
Le moine et le cinéaste
Entretien avec Tomita Katsuya
Pour le réalisateur de Tenzo (en salle le 27 novembre 2019), s’engager résolument sur une voie, qu'elle soit bouddhiste ou cinématographique, engage une quête de vérité et d’absolu.
Nous l’avons rencontré lors du dernier festival de Cannes, le 21 mai 2019. Tomita Katsuya présentait son film Tenzo à la Semaine de la Critique. Figure importante du cinéma japonais contemporain, il filmait dans Saudade en 2011 (Montgolfière d’or au Festival des trois continents) les travailleurs précaires du bâtiment (industrie mal en point) dans la province de Yamanashi dont il est originaire, et un groupe de hip-hop déjanté s’affrontant à un autre groupe affilié à l’importante communauté brésilienne. Main-d’œuvre disqualifiée, sous-prolétariat japonais. Ce film avait été un choc pour plus d’un. Nous découvrions alors un cinéaste à la trajectoire peu commune : chauffeur routier et travailleur du bâtiment qui avait autoproduit ses films et tourné durant ses week-ends et congés, en articulant déjà documentaire et fiction. Il est revenu sur nos écrans en 2016 avec Bangkok Nites, tourné dans le milieu de la prostitution à destination des Japonais en Thaïlande. Derrière ces deux films se cache une œuvre composite, faite de documentaires, parfois réalisés en « préparation » à ses fictions, comme Furusato 2009 (tourné à Kofu, et montré par la Maison de la Culture du Japon), ou satellites comme Rap in Tondo, et de fictions. Dans Off Highway 20, il plongeait dans le monde des bikers de Kofu. Dans Above the Clouds, il suivant le retour de prison de son cousin Chiken, poursuivi par ses remords, en proie aux yakusas locaux, qui songeait déjà à devenir moine. Les fils de son œuvre se croisent. Parmi lesquels le bouddhisme, qui est au cœur de Tenzo. Les moines de l’école bouddhiste zen Sōtō, connue pour l’articulation du zen à l’alimentation, ont commandé à Tomita un documentaire. Le réalisateur nous a confié comment ce projet s’est transformé, sous sa plume et celle de son coscénariste de toujours Aizawa Toranosuke, en une fiction où se croisent deux moines : l’un réel (Chiken), l’autre joué par un acteur mais inspiré d’un moine décédé (Ryûgyô, un bonze de Fukushima devenu ouvrier sur des chantiers après la catastrophe de 2011). Mêlant documentaire et fiction, et mêlant aussi différents régimes d’image (prises de vues réelles, animation), Tomita livre ici une réflexion fascinante et lucide sur la vie après Fukushima pour des communautés profondément meurtries, dans le monde abîmé d’après la catastrophe. Il partage les doutes de ces moines appelés par la souffrance des sinistrés, investis d’une mission dans ces terres dévastées, mais qui eux-mêmes traversent la crise une bouteille de saké « pouvoir national » à la main. Dans un magnifique entretien qui constitue l’un des fils du film, Chiken partag, e avec une nonne très âgée et très sage, le sens de l’interdépendance qui est au cœur de la pensée bouddhiste. Le film l’érige en principe de mise en scène, et fait porter cette notion sur sa conception du cinéma. Tomita Katsuya explique comment ce film l’a changé, et comment il espère avec Tenzo changer un peu notre vision de l’« après-Fukushima », au Japon comme chez nous.
Élise Domenach
Élise Domenach – Comment est né le projet de Tenzo, trois ans après votre film sur le tourisme sexuel japonais en Thaïlande, Bangkok Nites (2016) ?
Tomita Katsuya – Contrairement à mes projets précédents, Tenzo n’est pas un projet original, mais une commande de l’école zen Sōtō, qui est la deuxième plus grande formation bouddhiste au Japon. Mais quand le projet m’est arrivé, j’ai senti qu’il ne m’était pas arrivé par hasard. Car il s’inscrivait dans une réflexion personnelle et un parcours de vie. En travaillant sur Bangkok Nites, nous avions plongé dans le bouddhisme zen, qui a une place très importante en Asie du Sud-Est. Ce projet arrivait donc à point nommé. J’y ai vu comme un signe du destin.
Quelle était la commande exacte de l’école Sōtō ?
À l’origine, le projet devait être une vidéo promotionnelle d’une quinzaine de minutes pour présenter l’école de bouddhisme zen Sōtō, lors du rassemblement annuel de toutes les écoles bouddhistes pour leur congrès annuel dans un pays hôte qui diffère chaque année. Cette année-là, le Japon et l’école Sōtō étaient hôtes. C’est dans ce cadre que la vidéo a été commandée. Chaque antenne locale de l’école Sōtō a contribué financièrement. On a rassemblé davantage que ce qu’il fallait pour un court métrage. Je me suis dit que je pourrais tenter un long métrage.
Est-ce que la commande initiale inscrivait déjà la présentation de l’importance de la cuisine dans la spiritualité zen Sōtō dans la région de Fukushima après la catastrophe ?
Non. J’ai commencé à recueillir des témoignages de moines. Beaucoup m’ont dit qu’ils se sentaient beaucoup plus investis qu’auparavant depuis la catastrophe de Fukushima. Plus utiles. Comme si les gens réclamaient davantage leur soutien. Cela faisait écho à ce que je ressentais moi aussi. Comme on se retrouvait là, j’ai pensé que c’était un axe, une approche intéressante. C’est pourquoi j’ai décidé de placer Fukushima au centre du film.
Est-ce que cela a été tout de suite accepté par vos commanditaires ?
Au départ, on a rencontré des réticences de leur part. J’ai immédiatement contacté l’association des jeunes moines de Fukushima. Je leur ai demandé de lire mon scénario. Ils ont été assez réticents. Pourquoi tourner ici ? Cette appréhension vient du fait que la situation est toujours très délicate à Fukushima. C’est un sujet difficile à aborder.
La concentration du film sur le travail de ces moines dans la région de Fukushima après la catastrophe donne pourtant de la force à la description de ce qui est le cœur de cette école : le lien entre l’alimentation et le zen (comment le zen se joue dans la manière dont on se nourrit). Car cette situation interroge très fortement ce que le bouddhisme a à nous apprendre sur la manière de cohabiter avec la nature. Les deux sujets – ce que signifie vivre dans un monde abîmé depuis Fukushima et ce qu’est l’école Sōtō – semblent se répondre l’un à l’autre.
C’est très juste. La commande d’un film présentant l’école Sōtō émanait de l’association des jeunes moines du Japon. Mais quand on a présenté notre projet à l’antenne de Fukushima de cette association, elle a eu des hésitations. Fukushima est la deuxième plus grande préfecture du Japon après Hokkaido. Elle abrite une grande diversité de cultures entre les régions du Nord, du Sud, de l’Est, de l’Ouest. Et depuis la catastrophe, les échanges entre ces diverses régions sont difficiles. Pour eux, un projet qui mettait Fukushima en lumière était de ce fait difficile. Mais nous avons défendu le projet avec les arguments que vous avez évoqués. Tourner à Fukushima permettait justement de développer le sens de l’école zen Sōtō.
Le film comporte plusieurs strates : l’une documente la vie quotidienne de la famille de votre cousin moine, et l’autre strate fictionnelle porte sur ses échanges avec son ami moine à Fukushima, qui n’a plus de temple et va voir ses fidèles relogés dans des habitats temporaires. On comprend que cette strate fictionnelle est fondée sur des éléments réels, comme l’histoire de ce moine de Fukushima qui s’est suicidé, mais que vous avez écrits ensuite sur cette base. Pourquoi avoir introduit dans le projet cette dimension de fiction ? Est-ce par prudence ou respect pour les réticences des moines de Fukushima que vous évoquiez ?
En effet, un moine a mis fin à ses jours dans la région de Fukushima. Il avait perdu son temple et ses fidèles. De désespoir, il a fini par se tuer. C’est une triste réalité. Cela signifie peut-être qu’il n’avait pas exploré assez loin la voie du bouddhisme, qui est un chemin intérieur spirituel qui doit pouvoir se faire quelles que soient les circonstances, avec ou sans temple. Nous avons eu envie d’ajouter de la fiction pour imaginer que ce moine, en dépit du fait qu’il a tout perdu, continuait à avoir la foi.
Quitte à introduire, dans ce tableau très sombre de la vie depuis Fukushima, une part d’optimisme. Il y a d’ailleurs un élan de vie dans votre film, à travers la végétation, les arbres, les fruits, les enfants. Votre réflexion sur les liens de l’homme avec son environnement est tournée vers la vie. Cela s’exprime dans la dimension ludique des séquences animées, par exemple. Même si on trouvait un peu ce ton dans Bangkok Nites, la création par animation de certaines séquences est une vraie nouveauté dans votre cinéma.
C’est parce que j’ai changé. Bangkok Nites nous a beaucoup changé. Au Laos, nous nous sommes immergés dans cette nature, et avons réalisé que nous sommes un élément dans le cycle de la vie. Pour cette raison, le projet de Tenzo qui nous a été proposé à notre retour avait vraiment du sens pour nous. J’avais naguère le sentiment qu’il me fallait trouver ailleurs quelque chose que je ne trouvais pas chez moi. Or j’ai quitté Tokyo, je me suis installé à Yamanashi, la préfecture où j’ai grandi. J’y vis désormais entouré de la nature. Je me suis rendu compte que je n’avais pas besoin d’aller loin pour trouver ce que je cherchais, qui est le plus souvent sous nos yeux. Ce constat-là me donne le sentiment d’avoir évolué.
Depuis Bangkok Nites, je porte une amulette qui représente Son Goku, un personnage qui va de la Chine en Inde pour trouver les origines du bouddhisme. Il part loin à la recherche de ce qu’il ne trouve pas chez lui, voyage très longtemps, pour finalement réaliser que, depuis le depuis, il était sur la paume de Bouddha ; que ce voyage était intérieur et initiatique. L’histoire de Son Goku a été une inspiration pour cette séquence d’animation où on voit le moine Chiken qui regarde la nature et qui est sur la main de Bouddha. Ce récit a beaucoup de valeur à mes yeux aujourd’hui. Parce que la tentation après la catastrophe, sur une terre désormais dévastée, est de chercher très loin une terre d’espoir, un nouvel endroit à investir, alors qu’en réalité ; le bonheur peut se trouver sous nos yeux sans qu’on s’en rende compte. Cette prise de conscience m’a fait retourner vers ma terre natale et me donne envie d’explorer aujourd’hui ce qui est dans mon environnement immédiat.
À condition de changer notre regard sur ce qui nous entoure…
Oui, et pour changer de regard, le voyage est parfois nécessaire. Il faut s’éloigner une fois pour réaliser que ce qu’on cherchait, on l’avait déjà sous ses yeux. J’ai eu cette révélation à la fin de Bangkok Nites. Comme si le fait de m’être éloigné m’avait permis de découvrir quelque chose. Parce que ce n’était pas quotidien mais exotique.
À l’image de l’expérience du cinéma, en réalité. L’expérience du film nous plonge dans une réalité exotique le temps de la projection. On reprend ensuite le cours de notre vie quotidienne.
Voir un film peut être une expérience similaire, en effet. Notre ambition est d’ailleurs de faire des films qui nous font voyager.
Pensez-vous que ces films puissent transformer le public ?
Oui, je le pense, car faire ces films m’a fait changer.
Vous dites souvent « nous ». J’imagine que vous associez ainsi à votre propos Aizawa Toranosuke, qui est un collaborateur important pour vous.
En effet. Nous avons travaillé ensemble sur ce film comme sur les précédents. Mais dans le premier scénario qu’il m’a montré, les moines roulaient en BMW, avaient des Rolex, sortaient dans des bars louches avec des filles. Je me suis dit que ça serait difficile de convaincre les moines Sōtō avec ce scénario. Donc on a modifié ce premier jet. Le petit camion utilitaire qu’on voit dans le film a une place très importante, car c’est le véhicule dont on s’est servi absolument partout après la catastrophe de Fukushima pour déblayer, ramasser les corps.
Dans une scène bouleversante, le moine de Fukushima s’allonge totalement imbibé d’alcool à l’arrière de son pick-up. Le cheminement vers la vérité apparaît difficile pour nous tous. Pour les moines aussi, qui sont aussi guettés par le désespoir. Comment avez-vous dirigé le moine Ryûgyô Kurashima, qui n’est pas acteur, dans cette scène difficile ?
Au départ, dans le scenario, il y avait une scène où un moine se prenait une cuite entouré de femmes. On a allégé cela dans le film, mais je voulais absolument qu’il y ait une scène où on voit un moine boire de l’alcool. J’ai fait des recherches sur un saké local qui serait connu dans la région de Fukushima et j’ai découvert le saké Kokken, ce qui veut dire « pouvoir national ». Cela m’a fait beaucoup rire. Il se trouve que la région de Fukushima est très nationaliste. J’ai donc écrit cette scène un peu humoristique où un moine se saoule au saké « pouvoir national » et vomit sous un panneau où est inscrit « zen ». Ryûgyô lui-même avait remarqué ce panneau en se baladant dans les rues de Fukushima et a eu l’idée de la scène. Ce moment exprime la lutte du moine pour qui la voie du bouddhisme est pleine d’obstacles. Il voit ce panneau lumineux avec écrit « zen » qui est encore loin, se prend une mauvaise cuite au « pouvoir national » et vomit.
Il y a une continuité souterraine entre Tenzo et vos précédents films (Saudade, Off Highway 20) : une investigation du Japon contemporain par ses marges et par ses endroits de souffrance.
Tenzo s’inscrit effectivement dans la continuité de mes films précédents, en particulier de mon premier film Above the cloud, qui avait pour théâtre un temple bouddhiste même s’il ne portait pas vraiment sur le bouddhisme. Il y avait déjà une empreinte du bouddhisme dans ma filmographie. Je ne sais pas si je parle du Japon actuel dans mes films, mais ils sont très liés à mon quotidien. Dans ma famille, il y a des moines. Dans mon premier film, j’ai filmé mon cousin, qui est fils de moine. Dès mon plus jeune âge j’ai été confronté à ce qu’est la vie d’un moine bouddhiste. Petit, mon oncle m’a conduit au temple dans lequel il avait fait son apprentissage. Il m’a amené dans la salle de méditation en me disant : au début de l’apprentissage monastique, on s’installe dans cette pièce, on regarde le mur et on médite pendant sept jours. Je me souviens que ça m’avait énormément marqué. Cette émotion m’est revenue quand je me suis attelé à ce film. Pour moi, faire des films permet de s’interroger sur notre réalité, notre quotidien, de se demander si on peut se satisfaire de cela. C’est une curiosité insatiable qui remonte à cette expérience que j’ai eue à sept ou huit ans dans ce temple. La quête d’absolu du bouddhisme s’applique au cinéma. Je pense que ma quête d’absolu par le cinéma remonte à cette expérience fondatrice.
Dans une belle séquence de Tenzo, vous échangez avec votre cousin (lui face à la caméra et vous derrière) sur les raisons pour lesquelles il est devenu moine. On a l’impression que les mêmes raisons vous ont conduits l’un à devenir moine, l’autre cinéaste : une volonté de répondre à l’état contemporain du Japon.
À l’origine, nous avons sans doute choisi nos voies l’un et l’autre en réaction : par refus des conventions pour moi, et pour lui en rébellion contre la voie qui lui était toute tracée. On a choisi l’un et l’autre d’être dévoués à notre chemin. Je crois que cela vaut dans toutes les disciplines. S’engager résolument sur une voie, quelle qu’elle soit, engage une quête de vérité et d’absolu. Pas un seul chemin y conduit, mais plusieurs.
Vous travaillez, je crois, à une suite de Saudade. Est-ce que, comme pour Saudade, ce travail préparatoire passe par la réalisation d’un documentaire, préalable à la fiction ?
Oui. On est déjà en train de réaliser le documentaire qui préparera Saudade 2. J’avais tourné moi-même Furusato 2009, le documentaire préparatoire à Saudade. Pour Furusato 2019, ce n’est pas moi qui filme. Tout le monde a des téléphones de très bonne qualité aujourd’hui. J’ai donc demandé à plusieurs personnes de filmer leur quotidien pour ensuite récolter les images filmées et faire un montage à partir de ces images. Il y aura un lien entre Saudade 1 et 2. Dans Saudade, je décrivais l’industrie du bâtiment qui se délitait à Kofu ; c’était le portrait d’ouvriers désœuvrés. Or l’un des ouvriers de Saudade a perdu son emploi peu après le film et est allé chercher du travail à Fukushima. Car depuis la catastrophe, la région connaît une sorte de boom économique. La plupart des impôts vont à la reconstruction de ce territoire. Et les ouvriers du bâtiment sont réquisitionnés pour ce faire. Peu après le tournage, cet ouvrier m’a appelé en me disant : « Je suis à Fukushima ! Ici, c’est le paradis, y’a du travail à foison. Je déblaie les débris dans ma tractopelle, je bois des bières toute la journée. Y’a du travail pour tous ici ! » Tel était le point de départ du film : l’idée que la catastrophe fait renaître ailleurs l’industrie du bâtiment qui se délitait. Le lien entre les deux films et Tenzo se fait à travers le personnage de Ryûgyô, qui est devenu ouvrier du bâtiment suite à la destruction de son temple. Ça rappelait le personnage de Seiji dans Saudade.
Est-ce que Fukushima constitue à vos yeux une rupture dans la manière de vivre au Japon ?
Juste après la catastrophe, en avril et en mai 2011, on est allé sur place. Et on n’a pas eu le courage de filmer. On a pris quelques photos. Beaucoup de cinéastes ont filmé juste après. Mais pour moi, la durée de huit ans était nécessaire. Et le fait de répondre à une commande.
Propos recueillis par Élise Domenach et traduits du japonais par Léa Le Dimna. Remerciements à Emmanuel Vernières et à Léa Le Dimna.
Photos de Magali Bragard, octobre 2019, Préfecture de Yamanashi.
Magali Bragard est photographe indépendante et réalisatrice. Elle présentait en octobre 2019 Reprendre l’été (co-réalisé avec Séverine Enjolras) au Festival du Documentaire de Yamagata (Japon). Lors de ce voyage, elle a réalisé un reportage photographique auprès de Tomita Katsuya et de ses collaborateurs, partageant leur quotidien. Nous la remercions d’accepter la publication ici de quelques-unes de ses photographies.

Tomita Katsuya



Dans le passage couvert commerçant de Kofu. A gauche : Mister Maro / Takuma Furuya (rappeur de Stillichimiya et chef opérateur). A droite : Tomita Katsuya.

Sur le lieu emblématique du tournage de Tenzo…
