
Ce blé qu’on fauche : Une vie cachée de Terrence Malick
Libre à chacun d’imaginer que Malick veut assimiler le protagoniste d'Une vie cachée à Jésus.
Ayant en quelque sorte commencé la décennie cinématographique par une citation du Livre de Job (38, 4 et 38, 7) interpellant l’homme sur le rôle de Dieu dans la création, Terrence Malick la referme en faisant figurer les dernières lignes de Middlemarch (1871-1872), où George Eliot expose que les existences de chacun dépendent des actions invisibles de la multitude, à la fin d’Une vie cachée, expression (a hidden life) tirée directement de ce paragraphe final. Manière explicite de suggérer que son héros, Franz Jägerstätter, catholique autrichien guillotiné en 1943 pour avoir refusé de prêter serment à Hitler et de servir dans l’armée nazie, s’apparente à un héros invisible ? De fait, son film contredit à chaque plan et chaque scène les propos répétés à son personnage principal par les officiers et cadres du régime, selon lesquels sa décision ne compte pas, car il ne possède aucun pouvoir de changer le monde, et sera oublié. Il en devient ainsi un grand récit sur la conscience et la liberté individuelles.
Ces deux notions forment en effet les premiers arguments de Jägerstätter lors de ses rencontres avec le prêtre de son village de Sankt Radegund[1] et son évêque : le don du libre arbitre à l’homme par Dieu suppose la responsabilité de chacun quant à ses actes. Ainsi conclut-il à ce qui lui apparaît comme une évidence éthique : il ne peut participer à une guerre d’invasion, dirigée contre les civils. Parmi ses concitoyens, seule la figure du peintre d’église, qui pourrait représenter le point de vue de Malick, comprend que le serment obligatoire à Hitler revient, pour un catholique, à jurer fidélité à l’Antéchrist. Ce propos vient après une scène clé où l’artiste explique à Jägerstätter ses doutes quant à l’utilité de ses images : ne servent-elles pas à convaincre des fidèles, tout aussi faillibles que leurs ancêtres, qu’ils n’auraient pas trahi le Christ ?
Thématiquement, Une vie cachée rappelle les œuvres précédentes de Malick. Comme dans Les Moissons du ciel (1979), le film commence par des images d’archives, mais au lieu de figurer une Amérique déjà passée, celle des années 1910, où le pouvoir politique reste distant (Woodrow Wilson salue la foule de loin et les héros ne pourront que saluer son train traversant les grandes plaines), les images, tirées du Triomphe de la volonté (Leni Riefenstahl, 1935), montrent Hitler arrivant à Nuremberg, la foule l’acclamant, le début de la totalisation d’une société[2]. Comme dans La Ligne rouge (1998), une utopie communautaire, rurale, située dans un paysage particulier et presque immaculé, est interrompue, un monde idéal perturbé par la guerre et la politique : les Alpes autrichiennes ressemblent en cela à la Mélanésie, Jägerstätter (August Diehl) au soldat Witt (Jim Caviezel), tous deux contraints de quitter leurs paradis pour rejoindre l’armée. Et comme dans Le Nouveau Monde (2005), une nature sublime survit aux injustices commises par les hommes, le lyrisme affirmé des images, renforcé par la musique classique (ici Bach, Haendel et Dvorak), cherche à persuader les spectateurs de croire en la persistance de la beauté, au-delà des croyances personnelles de chacun.
Il paraît par conséquent peu cohérent de ne pas voir la continuité d’Une vie cachée dans l’esthétique malickienne, après trois films (À la merveille, 2013 ; Knight of Cups, 2015 ; Song to Song, 2017) plus expérimentaux et en partie autobiographiques. À l’instar des trois films cités plus haut, l’histoire n’y existe que pour affecter l’environnement des héros : il faut voir ici comment les nazis sont montrés comme de complets envahisseurs, marchant en tout sens et parlant fort, bien loin de l’ethos et du caractère réservé des paysans autrichiens. Car Une vie cachée ne peut pas non plus s’analyser autrement que comme une micro-étude sur l’Anschluss en tant qu’invasion de l’Autriche, ou comment un mouvement politique contempteur de la religion et plus faible électoralement dans les régions catholiques de l’Allemagne parvint à efficacement contrôler un pays si religieux. L’attitude de l’Église autrichienne est d’ailleurs évoquée et critiquée par plusieurs habitants de Sankt Radegund, conscients que l’attitude conciliante des autorités ecclésiastiques envers le nazisme s’avère peu honorable, voire condamnable d’un point de vue chrétien.
Ces constats, ainsi que l’intransigeance permanente de Jägerstätter, allant jusqu’à répondre « Mais je suis libre » à son avocat lui déclarant qu’il pourrait sortir libre de sa cellule en prêtant serment à Hitler, peuvent expliquer la réception partagée d’Une vie cachée parmi la critique et les spectateurs. Il s’agit en effet d’un récit interpellant l’éthique de chacun, et non le courage, la responsabilité individuelle et non l’appartenance à un groupe, national ou religieux. Son protagoniste ne propose aucune idéologie, pas de modèle, pas de grands discours, ne trouve rien à ajouter lors de son comparution devant la cour martiale, où son mutisme contraste avec un procureur hurlant contre son attitude de « martyr »[3]. Difficile pour les spectateurs contemporains de s’identifier pleinement à un agriculteur catholique objecteur de conscience, pourtant héros digne des vies cachées qu’évoque George Eliot. « Un jour, je peindrai le vrai Christ », espère le peintre d’église à la fin de ses propos désabusés ; libre à chacun d’imaginer ou pas que Malick veut assimiler Jägerstätter à Jésus.
Entre désir d’utopie et réalité destructrice de l’histoire, deux fils rouges de Malick, le film ajoute deux nouveaux thèmes dans sa filmographie : l’inclusion de l’histoire européenne[4], et une certaine réflexion sur le rapport personnel et philosophique à la terre. Ces deux points ne sont pour autant pas si surprenants, une fois considéré que Malick parle allemand, a étudié la philosophie et commencé un doctorat dans cette matière à Oxford, et traduit Vom Wesen des Grundes de Martin Heidegger en anglais en 1969[5]. Son dernier long métrage, sans accuser ou juger, invite le public à individualiser ses actions et ses positions, à penser en dehors des appartenances collectives, voire sans considérer le passé : le maire de Sankt Radegund invoquant le père de Jägerstätter, mort dans l’armée d’Autriche-Hongrie en 1917, ne le fera pas changer d’avis. Cette proposition éthique, si elle en désoriente beaucoup, demeure courageuse. Son traitement formel, au sein d’un récit certes long mais linéaire et monté avec fluidité et d’innombrables jeux sur les raccords, l’appuie rhétoriquement. Elle ne saurait par conséquent être balayée sous les accusations de dogmatisme ou de moralisme souvent énoncées contre Malick par des critiques réticents à analyser en profondeur, avec objectivité et recul, ses films.
[1] Le film, situé en Autriche, a été tourné dans la province italienne du Sud-Tyrol, germanophone, 300 kilomètres plus au sud, et au studio Babelsberg de Potsdam.
[2] Il est d’ailleurs possible d’interpréter un court plan de Fani, l’épouse de Jägerstätter, regardant le ciel avec un bruit de moteur en fond au début du film, comme l’apparition de l’avion de Hitler au-dessus de son village, Sankt Radegund se trouvant en effet entre Berchtesgaden et Nuremberg.
[3] Franz Jägerstätter a été reconnu comme martyr puis béatifié par Benoît XVI en 2007.
[4] À la merveille se déroule en partie en France mais reste une histoire d’amour inspirée de la vie de Malick.
[5] Martin Heidegger, The Essence of Reasons, traduction, introduction et notes critiques de Terrence Malick, Evanston, Northwestern University Press, 1969.