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François donne sa tunique à un mendiant, Giotto di Bondone (basilique Saint-François d’Assise, 1295)
François donne sa tunique à un mendiant, Giotto di Bondone (basilique Saint-François d'Assise, 1295)
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Un désir universel d’humanité ?

Réflexions sur l’encyclique Fratelli tutti du pape François

mai 2021

La lettre encyclique du pape François constitue un plaidoyer original en faveur de la fraternité et l’amitié sociale, mais contient d’étonnants silences, qui apparaissent comme autant d’évitements.

Le pape François a publié, datée du 3 octobre 2020, la lettre encyclique Fratelli tutti (Tous frères), consacrée à « la fraternité et l’amitié sociale » (sous-titre de la lettre)1. Son objectif est précisé au § 6 : « Les pages [de cette encyclique] n’entendent pas résumer la doctrine sur l’amour fraternel, mais se focaliser sur sa dimension universelle, sur son ouverture à toutes les personnes. Je livre cette encyclique sociale comme une modeste contribution à la réflexion pour que, face aux manières diverses et actuelles d’éliminer ou d’ignorer les autres, nous soyons capables de réagir par un nouveau rêve de fraternité et d’amitié sociale qui ne se cantonne pas aux mots. » Le § 8 fournit une indication supplémentaire en forme de « vœu » : « Qu’en cette époque que nous traversons, en reconnaissant la dignité de chaque personne humaine, nous puissions tous ensemble faire renaître un désir universel d’humanité. »

On n’a pas affaire à un texte essentiellement religieux à méditer par les individus catholiques ou autres, mais bien à une encyclique « sociale », parlant d’« amitié sociale ». Fratelli tutti est donc un enseignement majeur, proposé par le pape en interne, aux catholiques, mais aussi en externe, au monde entier, donc avec une visée universelle. D’où l’intérêt d’y porter attention et de l’examiner de près, pour y repérer ses forces et aussi d’éventuelles limites. C’est de toute façon un révélateur d’importance, à la fois quant à la personnalité du signataire et quant aux implications politiques d’une pensée catholique des enjeux de la vie commune en société.

Un plaidoyer original

Sa portée s’appréhende mieux si on le compare à d’autres encycliques dites sociales, par rapport auxquelles Fratelli tutti apparaît la plus longue2. C’est dû notamment au grand nombre de citations incluses dans le texte, souvent assez longues et de sources diverses. On y reconnaît certes le respect de la tradition qui consiste à citer des extraits de documents magistériels antérieurs. Mais on note aussi que François cite des passages de sa déclaration commune avec le grand imam Ahmed Al-Tayyib en 2019. En outre, il fait une large place à des reprises d’interventions officielles faites depuis son accession au pontificat. Cela fait penser souvent à du simple « copier-coller » et c’est sans doute la raison pour laquelle, parmi toutes les encycliques sociales, la trame de Fratelli tutti apparaît la moins structurée. En tout cas, l’argumentation semble parfois quelque peu décousue.

On reconnaît dans Fratelli tutti à la fois des continuités essentielles et des singularités significatives. Pour la tonalité, de l’inédit se loge dans le thème même (« fraternité et amitié sociale ») et dans la façon de le traiter tout au long, dans un langage accessible à tous – un langage fraternel en somme, souligné par l’expression « frères/sœurs » répétée une dizaine de fois. De surcroît, une sensibilité théologique, plus spirituelle que dogmatique, souligne la marque de fabrique du pape François.

Pour le contenu, on relève des lignes de force originales, qui ne gomment pas les continuités. Celles-ci indiquent un élargissement progressif du champ de vision, selon une perspective globale toujours désignée par le concept de « bien commun » (et jamais d’« intérêt général »). Après la centration initiale sur la question ouvrière et le catholicisme social (Rerum novarum en 1891, puis Quadragesimo anno en 1931), l’attention s’est portée sur le sous-développement (Populorum progressio, 1967) et en faveur d’une « troisième voie » entre libéralisme et socialisme (Laborem exercens, 1981 ; Sollicitudo rei socialis, 1987 ; et Centesimus annus en 1991) avant de passer à l’écologie (Laudato Si’, 2015), sans oublier l’élargissement, à partir de Benoît XVI, à une ouverture à l’ensemble de la vie en société.

Dans Fratelli tutti, on signalera d’abord, parmi les nombreuses traces de continuité envisagée dans ce cadre évolutif, l’importante place donnée à des questions d’ordre politique. Sur le plan économique, le souci du « développement humain intégral » est hérité de Paul VI. La mise au grenier de la confrontation entre le libéralisme et le socialisme, dont il n’est plus question depuis Jean-Paul II, semble définitive – comme si, du côté pontifical, acte semblait pris quant à une domination acquise, à l’échelle mondiale, du libéralisme économique. Dans Fratelli tutti, le ciblage de ce dernier est certes de nouveau important, sauf qu’on n’en stigmatise guère la logique mais surtout les effets d’inégalités sociales et de comportements individualistes, identifiés à l’égoïsme. On retrouve le simple rappel d’un vieux marqueur du catholicisme social : l’idée que la propriété privée n’est légitime qu’à se subordonner au « principe de la destination universelle des biens ». Pour l’aspect social, sont répétées les exhortations insistantes à agir/réagir en faveur des pauvres, des « plus faibles », des personnes en situation de handicap et des migrants. Les deux directions principales à prendre à cet égard sont la promotion des « droits humains fondamentaux » et le développement de la « solidarité ». Cette dernière semble réduite à l’exigence de services de proximité, puisque ses formes institutionnalisées d’ordre public ne sont pas évoquées : ni la Sécurité sociale, ni la fiscalité.

L’originalité est néanmoins présente tout au long de Fratelli tutti, repérable à des indices de discontinuité par rapport aux textes passés. On note l’apparition de l’« individu », plusieurs fois retenu au lieu de « personne » (bien que ce mot reste prédominant), pour parler de « tout un chacun » ayant droit au respect. De même pour les trois termes « peuple, populisme, populaire », longuement évoqués pour souligner l’ambiguïté inhérente à leur usage envahissant, mais aussi le possible côté positif d’orientations en leur faveur. Surtout peut-être, est proposé un résumé des rapports à préconiser envers les migrants : « accueillir, protéger, promouvoir et intégrer ». L’encyclique marque ainsi une ligne précise d’exigences à respecter en matière de politique migratoire.

Quant aux idées-forces marquantes, on peut en premier lieu évoquer un long plaidoyer en faveur des pratiques de dialogue axées sur la recherche de consensus. Il est laissé entendre que ces pratiques relèvent de la seule procédure stratégique légitime sur tous les terrains de conflits ou de relations conflictuelles (interpersonnelles, sociales, politiques – dans le cadre interne de chaque pays comme à l’international), en vue de régler les problèmes suscités par des divergences de vue entre personnes, groupes sociaux ou nations.

En second lieu, on trouve des énoncés d’importance majeure sur des réalités politiques relevant, à l’international ou au sein de chaque pays, de situations ou d’enjeux « limites », renvoyant à nos principes hérités d’humanité, supposés universels. Dans l’éventail de ces énoncés se dégage d’abord, un éloge très appuyé de la Charte des Nations unies, en tant que « vraie norme juridique fondamentale », « un point de référence obligatoire de justice et une voix de paix ». Ensuite, une estimation critique à l’encontre de guerres « prétendument “justifiées” », entre autres au nom d’une « interprétation trop large » du droit de « légitime défense par la force militaire ». Une estimation qui se prolonge par l’affirmation qu’« il est très difficile aujourd’hui de défendre les critères rationnels […] pour parler d’une possible “guerre juste”. Jamais plus la guerre ! » Enfin, une stipulation concerne la peine de mort : elle est « inadmissible », raison pour laquelle « l’Église » doit elle-même agir pour contribuer à faire advenir son abolition universelle. À quoi François ajoute un avis personnel en matière de conditions carcérales : il convient de dénoncer aussi la prison à perpétuité, car c’est « une peine de mort cachée ».

Des évitements

La réception de Fratelli tutti, dans l’Église catholique ou hors d’elle, a donné lieu dans l’immédiat, par-delà une indifférence assez commune, à des appréciations contradictoires. Par exemple, d’aucuns ont dénoncé un côté « populiste » de certaines idées avancées ; d’autres, au contraire, ont loué comme bienvenu le côté « utopie réaliste » des préconisations. Tout en penchant vers la seconde appréciation, je considère plus utile de livrer ici une série de questionnements à partir d’une lecture distanciée et critique du raisonnement. Au demeurant, le texte même y invite : « Nous autres qui exerçons une charge liée à une plus grande responsabilité » semble marquer une communauté de responsabilité du pape avec les autorités publiques à l’échelle mondiale.

Il n’est pas besoin de rappeler en quoi consiste pour lui, souverain pontife, sa responsabilité suréminente en matière d’autorité dans l’Église catholique romaine. En revanche, une précision semble utile sur ce qu’il en est au regard du droit international. Selon ce dernier, le pape incarne l’autorité suprême du Saint-Siège (domicilié dans la Cité du Vatican), lequel est lui-même reconnu comme personne morale souveraine de droit international public. On peut estimer que, dans Fratelli tutti, François s’exprime en adéquation avec la fonction d’autorité pontificale qualifiée selon cette indication. Pourtant, son encyclique conserve des signes manifestes de profonde étrangeté ou de résistance à l’égard des fondamentaux culturels qui caractérisent ce qu’il est convenu d’appeler « modernité ». On constate en particulier des dénis du principe de réalité à travers d’étonnants silences, qui apparaissent comme autant d’évitements. Pourquoi ?

D’abord, l’expression « droits fondamentaux humains » tient une grande place, tandis que l’expression reçue « droits de l’homme » n’y figure pas, de même que manque toute référence à la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 – référence qu’avait habilitée en son temps Jean XXIII. Si l’exigence de tolérance et celle de respect dû à tout un chacun sont soulignées au titre de commune dignité en humanité, rien n’est dit de la considération dont il y aurait lieu de témoigner envers qui que ce soit à partir de la reconnaissance d’égales capacités d’orientation vers un « désir d’humanité », pour reprendre l’horizon visé par François dans l’encyclique. Je pense notamment aux confrontations et divergences de points de vue à propos des questions dites « de société ». Pourquoi l’évitement de ces questions urgentes, relevant de l’anthropologie philosophique et même théologique ?

Le second point concerne le dialogue qui doit mener au consensus. Il se rapporte manifestement aussi à des domaines qui ne sont pas liés au politique. Mais c’est bien au regard du terrain politique, en ses spécificités, que des interrogations me semblent nécessaires (transposables d’ailleurs sur d’autres terrains, tel celui des rapports sociaux et économiques ou celui du fonctionnement interne de l’Église). En présentant cette perspective stratégique, François n’introduit étrangement aucune réserve à son propos : elle est l’unique voie de la fraternité. Or, dans le réel des États considérés « de droit », une démarche toute différente est aussi placée sous un signe de fraternité et d’amitié sociale : la démocratie. À l’intérieur du territoire national où cette démarche est institutionnalisée, elle se caractérise par le dissentiment, y compris sur le fondamental anthropologique évalué en référence au « désir universel d’humanité ». On ne saurait envisager de le brider, et surtout d’en faire disparaître l’expression. Ni ignorer une norme ordinaire qui lui est rattachée pour régler les problèmes : la confrontation des positions en présence sous la forme de débats publics ; les délibérations dans les instances réunissant des élus du peuple habilités à élaborer un compromis. La décision atteinte ne peut se muer de toute façon en loi que suite à un vote dont on attend qu’il tranche selon le principe de la majorité. Pourquoi l’encyclique évite-t-elle la philosophie politique du processus démocratique ?

En troisième lieu, au sujet des guerres, François avance que l’on ne devrait plus affirmer qu’une guerre puisse être juste, ni dès lors justifiable. Après mon expérience de la guerre d’Algérie pendant deux ans, je me trouve en accord de fond avec l'idéée que l'on ne peut concevoir de guerres – ni, au reste, d’interventions armées ponctuelles – justes. Et je suis devenu enclin à juger irrecevable toute évaluation orientée en sens contraire (un examen pourtant nécessaire3). En revanche, je résiste à la conclusion que l’encyclique semble soutenir : aucune justification n’est possible de quelque activation que ce soit de forces à finalité létale. Cette conclusion mérite d’être contestée au nom du principe de réalité. Elle semble avancée sur la base d’une simple conviction, sans référence aucune à la responsabilité des décideurs. Elle paraît s’écarter d’un raisonnement pourtant classique selon lequel le mieux peut être l’ennemi du bien (il faut souvent choisir entre deux maux, et non pas entre le bien et le mal) ; du non-juste, voire de l’in-juste, peut donc s’avérer justifiable par sens des responsabilités ; par conséquent, au motif d’éviter du pire, voire du détestable absolu, des autorités politiques peuvent a priori légitimement justifier des actes de guerre à des fins de défense, de résistance et même d’attaque préalable. Au vrai, un tel raisonnement est aussi tenable en ce qui concerne tous les terrains de la vie au quotidien, dont celui de l’avortement. Pourquoi donc l’encyclique adopte-t-elle une morale politique radicale ?

Le quatrième point concerne une séquence de Fratelli tutti consacrée au rapport entre religion et violence. On y découvre des assertions qui laissent penser à un évitement de la réalité sociohistorique des violences, parfois massives, dans l’histoire passée et encore récente, avec des motivations d’ordre religieux, perpétrées et légitimées par des autorités religieuses, dont celles de l’Église catholique (cf. les diverses croisades, etc.). La lettre n’évoque en effet que les « déformations » de « convictions religieuses fondamentales » et « l’accumulation d’interprétations erronées des textes religieux ». Peut-on s’en contenter ?

Un ultime point ressortit à l’institution catholique elle-même. Elle est totalement évacuée du texte de Fratelli tutti. C’est d’autant plus étrange que seul ce terrain relève directement du champ de compétence et de la responsabilité pontificale. Par exemple, sur les questions de société, rien n’est dit, au nom de « la fraternité et de l’amitié sociale », quant aux exigences à assumer et respecter par des autorités ecclésiales, en particulier à l’égard de quiconque pense autrement qu’elles. Qu’en référence au « désir d’humanité », elles sachent faire preuve de considération égale envers des personnes ou groupes non « conformes », c’est une recommandation qui aurait pu se voir signifiée. De même que la mise en place par elles d’instances ad hoc, habilitées à réguler la confrontation entre des points de vue divergents. Pourquoi ces évitements à propos de la réalité ecclésiale catholique ?

Les éléments ici proposés à la réflexion ne se veulent pas exhaustifs, ni totalement impartiaux. Ils entendent seulement contribuer à faire reconnaître l’importance du document pontifical, ainsi que le grand intérêt qu’il convient de lui accorder.

 

  • 1. Voir Pape François, Frattelli tutti – Tous frères. Lettre encyclique sur la fraternité et l’amitié sociale, Paris, Artège, 2020). Les premiers mots de l’encyclique, qui, selon l’usage, en fixent le titre officiel reconnu, sont une citation de saint François d’Assise.
  • 2. Laudato si’ (François, 2015), Caritas in veritate (Benoît XVI, 2009), Centesimus annus (Jean-Paul II, 1991), Sollicitudo rei socialis (Jean-Paul II, 1987), Laborem exercens (Jean-Paul II, 1981), Octogesima adveniens (Paul VI, 1971), Populorum progressio (Paul VI, 1967), Pacem in terris (Jean XXIII, 1963), Mater et magistra (Jean XXIII, 1961), Quadragesimo anno (Pie XI, 1931) et Rerum novarum (Léon XIII (1891).
  • 3. Voir, par exemple, le chapitre 6 de Jean-Baptiste Jeangène Vilmer et Ryoa Chung (sous la dir. de), Éthique des relations internationales, Paris, Presses universitaires de France, 2013.