
Une violence hallucinée. À propos de Monos d’Alejandro Landes
Monos peut être vu comme une longue hallucination : un groupe d’adolescents cinglés qui se découvrent tout en se consumant dans une violence sauvage, privée de sens.
Huit adolescents formés par une organisation armée détiennent une otage américaine dans les montagnes colombiennes. Les cordillères andines, qui séparent les vallées urbanisées du pays, ouvrent à l’est sur la forêt amazonienne, où se déroule la seconde partie du film, lorsque les « monos » (singes, en espagnol) doivent changer de cache. Ce sont dans ces vastes régions isolées, tout à la fois abandonnées et rétives à l’autorité de l’État, que se sont formés dans les années 1960 des guérillas armées et des groupes de narcotrafiquants, souvent entremêlés, constituant leur propre normativité et modelant une marge ultra-violente.
Monos est d’abord la vision d’un groupe isolé du monde, mais qui concentre en lui toutes les forces à l’œuvre à l’extérieur. Ainsi, la mise en scène prend soin de bien couper les adolescents du dehors, avec quelques rares mais puissantes incursions : une image de journal télévisé ou les ordres grésillant à la radio de « l’Organisation » (dont on ne voit vraiment qu’un membre, un officier-instructeur et messager). Une colonne de miliciens vient les épauler dans le combat contre l’armée, mais ils fuient aussitôt vers une nouvelle solitude dans la forêt. De l’armée, on ne voit que les balles traçantes dans la nuit et quelques hélicoptères, forces mécaniques qui surgissent, comme des signes du monde qui menace au-delà de l’étendue naturelle. Toute aussi sinistre est l’apparition furtive et finale de la ville qui s’étale dans une vallée, vue en surplomb.
Le groupe n’est jamais vraiment isolé, même en autonomie aux confins des montagnes ou de la jungle. Pour prouver qu’elle est en vie, l’otage lit des articles de presse sur l’avortement ou la déforestation : c’est la manière dont l’extérieur entre dans le film, pour un message destiné au monde, à sens unique, mais les sujets abordés comme en passant sont au cœur de la vie du groupe. La première partie est particulièrement impressionnante de tensions sexuelles, de désir homoérotique et d’incertitudes identitaires, dans un flou des genres qui détonne dans un film sur ce thème. L’atmosphère est tribale, les rapports humains intenses, ultra-sensibles. La nature est sensuelle et foisonnante, dans la brume des hauteurs, la pluie, la boue, la terre mousseuse et génitrice qu’évoquait puissamment Michel Tournier dans Vendredi ou les limbes du pacifique. Sauf qu’ici, nul abandon à la sève vitale de la terre, aucune paix retrouvée dans l’harmonie : plutôt, la violence délirante.
Malgré les rares projectiles de l’extérieur qui semblent glisser sur eux, un passé inconnu et un dehors tu, les membres du groupe concentrent en eux les maux du monde, jusqu’à des paroxysmes qui renvoient à l’imaginaire cinématographique de l’adolescence comme une enfance brisée et corrompue, accentuant les horreurs adultes – à plusieurs reprises, les adolescents surpassent en cruauté les ordres de l’organisation. C’est ainsi qu’apparaît la violence de Monos, à la fois bestiale et libératrice, dominatrice et festive, cruelle et innocente. Les jeux entre les jeunes ennuyés se mêlent à la mutilation ou au combat, et sont parfois traversés de haines véritables, reprenant avec l’horreur de la réalité les codes du film d’action adolescent à la Hunger games. Les tensions se confondent même, alors que la bataille menace, avec le trip hallucinogène, dont le rire fait écho à l’amusement dont ces enfants ont été privés.
Déjà, dans Les Oiseaux de passage, Ciro Guerra et Cristina Gallego dressaient un portrait semblable de la violence colombienne, avec une mise en scène tout aussi riche, sauf qu’il s’agissait alors de la fuite en avant d’un clan autochtone dans le trafic de drogue à destination des États-Unis, soit un lien très évident avec la corruption apportée par le dehors. Et que les croyances traditionnelles, ici absentes, agissaient comme révélateur des perturbations. Une similarité néanmoins : dans la marge dans laquelle s’entretuaient les clans, les déserts et la plaine caribéenne du Nord colombien, on ne voyait pas non plus ce dehors qui corrompait, seulement le creuset de violence endémique où s’abîmait l’innocence perdue.
Monos peut être vu comme une longue hallucination : un groupe d’adolescents cinglés qui se découvrent tout en se consumant dans une violence sauvage, privée de sens autant qu’elle est coupée du contexte qui l’a engendrée ou contre lequel elle pourrait être dirigée. En cela, et c’est sa tension la plus intéressante, le film présente un certain réalisme, presque documentaire – un genre auquel s’est plié Alejandro Landes dans ses deux premiers films –, alors même que l’illustration de la vie des groupes armés est ici loin du récit factuel. C’est plutôt à une science-fiction post-moderne et techno-futuriste que l’on pense : ses clans laissés à la survie, les rites reconstitués (ici, les jeux adolescents), le décor sombre et sale mêlé à des instruments ou armes de pointe, le bunker abandonné qui sert de cache. Tout en montrant une réalité dure et son écho au monde existant, la mise en scène est une succession de visions impressionnistes, où apparaissent une montagne surnaturelle et un ordre des choses implacable, des corps en transformation.
Le clan des adolescents est voué à une cruauté sauvage autant que la nature paraît dure, majestueuse, mais monstrueuse et étouffante, qu’il s’agisse de la brume glaciale des hauteurs ou de la chaleur moite de la jungle. La musique, mélange heurté de sonorités traditionnelles et de techno sombre, accentue encore ce chemin pessimiste. Dans un pays livré à la violence endémique, en marge de la société dans une nature asphyxiée où se règlent les comptes des conflits armés, les grands espaces et l’aventure des hommes n’a rien d’un épanouissement – pas même l’âpreté des grands espaces du Western, à côté de laquelle se profile toujours l’infini des possibles. C’est une épiphanie macabre.