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La dégradation d’Alfred Dreyfus, illustrée par Henri Meyer pour Le Petit Journal, le 13 janvier 1895
La dégradation d'Alfred Dreyfus, illustrée par Henri Meyer pour Le Petit Journal, le 13 janvier 1895
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Le bacille de la peste ne meurt jamais

La lutte contre l’antisémitisme, une tâche républicaine

Ce qui distingue les républicains prêts à agir contre l’antisémitisme, c’est en définitive le courage personnel, une certaine idée du courage.

Lors des premières manifestations de Gilets jaunes en décembre 2018, nous avons assisté à une nouvelle résurgence de la haine des Juifs en France. Une alerte dans Le Monde et un article dans Esprit brisaient une forme d’apathie collective sur le sujet1. Deux ans et demi plus tard, l’expression de l’antisémitisme en France s’est encore aggravée, comme en témoignent, entre autres, certains slogans dans les cortèges « anti-vax » de l’été, lesquels donnent au mouvement des Gilets jaunes un nouveau souffle. Il ne semble poser aucun problème à des manifestants et manifestantes de brandir de grandes pancartes désignant nommément des Français qui, en raison de leur patronyme identifiable, appartiendrait à la « communauté que vous connaissez bien2  », ni à d’autres d’arborer sur le poitrine une étoile jaune, qui a été l’un des instruments conçus par les nazis pour opérer la « solution finale de la question juive ». En marge des contestations, des profanations, comme celles de la stèle érigée en mémoire de Simone Veil à Perros-Guirec, trois fois dégradée en dix jours.

Une régression nationale

Se conjuguent dans ces manifestations une direction idéologique, clairement assumée par des militants d'extrême droite dont d’anciens dirigeants du Front (devenu Rassemblement) national, et une dimension plus populaire, n’hésitant pas à faire commerce des accusations rituelles attribuées aux Juifs et une exploitation débridées des références à la Shoah qui bafouent sa dimension génocidaire. L’aggravation de l’antisémitisme en France et la banalisation de son expression sont très inquiétantes, mais ne semblent guère émouvoir, sinon chez les plus conscients de la gravité de ce recul de civilisation.

Comment expliquer une telle régression ? Aux délires complotistes qui trouvent avec la Covid et la vaccination un nouvel objet de polarisation s’agrègent l’effet délétère de médias antisystème et de leurs têtes d’affiche, et les conséquences sociales de la montée des courants d’extrême droite qui sont indissociables de l’obsession antisémite. À cela s’ajoute encore – on l’observe particulièrement avec la récupération du symbole de l’étoile jaune, ou encore l’identification d’Emmanuel Macron à Hitler et de La République en marche au Parti nazi –, la perte de tout sens historique, une régression d’autant plus tragique dans un pays qui repose sur une conscience individuelle et collective aiguë de son rapport à l’histoire. Le désintérêt de la grande majorité de nos concitoyens à cette violence qui les concerne pourtant au premier chef contribue aussi à sa forte accélération. L’impunité est un poison et, en l’état de l’opinion, la menace de condamnation pénale des auteurs de ces infractions risque même de faire passer les agresseurs en victimes.

Pour celles et ceux que cette violence de l’expression antisémite ne laisse pas indifférents, une difficulté supplémentaire vient de la méconnaissance générale des situations historiques de lutte contre l’antisémitisme. La société française, qui s’identifie à la démocratie républicaine, est handicapée par la faiblesse des récits mobilisateurs de lutte contre l’antisémitisme, comme si aucune action déterminée, individuelle comme collective, n’avait été opposée à l’antisémitisme dans l’histoire de France. Il est vrai que celle-ci en réserve toutefois peu et se définit surtout par de terribles compromissions avec la persécution de citoyens français, séparés arbitrairement de la communauté nationale, de l’affaire Dreyfus et le procès d’État contre un officier d’élite au régime de Vichy et un antisémitisme d’État au service de la « solution finale », sans parler de la récurrences d’actes et de propos antisémites auquel le « plus jamais ça » après la Seconde Guerre mondiale n’avait jamais, en réalité, mis fin.

Pourtant, ces récits mobilisateurs peuvent s’ancrer dans des réalités historiques restées méconnues bien que hautement signifiantes. Il convient ici, face à l’indignité profonde que représente cette nouvelle phase de régression nationale, de rappeler ces épisodes où s’expriment du courage et l’évidence des combats nécessaires, qui ne se discutent pas, comme le philosophe Lucien Herr l’affirmait dans sa réponse à l’écrivain Maurice Barrès qui avait sombré dans la haine des Juifs à la fin du xixe siècle3. Des combats qui se mènent quels qu’en soient les risques pour son confort, sa réputation et même sa vie (celle de Zola ?), quels que soient les notables et les célébrités qu’on affronte et repousse. L’affaire Dreyfus incarne à cet égard l’un de ces événements de lutte frontale contre l’antisémitisme. Elle constitue un ancrage pour leurs récits présents, sans verser pour autant dans l’idéalisation du passé et en mesurant bien qu’à cette époque, des discriminations d’autres natures pesaient sur la société française, dont celle des femmes, exclues de la communauté civique et politique, et les indigènes soumis à l'arbitraire de la colonisation.

Les mots ne sont rien sans les actes, mais ils peuvent être des actes surtout lorsqu’ils sont prononcés dans les arènes politiques que sont le Parlement, la presse ou les réunions publiques. Face à l’antisémitisme muant en culture de masse, contaminant l’État après l’opinion, se ressourçant dans le racisme scientifique et la naissance de l’extrême droite antirépublicaine, des paroles de combat furent lancées durant l'Affaire.Elles témoignaient d’engagements résolus, dont la mémoire a largement disparu aujourd’hui. Il ne s’agit pas d’idéaliser un passé républicain, même transformé par l’engagement dreyfusard. Mais il faut s’interroger doublement sur les ressources que peuvent apporter ces expériences de combat et sur les raisons pour lesquelles une régression peut avoir lieu. Sur le premier point, l’affaire Dreyfus apprend qu’il n’est jamais trop tard pour agir, même quand la situation paraît critique. Sur le second point, l’Affaire communique de décisifs enseignements sur le péril que représente le renoncement à la vigilance, particulièrement lorsqu’une victoire paraît être acquise sur les antisémites.

Une certaine idée du courage

Le 25 juin 1892, alors que le journal La Libre Parole d’Édouard Drumont inaugure pour son lancement une campagne de dénonciation des officiers juifs dans l’armée, le ministre de la Guerre Charles de Freycinet avertit solennellement les antisémites à la tribune de la Chambre des députés4. Son intervention est d’autant plus exceptionnelle qu’il n’a pas manifesté de volonté de combattre les actes de diffamation dont ces officiers sont les objets, allant jusqu’à l’assassinat de l’un d’entre eux (le capitaine Armand Meyer) lors d’un traquenard sous forme de duel orchestré par le marquis de Morès. Charles de Freycinet paie de sa carrière politique cet acte de salubrité républicaine, les antisémites ne cessant ensuite de le pourchasser de leur vindicte Il sera peu défendu par ses collègues du gouvernement. Deux ans plus tard débute l’Affaire, avec la condamnation par le premier Conseil de guerre de Paris du capitaine Alfred Dreyfus, innocent du crime de haute trahison que « l’arche sainte » de l’armée lui attribuait, condamné à l’issue d’une conspiration des bureaux de l’état-major et du ministère de la Guerre, acceptée par le gouvernement tandis que les parlementaires et l’opinion acclament le verdict. Près de quatre années plus tard, l’Affaire devient publique à la suite de l’engagement des premiers dreyfusards, dont le journaliste et écrivain Bernard Lazare mais aussi le biologiste et cantalien Émile Duclaux, directeur de l’Institut Pasteur, puis de la mobilisation des « intellectuels » par d’éloquentes pétitions, enfin par le « J’accuse… ! » d’Émile Zola – Zola dont les premières déclarations publiques s'adressaient aux Juifs contre l’antisémitisme.

À l’image de la presse déchaînée contre l’écrivain et ses amis, les députés réclament aussitôt la traduction en justice des dreyfusards, à commencer par l’écrivain. Jean Jaurès, qui a cédé quelques années plus tôt à la doxa antisémite au début de sa conversion au socialisme, se reprit lors des débats houleux de la Chambre, devenant l’un des seuls parlementaires, avec les radicaux Joseph Reinach et Gustave-Adolphe Hubbard, à défendre l’honneur et la raison de la République. Le 24 janvier 1898, par un discours qui unit des luttes passées et à venir, il s’élève contre les haines de race, hier contre les Arméniens dans l’Empire ottoman, aujourd’hui contre les Juifs en Europe, soulignant leur danger mortel, s’efforçant de mobiliser contre elles les socialistes en lutte contre « le capitalisme juif ou chrétien » et de les éloigner précisément du péril de l'antijudaïsme.

Jaurès veut amener le prolétariat et les républicains dignes de ce nom vers le seul combat qui compte à ses yeux, la justice sociale et le droit pour chaque citoyen, - la justice qui exige le courage de la vérité : « Quelle que fût la race… [interruption], quelle que fût la religion, la forme et la victime de l’oppression et de l’iniquité, nous avons protesté toujours, et voilà pourquoi envers un juif comme envers tout autre, nous avons le droit de réclamer l’observation des garanties légales. [Nouveaux applaudissements à l’extrême gauche.] » Quelques mois plus tard, dans son ouvrage Les Preuves, Jaurès conjure le prolétariat de défendre Dreyfus. Il en va de la dignité de chaque ouvrier et de l’humanité en lui. Certes, il ne souligne pas la judéité de l’officier, mais il prend son parti sans réserve au nom de ce qu’il est devenu, « l’humanité elle-même, au plus haut degré de misère et de désespoir qui se puisse imaginer5  ».

Cette page célèbre du socialisme démocratique peut être rapprochée de l’appel à la fraternité et à la solidarité du philosophe Ferdinand Buisson, artisan de l’école républicaine comme inamovible directeur de l’enseignement primaire, s’exprimant le 10 mai 1899 au Grand Orient de France à Paris, proposant une définition en acte et en pensée de ce qu’est la démocratie républicaine : « Oui, quoi que tu fasses, citoyen d’une démocratie, tu es le gardien de ton frère ; en république, chacun est le gardien des libertés de tous. Oui, quoique nous fassions pour nous dérober, nous nous sentons solidaires de notre pays6. »

La condamnation d’Émile Zola le 23 février 1898 en cour d’assises, pour son « J’accuse… ! », suscite la vive protestation à la Chambre de Gustave-Adolphe Hubbard, s’alarmant des cris de « Mort aux Juifs ! » entendus à la sortie du Palais de justice de Paris, « qui est une inscription de meurtre, de massacre, qui vise une catégorie spéciale de citoyens, ce qui est également contraire aux doctrines républicaines et aux doctrines de la liberté ». Charles Péguy, déjà très mobilisé avec ses amis étudiants du Quartier latin, prend acte, « aujourd’hui 26 février 1898, de ce que pour notre enseignement nous avons vu », s’indignant du comportement de la foule, « toute soûlée de la haine qu’elle avait bue, se ruer contre un homme injustement condamné », rejetant la responsabilité sur Édouard Drumont qui « prêchait éloquemment l’assassinat7  ».

La menace qu’identifient clairement ces républicains socialistes, radicaux ou libéraux appelle une double réponse, d’action résolue contre les antisémites mais également de défense des droits de l’homme et du citoyen, que risque d’emporter cette violence politique déclarée. La création de la Ligue française du même nom, en juin 1898, répond à cette urgence de démocratie républicaine renouvelée, élargie à toute la société – du moins masculine. Son premier président, l’ancien ministre de la Justice Ludovic Trarieux, revenu des lois liberticides contre les anarchistes qu’il avait contribuer à faire voter, s’emploie à définir les objectifs de cette association civique, en compagnie des vice-présidents, les savants Émile Duclaux et Édouard Grimaux, et de l’universitaire Jean Psichari, gendre d’Ernest Renan. Elle doit « faire passer la liberté du papier dans les mœurs, développer dans les consciences le sentiment de l’indépendance et de la solidarité, raffermir ce qu’on pourrait appeler l’organisation morale de la liberté. [Vifs applaudissements.] Afin que chaque citoyen ait le droit de penser, de le dire et, je le répète, d’exister par cela même8… »

Proche de Jaurès, le député socialiste Gustave Rouanet, qui a connu l’enfer des bagnes militaires de Biribi dans sa jeunesse, oppose lui aussi une farouche riposte aux antisémites lors d’interpellations à la Chambre sur la « question juive ». Le 19 mai 1899, il n’hésite pas à déclarer accomplir « une tâche républicaine et socialiste », dénonçant le « régime de terreur sous lequel l’antisémitisme algérien ploie une population, à raison de ses origines, hors du droit commun et de la cité humaine. [Très bien ! très bien !] et que, ce faisant, je défends les traditions les plus constantes du parti républicain9  ». Il s’en retourne à la tribune le 24 mai 1899, s’opposant encore aux antisémites, s’appliquant à un examen de conscience pour rechercher les raisons profondes de cet effondrement moral et politique. Elles tiennent avant tout aux responsabilités de chacun dans la crise. Écartant celles qui découleraient des courants antisémites dans l’ouvriérisme français, avec lesquels, proclame-t-il, il ne professe aucune « solidarité10  », il insiste en revanche sur les responsabilités personnelles, à commencer par l’indifférence devant l’antisémitisme. Pour le député Rouanet, il n’est pas concevable de s’abstenir d’agir : « Nous avons tous une part de responsabilité dans ce qui se passe là-bas. […] Nous ne sommes pas seulement responsables de ce que nous faisons, nous sommes encore responsables de ce que nous ne faisons pas ; nous sommes responsables aussi bien de nos indifférences que de nos erreurs11. »

Les actes accomplis face à l’antisémitisme décident du jugement des responsables politiques, suscitent la reconnaissance de leurs concitoyens et déterminent leur trace dans l’histoire. Le sénateur Pierre Waldeck-Rousseau, un républicain modéré qui s’est retiré des affaires publiques depuis près de quinze ans, figure du gambettisme historique, sort de son silence. Il parvient même à réunir autour de lui une majorité parlementaire de « défense républicaine » afin d’arrêter l’antidreyfusisme qui ébranle les bases du régime. Son gouvernement, formé le 22 juin 1899, sera certes le plus long de la IIIe République, mais il se définira surtout par l’ampleur des réformes démocratiques – dont le vote de la loi de liberté des associations – et l’affirmation de la paix civile en France métropolitaine. Sa décision de revenir dans l’arène politique résulte de sa vive inquiétude devant des formes de terreur s’attaquant aux libertés individuelles comme aux institutions de la justice – comme la première d’entre elles, la Cour de cassation, qui instruit au même moment la révision du procès Dreyfus de 1894. Son intervention au Sénat, le 28 février 1899, marque son engagement. Waldeck-Rousseau y assume toutes ses responsabilités, y compris celle de critiquer la timidité ou la résignation des républicains devant les attaques, et celle d’en mesurer la gravité : « Il y a trop longtemps que tous ceux qui se refusent à plier devant une coalition, derrière laquelle on trouverait aisément une camarilla, sont outragés, insultés et abandonnés. […] Est-ce le moment, s’alarme-t-il, de toucher à une seule des garanties du droit individuel ? Jamais il n’a été plus menacé12. »

Ce qui distingue les républicains prêts à agir contre l’antisémitisme, c’est en définitive le courage personnel, une certaine idée du courage. En décembre 1906, Georges Clemenceau défend, en tant que président du Conseil, la proposition de faire entrer la dépouille d’Émile Zola au Panthéon. C’est devenue possible avec la victoire de l’arrêt de réhabilitation du capitaine Dreyfus rendu par la Cour de cassation le 12 juillet précédent. Au Sénat, où les conservateurs sont nombreux et des parlementaires affichent même leur antisémitisme, la mémoire de l’écrivain qui a défendu les Juifs est stigmatisée. Le rapporteur de la proposition peine à repousser l’offensive. Alors, Clemenceau se dirige vers la tribune et délivre le discours attendu des républicains, leur rappelant ce que furent les combats de l’affaire Dreyfus et le courage personnel d’Émile Zola, emportant l’adhésion des sénateurs pour finir. « On a trouvé des hommes pour résister aux rois les plus puissants, pour refuser de s’incliner devant eux : on a trouvé très peu d’hommes pour résister aux foules [Nouveaux applaudissements sur les mêmes bancs], pour se dresser, tout seuls devant les masses égarées trop souvent jusqu’aux pires excès de la fureur, pour affronter, sans armes, les bras croisés, d’implacables colères, pour oser, quand on exige un “oui”, lever la tête et dire “non”. [Applaudissements répétés à gauche.] Voilà ce qu’a fait Zola13 ! »

Appel à la vigilance

Dans les années qui suivent la réhabilitation du capitaine Dreyfus en 1906, l’extrême droite antirépublicaine, fortement structurée autour du mouvement de l’Action française, dénonce l’arrêt de la Cour de cassation ayant rendu justice à un Juif, accusant les magistrats de faux, s’acharnant, par voie de presse, de placards et de manifestations, sur l’officier et sa famille, mais aussi sur toutes celles et ceux qui les avaient défendus. L’obsession maurassienne pour le juif émancipé, pour la République dreyfusarde qui l’accueille comme tout citoyen français, conduit le monarchiste contempteur des « quatre États confédérés des protestants, juifs, francs-maçons et métèques14  » à se rallier à l’ennemi allemand et se féliciter d’un régime du Vichy qui scelle la victoire idéologique de l’Action française. Jugé à la Libération, il dénonce un complot de « Dreyfus ». À l’énoncé du verdict qui, le 27 janvier 1945 à Lyon, le condamne à la dégradation nationale et à la détention à vie pour « intelligence avec l’ennemi », il déclare : « C’est la revanche de Dreyfus ! »

Lorsque l’extrême droite maurassienne, dans les années qui précèdent la Première Guerre mondiale, s’attaque à la réhabilitation judiciaire du capitaine Dreyfus, seul ce dernier entame des poursuites pour faire respecter l’autorité de la chose jugée par la plus haute instance de la justice en France. Alors même que la Cour de cassation a prononcé son arrêt au nom du peuple français, Dreyfus est seul à le défendre, comme si sa réhabilitation ne concernait que lui et ses coreligionnaires. C’est une erreur grave des gouvernements républicains, d’autant que des institutions comme celle de la justice régulière ont prouvé leur solidité démocratique dans la crise antidreyfusarde. Aussi est-il avéré que tout recul sur le plan des institutions démocratiques et des droits fondamentaux contribue au renforcement de l’antisémitisme. Un autre enseignement doit être tiré du moment dreyfusard. Il ne suffit pas d’en appeler aux idéaux de la liberté et des institutions de la République pour imaginer combattre efficacement l’antisémitisme. Il faut se dresser frontalement contre les antisémites, comme l’ont fait à l’époque des dreyfusards malgré, pour certains, d'anciens et tenaces préjugés contre les Juifs.

La solidarité avec les victimes de persécution doit s’exprimer concrètement et publiquement. C’est en cela que résonnent les phrases de Georges Bernanos, l’écrivain catholique devenu un farouche opposant au régime de Vichy, réagissant en 1943 à l’arrestation du ministre de l’Intérieur du dernier gouvernement républicain de la France : « Si vos maîtres ne nous rendent pas Mandel vivant, vous aurez à payer ce sang juif d’une manière qui étonnera l’histoire – entendez-vous bien, chiens que vous êtes – chaque goutte de ce sang juif versé en haine de notre ancienne victoire nous est plus précieuse que toute la pourpre d’un manteau de cardinal fasciste – est-ce que vous comprenez bien ce que je veux dire, amiraux, maréchaux, Excellences, Éminences et Révérences15 ? »

En 1980, l’historien et philosophe Jean-Pierre Vernant, ancien résistant, écrit, quant à lui, en réaction à l’attentat de la synagogue de la rue Copernic : « Témoins et acteurs de ce drame où nous fûmes tous engagés, que pourrions-nous dire à la communauté israélite sinon qu’à travers elle c’est chacun de nous qui a été atteint dans ce qu’il a de plus précieux, ce pour quoi, en combattant durant ces années où les antisémites étaient rois, il a donné le meilleur de lui-même : une certaine idée de la France et de l’homme16. » Des extraits de ce texte sont ensuite signés par une vingtaine de personnalités ayant joué un rôle important dans la Résistance et publiés dans la presse. Le 13 juillet 1993, Jean-Pierre Vernant est au premier rang des signataires de l’« Appel à la vigilance » imaginé par le poète Yves Bonnefoy et l’historien Maurice Olender, son ami et éditeur au Seuil, soulignant l’impossibilité d’oublier « que les propos de l’extrême droite ne sont pas simplement des idées parmi d’autres, mais des incitations à l’exclusion, à la violence, au crime17 », appelant à une « Europe de la vigilance ».

Les victoires démocratiques sont toujours imparfaites et provisoires. Cette incertitude conduit à se souvenir et à agir, à demeurer vigilants et ne pas renoncer à l’inquiétude qui fait penser et comprendre. Rester fidèles, en d’autres termes, à l’épilogue de La Peste d’Albert Camus de 1947, au sortir de la victoire contre le nazisme révélant que l’antisémitisme menait à l’extermination des Juifs d’Europe : « Écoutant, en effet, les cris d’allégresse qui montaient de la ville, Rieux se souvenait que cette allégresse était toujours menacée. Car il savait ce que cette foule en joie ignorait, et qu’on peut lire dans les livres, que le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais, qu’il peut rester pendant des dizaines d’années endormi dans les meubles et le linge, qu’il attend patiemment dans les chambres, les caves, les malles, les mouchoirs et les paperasses, et que, peut-être, le jour viendrait où, pour le malheur et l’enseignement des hommes, la peste réveillerait ses rats et les enverrait mourir dans une cité heureuse18. »

 

  • 1. Vincent Duclert, « “Gilets jaunes” : “En matière d’antisémitisme, tout est à craindre et les stratégies d’occultation sont un leurre” », Le Monde, 27 décembre 2018 (en ligne le 24 décembre) et « L’antisémitisme sans fin », Esprit, mars 2019.
  • 2. Le général à la retraite Dominique Delawarde, signataire de la « tribune des militaires » parue dans Valeurs actuelles, sur CNews, le 18 juin 2021. Le parquet de Paris a annoncé ouvrir « une enquête des chefs de diffamation publique et provocation à la haine et à la violence à raison de l’origine ou de l’appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion », confiée à la Brigade de répression de la délinquance aux personnes.
  • 3. Lucien Herr, « À M. Maurice Barrès », La Revue blanche, 15 février 1898, p. 242-244. Voir V. Duclert, « Les intellectuels, l’antisémitisme et l’affaire Dreyfus en France », Revue des études juives, t. 158, janvier-juin 1999, fasc. 1-2, p. 155-211.
  • 4. Charles de Freycinet, Journal officiel [JO], 26 juin 1892, p. 919.
  • 5. Jean Jaurès, Les Preuves [1898], Paris, La Découverte, 1998, et Œuvres de Jaurès, t. 6, 1, Les temps de l’affaire Dreyfus (1897-1898), Paris, Fayard, p. 465-466. Il s’agit là du premier des articles de La Petite République qui formeront le volume des Preuves publié à l’automne 1898 (article du 10 août 1898).
  • 6. Ferdinand Buisson, « Le colonel Picquart en prison », discours du 10 mai 1899.
  • 7. Charles Péguy, « L’épreuve » [1898], dans Œuvres en prose complètes, t. I, édition de Robert Burac, Paris, Gallimard, 1987, p. 50.
  • 8. Jean Psichari et Ludovic Trarieux, « Ligue française pour la défense des Droits de l’Homme et du Citoyen », Le Siècle, 6 juin 1898.
  • 9. Étienne Rouannet achève une thèse à l’EHESS sur le parcours et les engagements de Gustave Rouanet.
  • 10. « Je répudie en ce qui me concerne la solidarité qu’on a voulu établir entre les antisémites et nous ; jamais je n’ai écrit une ligne qui pût être un encouragement aux guerres de religion ; si j’avais fait cela, j’éprouverais pour moi l’incommensurable mépris que j’éprouve pour vous. »
  • 11. JO, p. 1456.
  • 12. Pierre Waldeck-Rousseau, discours du 28 février 1899 au Sénat, cité dans Vincent Duclert (sous la dir. de), Le Parlement et l’affaire Dreyfus. Douze années pour la vérité, Paris, Assemblée nationale et Société d’études jaurésiennes, 1998, p. 297-298.
  • 13. Georges Clemenceau, discours au Sénat, 11 décembre 1906, ibid., p. 293-295.
  • 14. Une « formule que Maurrais a systématisée pour la première fois en 1903 », précise l’historien Laurent Joly dans « Gabriel Monod et “l’État Monod”. Une campagne nationaliste de Charles Maurras (1897-1931) » (Revue historique, n° 664, 2012/4, p. 837-862). Voir aussi, du même, Naissance de l’Action française, Paris, Grasset, 2015.
  • 15. Georges Bernanos, « Nous vous jetterons sur le parvis » [février 1943], Essais et écrits de combat, t. 2, édition sous la dir. de Michel Estève, Paris, Gallimard, 1995, p. 511.
  • 16. Jean-Pierre Vernant, « Copernic » [L’Histoire, 3 octobre 1980], repris dans Entre mythe et politique I, Paris, Seuil, 1996, p. 587-588.
  • 17. Appel publié dans Le Monde, le 13 juillet 1993.
  • 18. Albert Camus, La Peste [1947], Paris, Gallimard, p. 278-279.

Vincent Duclert

Vincent Duclert est historien, chercheur titulaire et ancien directeur du Centre Raymond Aron (CESPRA, EHESS-CNRS), enseignant à Sciences Po. Il a récemment publié Les génocides (CNRS Éditions, 2019), Camus. Des pays de liberté (Stock, 2020), La République imaginée. Histoire de France [1870-1914] (édition augmentée, Folio Gallimard, 2021) et Premiers combats. La démocratie républicaine et la haine