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Photo : Mariana Martin
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La fermeture de l’auberge britannique

La sortie du Royaume-Uni du programme Erasmus, à l’initiative de Boris Johnson et de son gouvernement, menace les mobilités d’apprentissage en Europe et interroge sur le rôle international de la puissance britannique dans les années à venir.

Dans un entretien avec Yves Mourousi, le 27 mars 1987, alors que se concrétise le programme Erasmus et qu’à peine 3 244 étudiants européens partiront dans douze pays à la rentrée suivante, François Mitterrand évoque la possibilité, pour les jeunes dans quelques années, de « commencer leurs études à Oxford, de continuer à la Sorbonne, d’achever à Heidelberg […] et je l’espère pratiquement à partir du début de 1993, d’aller s’installer là où ils ont envie de s’installer ou bien là où l’emploi se propose, aussi bien en Écosse que dans le sud de l’Italie  ». Avec un peu d’humour, Mourousi évoque l’idée que la course d’aviron entre les universités de Cambridge et d’Oxford comptera peut-être bientôt des rameurs belges ou français, ce qui s’est produit dans les années 2000. La sortie du Royaume-Uni d’Erasmus, à l’initiative de Boris Johnson et de son gouvernement, met fin à toutes ces ouvertures, menace les mobilités d’apprentissage en Europe et interroge sur le rôle international de la puissance britannique dans les années à venir.

Les établissements d’enseignement supérieur des deux côtés de la Manche ont reçu la nouvelle avec surprise, et ce coup d’arrêt affectera fortement la France qui, entre septembre 2014 et juin 2019, a envoyé 61 396 personnes au Royaume-Uni grâce à Erasmus1. Le sujet ne concerne pas que les étudiants : dans ce total sont inclus 605 demandeurs d’emplois inscrits par Pôle Emploi et 888 apprentis des Compagnons du Devoir. Enfin, il est légitime de s’interroger sur la formation future des enseignants d’anglais en France, et des langues continentales au Royaume-Uni, si les échanges devaient prendre fin. Malgré l’attrait de la culture populaire anglophone, et la possibilité de fortement développer sa compréhension orale et écrite grâce à la presse, aux livres et aux films, rien ne remplace les longs séjours et l’immersion dans la culture de l’autre. Pour le dire plus abruptement : l’Irlande ne pourra pas remplacer d’un seul coup le Royaume-Uni. Il serait par conséquent bienvenu que le ministère de l’Enseignement supérieur, même au milieu de la crise actuelle, réfléchisse aux moyens de perpétuer les liens éducatifs des deux côtés de la Manche.

Plus encore, loin de l’image d’un programme élitiste, les participants français à Erasmus se répartissent dans des villes britanniques étonnamment diverses : sur les vingt universités de destination les plus populaires, seules deux se trouvent à Londres, les deux premières sont Édimbourg et l’Université de l’Ouest de l’Écosse, la troisième Cardiff, et trois des dix premières se situent dans des villes du nord de l’Angleterre à la forte sociologie ouvrière, Hull, Leeds et Sheffield. La popularité des établissements écossais dans le cadre d’Erasmus rajoutera une strate de ressentiment north of the border contre Johnson et son Brexit imposé dans une région – une nation, pour certains – ayant voulu rester dans l’Union européenne à plus de 60 %. Cependant, les étudiants nord-irlandais bénéficieront d’une continuité d’Erasmus grâce au paiement de leurs bourses par le gouvernement de Dublin, au coût de deux ou trois millions d’euros par an, forme d’investissement pouvant créer à terme une plus grande volonté d’unification de l’Eire avec l’Ulster. Cet acte a priori anodin, que le gouvernement conservateur à Londres a balayé d’un revers de main en annonçant un « programme Turing » aux contours encore flous, aura des effets politiques internes dans quelques années.

La sortie du Royaume-Uni d’Erasmus a suscité plus de réactions sur le continent que dans les îles britanniques, sans doute car ces dernières accueillaient bien plus de participants qu’elles n’en envoyaient. Les raisons en sont multiples : la fin de l’enseignement obligatoire des langues étrangères dans le secondaire sous Tony Blair, la faible implication générale des citoyens britanniques dans le projet européen, et bien sûr l’aubaine que constituait le programme d’échanges pour les Européens qui, en quatre ou huit mois dans le Kent ou l’Exeter, souhaitaient devenir quasiment bilingues en anglais. Désormais, la fin de la libre circulation des étudiants signifie également l’alignement des frais de scolarité des Européens sur ceux des Australiens ou des Chinois, et l’impossibilité, pour un jeune inscrit à Nantes, de régler ses coûts d’inscription pour son semestre à Newcastle en France. Pour un pays de destination où chaque année d’études coûte plus de neuf mille livres sterling, et souvent plus du double pour les non-Britanniques, la sortie d’Erasmus, et donc du système de « mobilité apprenante » européen, limitera forcément la venue d’étudiants étrangers qui, en Irlande comme dans beaucoup d’autres pays européens, peuvent aujourd’hui bénéficier d’excellentes formations en anglais.

Une évidence cachée est que la réduction de l’immigration sous les cent mille arrivées par an est un objectif affiché par le Parti conservateur depuis les mandats de David Cameron. Bien que jamais réalisé et difficilement réalisable, empêcher quelques dizaines de milliers d’Européens de se rendre en Erasmus chaque année pourrait le faciliter. Ce calcul cynique implicite est regrettable, surtout dissimulé sous un « programme Turing » prétendument patriotique, aux ambitions dépassant le continent européen, qui semble signifier qu’envoyer des jeunes aux États-Unis ou au Japon serait plus noble – mais clairement pas plus économique et écologique – que leur permettre d’aller à Bruxelles ou Rome. Le citoyen britannique peut avec raison se demander comment la Global Britain se construira avec de futurs entrepreneurs ou représentants politiques de moins en moins confrontés à et formés dans leurs pays et langues environnants – y compris face à une Irlande toujours dans l’Union européenne et vers laquelle, mécaniquement, davantage de participants à Erasmus iront.

Il demeure regrettable que cette politique ait lieu à l’encontre des jeunes : les Britanniques pas assez âgés pour voter au référendum sur le Brexit, et les millions d’apprentis, lycéens, doctorants, étudiants sur le continent, qui ne pourront plus aller à Manchester ou Southampton. Deux groupes sans aucun pouvoir de contrôle sur Boris Johnson, dont les propos navrés de Michel Barnier lors de sa conférence de presse présentant l’accord de sortie entre le Royaume-Uni et l’Union européenne résumaient bien les impressions : personne n’a obligé Londres à sortir d’Erasmus, mais tel était son souhait revendiqué, et même le Parti travailliste n’en a pas encore fait un cheval de bataille pour les prochaines élections législatives. Nécessité ne fera pas forcément bon sens : tout comme le commerce à travers la Manche est déjà grevé par des contrôles et des frais supplémentaires, il n’est pas certain qu’une solution pratique sera trouvée pour remplacer les bourses Erasmus à destination du Royaume-Uni simplement parce qu’un public important souhaite se rendre dans ses universités et ses entreprises.

À terme, cette fermeture de l’auberge britanniques jusqu’alors accueillante empêche des parcours comme celui des Poupées russes (Cédric Klapisch, 2005) : un scénariste français pourra-t-il encore retrouver à Londres une amie britannique rencontrée en Erasmus pour travailler sur une série télévisée, en particulier dans la mesure où les contenus audiovisuels ne figurent pas dans l’accord de sortie finie fin décembre ? Cette remarque ne cache pas l’évidente tristesse d’une réduction, par Boris Johnson, des horizons mentaux et privés des jeunes Britanniques et continentaux, l’érection de barrières éducatives à la dernière minute, d’autant plus condamnable, pour le Premier ministre, que celui-ci avait déclaré aux Communes vouloir rester dans Erasmus.

Du point de vue européen, Erasmus se poursuivra, même sans un de ses membres fondateurs et une de ses destinations les plus populaires. Porté à 26 milliards d’euros pour la période 2021-2027, soit une hausse de 80 % par rapport à 2014-2020, son budget signe le choix des exécutifs européens de cesser « de mégoter sur les millions qui lui sont nécessaires », situation que décrivait avec un certain sens du futur François Mitterrand dans son entretien de 1987. Les dirigeants de l’époque avaient, malgré les faibles effectifs des premières années, fait preuve d’un certain courage, cinq ans avant Maastricht, en proposant la libre mobilité des étudiants en Europe, en ouvrant des possibilités d’échanges et de formations dont il n’avait pas bénéficié. Une audace dont M. Johnson, scolarisé à Bruxelles pendant son adolescence et francophone de bon niveau, manque clairement, pour ses concitoyens et envers les Européens.

  • 1. Les statistiques de cet article sont issues du site internet Stat’Erasmus+.