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Une planche de l’exposition racontant l’aventure (photo J. C.)
Une planche de l’exposition racontant l’aventure (photo J. C.)
Flux d'actualités

Pauvreté et critique sociale

La méthode du croisement des savoirs, développée par le mouvement ATD Quart-Monde, associe, dans un espace de confiance, des militants en situation de grande pauvreté, des acteurs engagés dans la lutte contre l’exclusion et des philosophes soucieux des réalités sociales contemporaines, pour promouvoir la justice. 

Les 9 et 10 décembre 2022, à l’université Paris-Diderot (Paris-Cité), se tenait le colloque Pauvreté, critique sociale et croisement des savoirs, qui venait clore une recherche conduite depuis trois ans à l’initiative de David Jousset et d’ATD Quart-Monde, dans une convivialité au long cours qui a été bousculée par la pandémie de Covid-19.

Fondé en 1957 par le père Joseph Wresinski au camp des sans-logis de Noisy-le-Grand, le mouvement ATD Quart-Monde est une organisation non gouvernementale internationale (présente dans plus de trente pays) qui lutte contre la pauvreté, en y associant les personnes qui la subissent et en se fondant sur le respect de la dignité humaine. Les volontaires permanents s’engagent à une vie simple et partagée1. La méthode du croisement des savoirs consiste à associer, dans un espace de confiance, des militants en situation de grande pauvreté, des acteurs engagés dans la lutte contre l’exclusion et des philosophes soucieux des réalités sociales contemporaines, afin de partager leurs expériences et leurs connaissances, et d’étudier un corpus de textes2. Les « co-chercheur·es » ont alors produit trois documents portant sur la résistance, le droit et l’injustice liée au savoir, traduits en espagnol et en anglais.

Culture de la résistance

Les militants considèrent que la résistance est la persévérance du combat contre la misère ; elle est contrainte par les situations qui touchent à leur dignité et exige un effort. Les philosophes s’efforcent plutôt de définir la résistance face au pouvoir comme domination, celui qui s’exerce sur autrui d’une manière qui va contre ses intérêts. Cette résistance suppose l’identification d’un oppresseur, ainsi que l’intention et la capacité de s’y opposer. Elle passe par la parole (décrire, interpréter, argumenter), la transgression (soumission feinte, geste poétique, contournement) et/ou l’action (contester, revendiquer, se révolter). Il existe ainsi une « culture de la résistance » qui se partage et se transmet de génération en génération. La philosophe Sophie Djigo, qui devait réagir à ces propositions lors du colloque, était absente pour des raisons de sécurité. Menacée par l’extrême droite suite à la visite de sa classe préparatoire littéraire dans le camp de migrants de Calais, elle a reçu le soutien des participants.

L’ambivalence du droit

Le second écrit collaboratif part de l’expérience du déni de droits des personnes en situation d’exclusion sociale. Il souligne l’ambivalence du droit, qui exprime souvent la violence de la répression contre les pauvres (placement des enfants, inégalité d’accès au droit, aggravation des pathologies sociales…), mais qui peut devenir un instrument de libération. Toute critique du droit se fonde sur une source de légitimité ou norme de justice, que Wresinski identifie dans la Déclaration universelle des droits de l’homme (1948) : la dignité humaine, saisie depuis l’expérience d’injustice des plus pauvres, c’est-à-dire encore la liberté, telle qu’elle se découvre à travers des capacités (désir et santé ; travail ; éducation et culture). Distinguant les sujets au droit (soumis à un pouvoir), les sujets de droits (titulaires et bénéficiaires) et les sujets du droit (qu’ils exercent et revendiquent), le groupe exprime le souhait que les plus pauvres participent à l’élaboration du droit, mais aussi à des « cliniques du droit » prodiguant des conseils juridiques gratuits. Le groupe insiste également sur l’importance du recours aux juridictions supérieures (la Cour européenne des droits de l’homme, notamment) et les pratiques de désobéissance civile. Soazick Kerneis, professeur d’histoire du droit romain à l’université Paris-Ouest et directrice du Centre d’histoire et d’anthropologie du droit, souligne en réaction que l’invention du droit à Rome correspond à une révolte des plus pauvres contre l’arbitraire des magistrats.

On peut s’interroger sur l’hostilité, insistante, à l’égard des travailleurs sociaux, principalement considérés comme la menace d’un placement d’enfant, et à l’égard des institutions, y compris l’institution judiciaire. Elle semble répondre à une survalorisation des liens familiaux, qui rend aveugle à des situations où le placement de l’enfant serait légitime. Dans ce contexte, il était bienvenu que Claire Hédon, présidente d’ATD Quart-Monde de 2015 à 2020 et désormais Défenseure des droits, prenne la défense du droit : elle précise que ce n’est pas tant le droit qui fait violence que les institutions qui le mettent en œuvre. En effet, le droit permet, selon elle, de tenir certaines personnes responsables de violences. Au sujet des ordres d’expulsion, elle rappelle que le droit au respect de la vie privée et familiale l’emporte sur le droit à la propriété privée. Elle précise enfin que, lorsque les recours juridiques sont épuisés, il reste la possibilité d’interpeller publiquement le gouvernement – parfois avec succès.

Justice épistémique

Le troisième écrit porte sur les injustices liées au savoir (“epistemic injustices”), en particulier celles qui touchent les personnes pauvres. Ainsi, les histoires de vie racontées par les personnes pauvres sont souvent « réduites à des anecdotes et vidées de leur charge émotionnelle, de leur portée existentielle et politique ». Miranda Fricker, qui distingue les injustices de témoignage (invisibilisation, discrédit) et les injustices d’interprétation (marginalisation, réduction au silence), identifie le stéréotype négatif et les inégalités entre les différentes formes de savoir comme causes principales des injustices épistémiques. Le groupe propose une innovation conceptuelle : l’injustice de transmission, soit l’impossibilité de transmettre son savoir dans son propre milieu de vie. Pour remédier à ces injustices, le groupe propose de favoriser des rencontres, de promouvoir l’égalité d’accès à la culture et à l’éducation, et de valoriser le savoir expérientiel de la pauvreté.

Carolina Sanchez Henao estime que la méthode du croisement des savoirs conduit à la justice épistémique, c’est-à-dire à la reconnaissance du point de vue des personnes en situation de pauvreté. Pour intégrer ces dernières aux projets de recherche, il faut réunir certaines conditions : de l’empathie, du respect, une ouverture d’esprit, une confiance et un sentiment d’appartenance. Pour Magali Bessone, professeure de philosophie politique à l’université Panthéon Sorbonne, la méthode mise en œuvre par le groupe de travail relève d’une « éthique de la délicatesse », attentive à la fois aux expériences communes et aux expériences différentes. Cette méthode aboutit à mettre à jour la « conscience dédoublée » des personnes minoritaires, telle que W. E. B. Du Bois l’a conceptualisée à partir de l’expérience des Noirs américains : le fait de se voir à travers le regard majoritaire. Mais elle s’interroge : faut-il résorber cet écart, ou bien au contraire l’affûter pour produire un savoir ? Il importe que les personnes majoritaires réalisent qu’elles sont également l’objet d’un regard, qui n’est pas toujours positif. Lors d’un atelier, les participants réunis en petits groupes doivent s’accorder sur une expression qui les a frappés lors de la présentation et sont ensuite invités à justifier leur choix à l’ensemble de l’atelier. Deux invités font alors un commentaire plus élaboré de l’écrit collectif, relançant le questionnement au croisement des savoirs. De ce point de vue, il est clair que la démarche de recherche présentée lors de ce colloque en relève. Comme le groupe l’écrit en s’inspirant des réflexions de Marion Iris Young : « Puisque tous les êtres humains sont dotés d’intelligence et qu’il n’y a pas d’intelligence meilleure qu’une autre, il est essentiel de reconnaître la manifestation de la connaissance sous ses différentes formes et de créer des espaces dans lesquelles la parole n’est pas un facteur d’exclusion et d’injustice ; où des intelligences multiples sont reconnues et valorisées et où les gens sont libres de s’exprimer à leur manière, avec leur propre langage. »

  • 1. Voir Bruno Tardieu et Jean Tonglet (sous la dir. de), avec le concours de David Jousset et Béatrice Noyer, Ce que la misère nous donne à repenser, avec Joseph Wresinski, Paris, Hermann, 2018. Voir les sites internet atd-quartmonde.org et atd-quartmonde.fr, ainsi que celui du fonds d’archives du mouvement, atd-cjw.centredoc.org.
  • 2. Principalement de Joseph Wresinski, mais aussi d’Albert Camus, Patrick Chamoiseau, Charlotte Delbo, Patricia Hill Collins, Axel Honneth, Étienne Balibar, Audre Lorde, Jacques Rancière, Emmanuel Levinas, Hannah Arendt, Michel Foucault…

Jonathan Chalier

Rédacteur en chef adjoint de la revue Esprit, chargé de cours de philosophie à l'École polytechnique.