Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

© ARP Sélection
© ARP Sélection
Flux d'actualités

N’ayez pas peur, il n’y a aucun ours

février 2023

Aucun ours, le dernier film de Jafar Panahi, explore le concept de la frontière. Frappé d’une interdiction de réaliser des films et de sortir du pays, Panahi y interprète un réalisateur en train de faire un film clandestin à la frontière entre la Turquie et l’Iran.

Aucun ours, le dernier film de Jafar Panahi, explore le concept de la frontière1. Panahi y interprète son propre rôle, celui d’un réalisateur en train de faire un film clandestin à la frontière entre la Turquie et l’Iran, dont il a l’interdiction de sortir.

Comme dans ses derniers films ont subi l’interdiction de tournage (après sa condamnation à six ans de prison et l’interdiction de réaliser des films ou de sortir du pays pendant vingt ans, en décembre 2010), Panahi est devenu son propre sujet filmique. Il est à la fois un personnage fictionnel et un réalisateur livrant son autoportrait. En montrant la fabrication d’un film dans le film et en jouant du rapport entre réel et image filmique, Aucun ours fait écho au cinéma d’Abbas Kiarostami, que ce soit à Et la vie continue (1991), Au travers des oliviers (1994) ou Le Goût de la cerise (1997). Dans Aucun ours, sorte de méta-cinéma, Panahi aborde son sujet en s’appuyant sur les dispositifs de film (notamment la caméra).

Dans une séquence du début, Panahi donne sa caméra à l’un des villageois et lui demande de filmer la cérémonie traditionnelle à laquelle il aurait aimé assister. Le villageois accepte, malgré son ignorance des techniques de prise de vues. Nous pouvons deviner le résultat : les images sont mal cadrées, prises à la main sans stabilisateur, avec beaucoup de mouvements, et le villageois filme par mégarde des scènes qui devaient rester hors champ. C’est comme si ces deux films (celui qui est en train d’être tourné en Turquie et celui du villageois) étaient des reflets de l’état actuel du cinéma de Panahi : s’il ne peut pas être le réalisateur principal, le résultat ne sera pas du tout satisfaisant.

Après avoir tourné la plupart de ses films dans des espaces urbains (Le Ballon blanc en 1995, Le Cercle en 2000, Sang et or en 2003, et Taxi Téhéran en 2015), Panahi s’est tourné, dans Trois visages (2018) et Aucun Ours, vers des espaces ruraux. L’histoire du film se déroule dans un village près de la frontière turque, tout en soulevant des questions humaines et universelles.

Certains choix esthétiques rappellent la tendance de Panahi à ignorer l’existence de la caméra et éviter des découpages conventionnels pour montrer des images plus sincères. Au tout début, nous voyons Panahi dans un plan moyen de profil, caméra à la main dans la cuisine de la maison du village où il habite. Sur le côté, une villageoise est en train de lui servir un repas local : une colonne couvre une grande partie de son visage pendant quelques moments. Ainsi, dans plusieurs plans, on aperçoit Panahi de derrière, alors qu’une grande partie du visage de l’autre personnage reste invisible. Ces « erreurs », si récurrentes dans la prise de vue, pourraient bien être intentionnelles et constituer comme des clins d’œil du réalisateur au spectateur. Panahi veut-il suggérer que ce que nous voyons n’est pas un film ? (Son film de 2011 s’intitulait Ceci n’est pas un film.)

Le statut du film est donc singulier, entre fiction et réel. Peu d’éléments sont ajoutés en post-production, ce qui confère plus de réalisme au film. Concernant la bande son, Panahi n’utilise la musique qu’une seule fois : un morceau folklorique diégétique, lors d’une cérémonie locale. La manière narrative du film, avec ses différentes couches, a aussi une fonction ironique qui joue avec l’imagination des spectateurs. En multipliant ces différentes strates, Panahi donne à voir les barrières auxquelles sont confrontés les habitants du village, comme la superstition ou une culture patriarcale, qui constitue l’un des principaux nœuds du film : des frères font la promesse que leurs enfants se marieront obligatoirement quand ils seront adultes. Mais le poids des traditions dans le film peut être interprété comme une critique du gouvernement islamique de l’Iran, qui soutient ces traditions et prive les Iraniens du libre choix de leur mode de vie.

En plus de critiquer les traditions et superstitions, Aucun ours met en relief le rôle des frontières. Pour les personnages du film, la frontière est une grande barrière devant leur bonheur. Pour eux, l’émigration est la solution à toutes leurs misères. Dans le cas du couple en Turquie, il suffirait de quitter la frontière et mettre les pieds en Europe pour atteindre le bonheur. Quant au jeune couple d’amoureux du village, il veut passer la frontière et partir en Turquie, puisque c’est là le seul moyen pour eux devenir libre et de s’émanciper des règles imposées au village (comme le mariage obligatoire). Comme si les traditions sociales étaient aussi une frontière, qui sépare les gens de la vie qu’ils auraient souhaitée.

Pour Panahi, cette frontière est ambivalente. C’est comme s’il avait peur de franchir la frontière, parce qu’il est condamné à rester en Iran jusqu’à 2030. Ainsi, la frontière n’existe pas, mais on peut être en danger si on la passe. Ces métaphores sont très bien imbriquées dans la narration sans tomber dans le piège du slogan. Dans une séquence du film, Panahi se rend à la frontière avec son assistant pour observer à distance le lieu de tournage. Le jeune homme tente de le convaincre d’aller de l’autre côté de la frontière pour y réaliser son film. Après avoir entendu ces mots, on voit poindre dans les yeux de Panahi l’étrange désir de quitter le pays et de voir le lieu du tournage. Panahi demande alors au jeune homme : « Où est la frontière ? » Ce dernier lui répond : « Elle est exactement où vous êtes ! » Panahi hésite un instant, mais retire rapidement son pied. Avec ce geste, il montre l’aspect arbitraire de la frontière, dont on peut se moquer.

Dans l’ensemble, le film répond aux attentes des spectateurs, même si les conditions du tournage clandestin et les limites liées au fait de travailler avec des comédiens amateurs ont des effets défavorables : les acteurs du village parlent persan en faisant de erreurs, parce que leur langue maternelle est le turc azéri. L’histoire des membres du couple qui, en Turquie, jouent ironiquement leur propre rôle, aurait pu être davantage travaillé. En revanche, l’interprétation de Panahi n’est pas désagréable et permet de tracer une ligne invisible entre sa véritable personnalité et le personnage du film. Dans Ceci n’est pas un film, il dit à son ami, pour plaisanter, qu’il lui est interdit de faire des films, mais pas de jouer dedans ! La situation étrange dans laquelle il se trouve coincé devient ainsi une caractéristique de sa production cinématographique après 2010.

Aucun ours s’accorde avec la situation actuelle de l’Iran. Dans la filmographie de Panahi, il est son film le plus amer, révélant son cynisme et sa colère envers le gouvernement islamique et la société traditionnelle, qui attisent la peur des ours sur notre chemin. En réalité, il n’y a aucun ours.

 

  • 1. Iran. 2022, 1h 47 min. Scénario et réalisation : Jafar Panahi. Producteur exécutif : Nader Saeivar. Producteur : Jafar Panahi (JP Production). Producteur délégué : Nader Saeivar. Image : Amin Jafari. Montage : Amir Etminan. Son : Mohammad-Reza Delpak. Chef costumier : Leyla Siyahi. Distributeur : Celluloid Dreams, ARP Sélection. Interprètes : Jafar Panahi (Jafar Panahi), Naser Hashemi (chef du village), Vahid Mobasheri (Ghanbar), Bakhtiyar Panjeei (Bakhtiar), Mina Kavani (Zara), Narges Delaram (la mère de Ghanbar), Reza Heidari (Reza).