libertés de nos sociétés démocratiques.

L’attentat de Conflans-Sainte-Honorine est la sixième attaque terroriste à l’arme blanche perpétrée depuis le début de l’année, mais la seconde, huit années après Toulouse, à toucher de façon aussi barbare une école. La dignité des hommages rendus à Samuel Paty n’a pas empêché un emballement politico-médiatique qui, au-delà de l’émotion légitime d’un tel moment, interroge sur sa nature. On y reconnaît les travers prévisibles de la course à l’audimat et du jeu électoral. Mais le contexte de la préparation de la loi sur le séparatisme a fortement pesé, ainsi sans doute que l’exacerbation du climat anxiogène provoqué par le cumul inédit des crises économique, sanitaire, politique et sécuritaire.

Du plateau de CNews aux pages de Marianne en passant par Twitter ou Facebook, les annonces gouvernementales, les commentaires et les invectives ont nourri une surenchère de mesures, qu’elles soient ciblées (renforcement de la plateforme de contrôle Pharos, fermeture de la mosquée de Pantin, dissolution du collectif Cheikh Yassine) ou générales (remise en cause des rayons halal au supermarché, du foulard des mères accompagnant les sorties scolaires ou de l’apprentissage de l’arabe à l’école), et dans ce cas assurément contre-productives et sans rapport avec la lutte antiterroriste. Posée à partir du conflit initial entre l’école où enseignait Samuel Paty et un parent d’élève, sur lequel s’est greffé le terroriste Abdouallakh Anzorov, la question de l’islam de France est devenue le dénominateur commun de problématiques disparates (liberté d’expression, laïcité, réseaux sociaux, terrorisme, etc.).

D’où un débat décousu bien qu’unanimement orienté vers la restauration d’une autorité d’État déjà ébranlée par toute une série d’épisodes de violences urbaines (affrontements de bandes, fusillades, attaques de policiers…). Le ton a été donné par une salve de déclarations tonitruantes. « La peur va changer de camp », avertit le président de la République, poussant Les Républicains, par la voix de Bruno Retailleau, à se montrer plus exigeant (« des armes et non des larmes »), et Marine Le Pen à abandonner sa posture de « présidentiable » affranchie des obsessions de son parti (« puisque le terrorisme est un acte de guerre, il exige une législation de guerre »). Même Mélenchon en a fait sursauter plus d’un par son propos (« je pense qu’il y a un problème avec la communauté tchétchène en France »), laissant penser qu’il devait expier sa participation à la manifestation de novembre 2019 « contre l’islamophobie ». La discrétion observée par Europe Écologie-Les Verts, justifiée officiellement par son refus d’exploiter politiquement le drame, a été interprétée par certaines mauvaises langues comme une preuve de plus de ses faiblesses sur le sujet et par d’autres, plus mauvaises encore, comme la déroute d’une gauche trop longtemps complaisante envers les musulmans.

Ce que d’aucuns considèrent comme la fin de l’omerta à l’école et des circonvolutions dans l’intelligentsia n’a pas permis de clarifier le débat public. Las, la « prise de conscience salutaire » embrouille plutôt les enjeux, quand elle ne favorise pas les amalgames entre un désir de « faire nation » contre les immigrés et les demandeurs d’asile (représentés sous les seuls traits d’Anzarov et du jeune pakistanais qui a sévi devant les anciens locaux de Charlie Hebdo), et la défense d’un modèle républicain en guerre contre un communautarisme incarné, quant à lui, par le prédicateur Abdelhakim Sefrioui. Certes, la difficulté à aborder de front des faits dérangeants et à les nommer sans se laisser piéger par des mots « trop sensibles » ou ambivalents est réelle. Mais le défi tient avant tout à la capacité d’apporter des nuances et de la complexité à nos analyses. Or, à écouter les affligeantes diatribes contre les ravages de l’« islamo-gauchisme », on en est très loin1. Spectacle d’autant plus déconcertant qu’il n’oppose plus seulement Mediapart à L’Incorrect mais aussi, à fleurets mouchetés, le ministre de l’Éducation nationale au milieu universitaire.

À se demander si, en republiant aujourd’hui la critique que Ghislain Waterlot adressait au « fanatisme de la tolérance » de Voltaire, Esprit ne passerait pas à son tour pour un « idiot utile » de l’intégrisme religieux (ce qui ne manquerait certes pas de piquant)2 ? À moins que, comme l’explique John Tolan, notre « gloire nationale » pourrait bien se révéler être le chef de fil de l’infâme islamo-gauchisme, « un virus qui se transmet souvent par l’entremise d’Anglo-Saxons » (comme le communautarisme donc…), note l’historien non sans une pointe d’ironie3. Alors, tous pourris, comme dit l’autre ? Intervenir dans ce contexte est d’autant plus délicat que les réseaux sociaux et les médias alimentent, parfois pour le meilleur mais plus souvent pour le pire, l’expression des colères et des indignations, des affects également propres aux fondamentalistes4. Bien sûr, toutes les colères ne se valent pas, certaines sont libératrices et d’autres meurtrières, mais le dilemme reste entier : comment exposer nos désaccords sans contribuer au brouhaha de l’espace public, qui a plus besoin de calme et de raison, ni se résigner au silence ou à l’autocensure ?

Il est possible de le faire par la mise en perspective de l’actualité dans l’histoire plus longue et plus globale de la violence, à l’instar de Cyrille Bret, lorsqu’il explique en quoi les attentats de Bombay de 2008 représentent « la matrice symbolique et opérationnelle du terrorisme de la dernière décennie5 ». Par le recours aussi à des études documentées, comme celle de Florence Faucher et de Gérôme Truc qui, sur la base d’un indice longitudinal de tolérance, montrent que « l’interprétation des attentats de 2015 qui a prévalu en France n’a pas accru les préjugés envers les immigrés et les musulmans, à la différence des États-Unis post 11-Septembre6 ». Puis, par la tentative de saisir des évolutions sous-jacentes ou des retournements de tendances inattendus.

Tel pourrait être le cas des attentats d’octobre 2020, aussi bien dans les opinions que dans le profil des terroristes. Avec la chute du dernier fief de l’État islamique, un « terrorisme du coin de la rue » (Cyrille Bret) se développerait, avec l’arrivée de convertis de nouvelles nationalités, prenant le pas sur ces jeunes d’origine maghrébine de la seconde génération qui avaient garni les rangs de Daech7. Risque accru avec les manifestations dans plusieurs pays musulmans d’une colère « populaire » instrumentalisée – pour des raisons d’abord intérieures – par des gouvernants hostiles, le président turc en tête (même s’il n’y a pas encore eu en France de terroristes d’origine turque). L’enquête sur Anzorov n’est pas close, mais ce jeune Tchétchène, perdu et acculturé, ni loup solitaire, ni membre téléguidé d’un réseau, semble avoir agi de sa propre initiative à la confluence d’un groupe djihadiste étranger (Hayat Tahrir al-Cham, poursuivant des objectifs purement nationaux en Syrie, à la différence de l’internationalisme de Daech et d’Al-Qaïda) et de mouvements salafistes français. Restera-t-il un cas relativement atypique ou préfigure-t-il une nouvelle génération de terroristes ? Difficile à dire, d’autant que nous n’en avons pas fini non plus avec les ex-combattants de Daech. Qui peut penser que la chute de son califat marque une victoire définitive, sans que nous ayons eu à nous soucier des aspirations démocratiques des populations syrienne et irakienne ?

De même, en France, la lutte contre le terrorisme ne pourra être remportée qu’en avançant sur le terrain démocratique et non en pérennisant des législations d’exception ou en stigmatisant des groupes entiers (les musulmans, les Tchétchènes, la gauche radicale, etc.). Il est illusoire de vouloir en finir avec les « ghettos islamiques » sans démanteler au préalable les ghettos urbains dans lesquels ils prolifèrent. Or la tournure hystérique des débats qui ont suivi l’attentat du 16 octobre laisse présager que de mauvais diagnostics engendreront de mauvais remèdes. Pour vraiment combattre le terrorisme, il faudrait mieux en débattre, non pas entre experts ou éditorialistes, mais collectivement. En effet, comme le reconnaît Jacques Follorou, « le procès Charlie et ceux qui suivront ne peuvent pas être le lieu de l’analyse, pas plus qu’ils ne sont le théâtre d’une catharsis nationale8 ». Le projet d’un futur musée-mémorial sur le terrorisme et l’invention de nouveaux outils pour compléter et accompagner l’année prochaine le procès sur les attentats du 13 novembre 2015 pourraient nous en donner l’opportunité. Ne la manquons pas cette fois.

 

  • 1. Sur la création et l’instrumentalisation de cette notion, voir Isabelle Kersimon, « Islamo-gauchisme, islamo-droitisme », inrer.org, 24 octobre 2020 et écouter Jean-Yves Pranchère, « D’où vient la notion d’“islamo-gauchisme” ? », France Culture, « La question du jour », 26 octobre 2020.
  • 2. Ghislain Waterlot, « Voltaire ou le fanatisme de la tolérance », Esprit, août-septembre 1996.
  • 3. Voir John Tolan, Mahomet l’Européen. Une histoire des représentations du Prophète en Occident, trad. par Cécile Deniard, Paris, Albin Michel, 2018.
  • 4. Voir Arjun Appadurai, Géographie de la colère. La violence à l’âge de la globalisation, trad. par Françoise Bouillot, Paris, Payot & Rivages, 2007 et Myriam Benraad, Géopolitique de la colère. De la globalisation heureuse au grand courroux, Paris, Le Cavalier Bleu, 2020.
  • 5. Cyrille Bret, Dix attentats qui ont changé le monde. Comprendre le terrorisme au xxie siècle, Paris, Armand Colin, 2020.
  • 6. Florence Faucher et de Gérôme Truc, Face aux attentats, Paris, Presses universitaires de France / La Vie des idées, 2020, p. 86.
  • 7. Voir Olivier Roy, Le djihad et la mort, Paris, Seuil, 2016.
  • 8. Jacques Follorou, « Face au terrorisme, l’urgence d’un large débat en France », Le Monde, 15 octobre 2020. Voir aussi Joël Hubrecht, « Le terrorisme. Un défi pour la justice transitionnelle », Les Cahiers de la Justice, n° 3, 2019.

Joël Hubrecht

Membre du comité de rédaction d'Esprit. Responsable de Programme (Justice pénale internationale / Justice transitionnelle) à l'Institut des hautes études sur la justice (IHEJ). Membre du Comité Syrie-Europe après Alep. Enseigner l'histoire et la prévention des génocides: peut-on prévenir les crimes contre l'humanité ? (Hachette, 2009). …