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Film Le Silence des autres - Copyright Semilla Verde Productions Ltd / Almudena Carracedo
Film Le Silence des autres - Copyright Semilla Verde Productions Ltd / Almudena Carracedo
Dans le même numéro

Actualité du passé au cinéma

mai 2019

Trois films sur l’histoire, deux documentaires et une fiction, ont proposé récemment des discours novateurs sur la mémoire : Le Silence des autres (Almudena Carracedo et Robert Bahar), Santiago, Italia (Nanni Moretti) et Les Témoins de Lendsdorf (Amichai Greenberg). Il ne s’agit pas de films historiques, leur action se déroulant de nos jours, et leurs propos assumant la subjectivité de leurs intervenants et réalisateurs. Ces longs métrages sont donc avant tout importants par ce qu’ils révèlent, par les histoires et témoignages qu’ils mettent en scène, premières étapes vers la reconnaissance de fragments du passé jusqu’alors tus, ou peu discutés. Plus encore que des œuvres sur l’histoire, il s’agit de récits sur la révélation croissante de la vérité.

Une telle orientation du discours se lit ouvertement dans Le Silence des autres, qui suit le lent parcours d’une plainte, pendant la décennie 2010, de victimes du franquisme, qui doivent engager les poursuites en Argentine du fait de la loi d’amnistie espagnole de 1977, qui a pardonné légalement à la fois les agents de la dictature et les opposants de gauche. Deux héros juridiques et réels se démarquent : la juge argentine María Servini, responsable de ­l’enquête qui explique comment elle doit rester « froide et objective » malgré la violence des faits, et Carlos Slepoy, avocat principal de l’accusation, défenseur de la compétence universelle, selon laquelle ­n’importe quel tribunal dans le monde doit pouvoir poursuivre les crimes contre l’humanité, sans limite de juridiction ou prescription des faits.

Le fil rouge du film est contenu dans l’augmentation graduelle du nombre de plaignants à partir du dépôt de la plainte par deux victimes en 2010 : à la fin du documentaire, plus de trois cents personnes s’y associent, mettent en accusation, témoignent. Ce constat se reproduit lorsqu’une femme andalouse dévoile l’histoire de la confiscation de son bébé, qui mène à l’identification de milliers de cas semblables sous la dictature. Cette force ­d’extension du souvenir comporte deux aspects : la réalisation croissante par les Espagnols de leur passé durant les vingt dernières années, à travers les travaux d’exhumation de fosses communes par des bénévoles ou de recherches documentaires par des associations, et le refus des dirigeants de droite, José María Aznar et Mariano Rajoy en tête, d’ouvrir les dossiers ou de faciliter les enquêtes, considérant que le souvenir empêche d’avancer.

La force didactique du documentaire se devine dans la réalisation de ­Carracedo et Bahar. Les cinéastes filment par exemple l’appel téléphonique par lequel l’ambassadeur ­d’Argentine en Espagne, en 2013, interdit la tenue de vidéo-conférences dans son consulat pour que les témoins n’aient pas à se déplacer à Buenos Aires, car cette procédure reviendrait à rompre les relations diplomatiques entre son pays et Madrid. Juste après, ils font ­s’enchaîner ces images d’un blocage de la vérité juridique par celles, en 2016, des manifestations franquistes en plein Madrid, parfaitement légales, où des centaines de personnes entament bras tendus l’hymne des phalangistes, Cara al Sol. Cette cohabitation, terrible politiquement, entre des violences historiques cachées ou peu enseignées, et un oubli comme historiographie nationale pour mieux « garantir » la démocratie, persiste aujourd’hui en Espagne, et continue de diviser les factions politiques. Il aura fallu attendre presque quarante-quatre ans après la mort de Franco pour que, le 25 février dernier, un Premier ministre espagnol, Pedro Sánchez, dépose une gerbe sur la tombe de Manuel Azaña, dernier président de la Seconde République (1931-1939), enterré à Montauban.

Santiago, Italia, incursion de Moretti dans le genre documentaire, participe aussi de cette découverte soudaine et ascendante d’une vérité, ici le sauvetage par des diplomates italiens ­d’environ six cents Chiliens dans les mois ayant suivi le coup d’État de 1973[1]. Le parti pris du réalisateur se comprend vite, par son affirmation deux fois répétée devant un ancien tortionnaire : « Je ne suis pas impartial. » Pour autant, cette phrase ne doit pas se lire comme une forme démesurée de subjectivité de l’artiste : les cadres du régime de Pinochet interrogés répètent leur thèse d’une illégitimité d’Allende justifiant le putsch, ce qui ne peut que consterner, à juste titre, les spectateurs. Il paraît évident que ­l’engagement à gauche de Moretti et son aveu de partialité ne « disqualifient » pas son film en tant que récit historique. Son recueil de témoignages face à la caméra de réfugiés permet au contraire de livrer une micro-­histoire entre continents, sur l’accueil et ­l’intégration de quelques centaines de ­Chiliens en Italie dans les années 1970 ; inclusion qui passa par des embauches en usine ou un soutien des syndicats dans la région historiquement à gauche de l’Émilie-­Romagne.

Dans Santiago, Italia comme dans Le Silence des autres, les réalisateurs trouvent la distance, dans leur mise en scène, entre l’émotion et la pudeur. Quand un Chilien exilé se met à pleurer en se souvenant du cardinal Raúl Silva Henríquez, opposant de la dictature, Moretti lui demande avec sobriété pourquoi il s’émeut autant. Lorsqu’une octogénaire espagnole fond en larmes devant les restes déterrés d’une fosse de son père, Carracedo et Bahar savent la filmer de loin, car le son et le plan d’ensemble des bénévoles et familles ayant permis l’identification nous frappent.

Dans une coïncidence terrible de mise en scène, Le Silence des autres et Les Témoins de Lendsdorf comportent des images d’excavations, de creusements de la terre pour retrouver des corps et identifier des victimes. Le film d’Amichai Greenberg suit en effet le personnage de Yoel, historien israélien cherchant la fosse commune d’un massacre commis en Autriche en 1945 (le scénario s’inspire de faits réels, mais le village de Lendsdorf, ainsi que le recours judiciaire contre des travaux sur le site, sont inventés), et combine ingénieusement l’enquête historique et une révélation bio­graphique affectant le raisonnement de son héros. « La vérité est absolue! », tonne-t-il au début du film devant une journaliste l’interrogeant sur ses méthodes et son approche de l’histoire. « La vérité est ton mauvais penchant, ton ego », lui rétorque peu après son rabbin. Ce contraste entre la recherche à tout prix de « la seule » vérité par Yoel, et les réticences des représentants politiques autrichiens et d’une partie de la société israélienne à tout révéler sur des événements regrettables, persistent pendant tout le récit. Comme l’explique bien Greenberg dans le dépliant de présentation de son film : « Le but n’était pas de faire un film historique ou sur l’histoire mais sur la pertinence, l’impact de l’histoire sur nos vies au quotidien. »

Le Chili et l’Espagne sont désormais des démocraties pluralistes. Les derniers Espagnols ayant connu la Seconde République disparaissent. Peu d’Italiens connaissent l’histoire du sauvetage de quelques centaines de Chiliens par leurs services diplomatiques ; Le Silence des autres et Les Témoins de Lendsdorf représentent la difficile responsabilité, pour les archivistes et les descendants, de continuer le travail de mémoire à la suite des témoins directs. Peut-être l’analyse et l’interrogation du passé se réaliseront-elles davantage, et plus profondément, dans les années à venir, par de telles œuvres : non pas des films historiques, mais des mélanges entre subjectivité et témoignages directs, recueil d’archives et inventions scénaristiques, fondements réels et choix d’une échelle réduite. Autant de moyens pour les cinéastes de s’adapter à des paradigmes historiques changeants.

 

[1] - Histoire narrée sur le vif dans le court métrage documentaire L’Ambassade (1973) de Chris Marker.

Louis Andrieu

Cinéphile, il écrit sur le cinéma, les contenus audiovisuel et les images dans la Revue Esprit depuis 2013.

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