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Alice et le maire : Photo Anaïs Demoustier, Fabrice Luchini | Copyright Bac Films
Alice et le maire : Photo Anaïs Demoustier, Fabrice Luchini | Copyright Bac Films
Dans le même numéro

Alice et le maire de Nicolas Pariser

décembre 2019

Nicolas Pariser renouvelle avec bonheur un scénario bien connu de la philosophie politique : le prince et le philosophe.

Dans ce second long-métrage, Nicolas Pariser renouvelle avec bonheur un scénario bien connu de la philosophie politique : le prince et le philosophe. La scène se passe aujourd’hui, dans le microclimat désenchanté d’une crise du politique qui touche tout particulièrement les idéaux de la gauche. Le philosophe est ici une jeune normalienne, plus littéraire d’ailleurs, selon ses propres dires, que philosophe, Alice Heimann, peu au fait des mœurs politiques, indécise, comme nombre de ses camarades, après tant d’années d’études, sur le sens à donner à sa carrière professionnelle, mais dont la culture, comme l’indiquent ses lectures, manifeste une intimité avec les auteurs classiques. Elle est jouée par Anaïs Demoustier, visage intelligent, mobile, amusé ou ému, curieux toujours. Alice est embauchée au sein du pôle de communication par le cabinet du maire socialiste de la bonne et grande ville de Lyon, Paul Théraneau (Fabrice Luchini, d’une sobriété, dans ce film, magistralement expressive) pour lui redonner du cœur à l’ouvrage : «  Il faut nous le sauver…  » Le prince, c’est donc lui, un homme politique avéré, qui croit avec ferveur au progrès (le premier pensum d’Alice sera de lire en diagonale – urgence oblige – son dernier essai, Du progrès, encore du progrès, toujours du progrès). Très à l’aise dans une rhétorique dont il peut encore faire un usage flamboyant : on le voit à l’occasion d’un discours, aux accents lyriques, largement concocté par sa conseillère en communication, Melinda (la toujours réjouissante Nora Hamzawi), prononcé devant un parterre d’anciens résistants manifestement émus et conquis. Mais usé par trente ans de vie politique, il est désormais à court d’idées et d’énergie, au grand regret du personnel politique de son cabinet, que l’on devine sorti de l’élite sociale et économique du pays. «  Alice Heimann, lance-t-il drôlement, à l’occasion de sa première rencontre avec ce coach d’un nouveau genre, il faut que vous me fassiez penser !  »

Une telle situation est évidemment propice à mettre en lumière, et la caméra de Pariser y est malicieusement experte, le jeu obligé qu’imposent les petites stratégies autour de l’éros du pouvoir et de ses menus fastes : séance solennelle du conseil municipal où, à la tribune, le maire offre un visage si las et défait qu’Alice demande à son cicérone : «  Il va bien le maire ?  » Personnel politique affairé, ballet de voitures mobilisées pour les visites extérieures, sortie mondaine où se retrouve, dans la magnifique salle de l’opéra de Lyon, pour une représentation du Das Rheingold de Wagner, comme dans une scénographie balzacienne, tout ce qui compte de la grande bourgeoisie lyonnaise, sous l’œil averti d’Alice, l’œil du Huron qui découvre amusé, et peut-être déjà séduit, les rouages d’un système bien rodé.

Jamais pourtant le versant satirique ne tourne à l’éreintement. On ne rit pas à gorge déployée dans ce film, aux répliques pourtant souvent jubilatoires. C’est que, et le spectateur peut en prendre acte dès les premières minutes, le dessein du cinéaste n’est pas de dresser un réquisitoire contre la classe politique ; ou d’entonner l’antienne «  tous pourris  » : ce qu’incrimine, par exemple, l’amant éphémère d’Alice, un imprimeur ennemi du numérique, amateur de livres fabriqués à l’ancienne, c’est plutôt la nullité culturelle de ce milieu ; et quand il reproche à Alice d’être «  cool  » – comprendre trop indulgente envers son entourage – et qu’il lui demande comment elle peut supporter tant d’«  horreurs  », elle est manifestement agacée par la complaisance excessive de cette réaction, même si elle pourra convenir, dans un accès de déprime, que la politique la rend bête. Ce parti pris de ne procéder à aucune caricature se fait jour, comme dans les films de la nouvelle vague, dans le traitement particulièrement efficace et soigné des personnages secondaires. Par exemple, celui du chef de cabinet, Isabelle (jouée par la remarquable actrice de théâtre Léonie Simaga). Toujours impeccablement élégante, lisse et souriante, elle a la raideur souhaitée d’une main de fer dans un gant de velours : une expression qui lui va à ravir ; ou encore, celui de Delphine (Maud Wyler, tout en finesse), une artiste costumière de théâtre, personnage diaphane, un peu lunaire, qui vit comme un véritable drame, jusqu’à la folie, la catastrophe écologique qu’elle dit imminente ; pathétiquement et vainement en quête d’une oreille attentive, son discours d’une radicalité que le maire, stupéfait, taxe poliment d’«  enthousiaste  », pourrait facilement tourner à la pantalonnade, il n’en est rien. Mais c’est justement ce refus de s’enliser dans une charge facile, et pour tout dire cette mesure, qui permet de cerner au plus près ce qui décidément ne tourne plus rond dans ce milieu politique désormais déconnecté, affirme Alice avec une «  brusquerie  » dont elle s’excuse, de cette common decency qu’un homme politique doit à ses administrés.

Alors, que nous dit ce film de la secrète alchimie de cette rencontre, de la justesse d’un équilibre dans l’échange, qui va s’avérer riche d’audace politique et peut-être de promesses à venir ? D’abord, et c’est là que la parole au cinéma fait la démonstration chère à Pariser, disciple de Rohmer, qu’elle «  est pleinement action  », que la conversation, le ralenti qu’elle impose à la pensée sont précieux ; à l’injonction faite à Alice, celle-ci répond par une première «  note  », laquelle invite le maire à la «  modestie  ». Et l’on aimerait souligner la force de ce que cette notion, via son étymologie – le modus, dans sa double acception rhétorique et musicale – doit justement à celle de mesure. Progressivement, Alice et le maire se parlent, simplement, sans détour, sans chichis, et très vite l’échange verbal, délesté de ses éléments de langage habituels, devient confiant ; les mots retrouvent leur juste poids de séduction, émanant de visages qui laissent tout transparaître de leurs émotions. Alice, qui est tout sauf une rebelle, «  fait le job  » en bonne élève consciencieuse, mais elle reste libre, dans son corps, sa tête, son langage, sans manifester, au grand dam de ses collègues, le respect instinctif de l’autorité financière. Elle devine, très vite, avec le spectateur, que Paul Théraneau ne se réduit pas à l’arrogante autorité de sa fonction. Il reste intéressé par «  la tradition  », les livres, le langage, plus encore que par les fiches qui encombrent son bureau. C’est finalement sous l’influence d’Alice que le maire renoncera à ce projet insensé et prétentieux d’un Lyon 2500, propulsé par son pôle de communication fébrilement technophile, qui multiplie à cette occasion conférences vidéo et brainstorming. La caméra décortique avec malice – quand l’image se moque de l’image ! – le fiasco grotesque de ce grand-guignolesque projet, lancé par un mécène «  conseiller en stratégie opportune  »… Le spectateur prend aussi la mesure de ce que la prétendue urgence, mode de fonctionnement devenu routinier, a de dévastateur, dans une autre scène particulièrement piquante où il s’agit de trouver les mots pour garder les écolos, qui menacent de partir, et où le responsable de la communication en quête d’«  une formule à tout prix  » repousse comme incongrue la raisonnable proposition d’Alice («  Comprends pas, trop compliqué, on n’a pas le temps  ») ; une scène qui dévoile combien le langage dans son heureuse, efficace simplicité est en voie de disparition dans ces réunions peuplées d’écrans et de prothèses audio…

Sans coup férir, Alice devient le chouchou du maire qui envoie promener projets gigantesques et démesurés, invite son équipe à ne plus prendre dévotement de notes quand il parle – «  Elle prend des notes, Alice ? non, elle fait fonctionner son cerveau  » –, scène particulièrement truculente, où personne n’est à l’aise, et surtout pas Alice face à ses camarades déconfits et délégitimés. Ainsi, et sans que jamais elle ne revête la moindre ambiguïté érotique, sinon celle inhérente au plaisir de la conversation, leur relation s’approfondit, avec la connaissance intuitive qu’ils prennent l’un de l’autre, au travers même de leurs différences assumées : le maire opposant à l’intellectualisme livresque d’Alice la réalité, toute pragmatique, de la gestion d’une ville ; Alice faisant valoir, justement, cette tradition du prince conseillé par le philosophe, citant l’exemple du héros Marc Bloch, auteur de L’Étrange Défaite. Le cinéaste les filme délicatement, dans des moments dérobés à la routine municipale, entre deux portes, avant le début d’une conférence, dans le trajet d’une voiture, dans une promenade nocturne le long des quais du Rhône au retour d’un cocktail à la mairie.

Finalement, surmontant la tentation du renoncement à la vie politique, ce qui lui avait valu un cadeau de la part d’Alice, Les Rêveries du promeneur solitaire – et c’est un vrai plaisir d’entendre lire par ce maire joué par Luchini dont on sait à quel point il est amateur de beaux textes, et surtout à quel point il les lit bien, les premières pages de ce chef-d’œuvre désabusé mais non désenchanté –, Paul Théraneau reprend du poil de la bête et annonce au personnel de son cabinet qu’il entend briguer la présidence de la République et donc d’abord s’imposer au parti. Le film, dans une accélération qui joue du climat fébrile de l’attente d’un dénouement possible, attendu du côté du parti réuni en congrès, réussit la performance de mettre en scène un programme politique écrit à quatre mains : «  Alice, nous allons écrire ensemble le discours de ma vie  », ce discours qui doit «  remplacer et annuler le discours précédent  », sûrement plus officiel et plus sage. Il s’agit d’un véritable réquisitoire adressé en direction d’une politique qui a fait sombrer les idéaux de la République. Une République, accuse ce discours, désormais la proie d’ambitions qui ne sont plus au service du bien commun ; une République responsable des ravages de ces grandes écoles qui ne forment «  plus des entrepreneurs mais des banquiers, non plus des ingénieurs mais des banquiers, non plus des grands commis de l’État – assène Paul, qui tient à ce que soit mentionnée l’Éna mais des banquiers  ». L’excitation et la jubilation avec lesquelles la caméra, en travelling avant, saisit ce moment en dit long sur une complicité en état de grâce : dans ce bureau où, désormais «  séparés comme par un mur invisible du reste du cabinet  », ils relisent ensemble à haute voix, tapent, corrigent, se fait entendre l’indispensable part d’utopie collective que doit revêtir un discours politique de gauche s’il veut venir à bout de la lassitude engendrée par les slogans habituels. Un discours où l’on retrouve les effets bénéfiques du conseiller du prince, puisqu’il se termine par un appel vibrant à plus de modestie… L’on comprend mieux alors le souci formulé par Pariser qu’avec ce film, lui, passionné par la chose politique, ait eu «  plutôt envie de reconstruire une croyance qui se fonderait sur le dialogue et les échanges d’idées  »… Sans doute, le moment n’est pas encore au rendez-vous puisque ce discours, le propre attentisme de Paul Théveneau et les instances du Parti socialiste feront qu’il ne sera pas prononcé. Dans une lumière crépusculaire, l’attente fébrile a pris fin : c’en est fini des ambitions présidentielles de ce maire, qui retrouvera seul sa voiture, sous l’œil consterné et résigné de son chef de cabinet.

Il y a un «  trois ans après  » dans ce film, qui donne à voir, dans une ultime rencontre, le devenir des deux personnages : Alice, plutôt sereine avec un enfant, manifestement en poste dans l’ambassade d’un pays ravagé par la crise, devenu «  méconnaissable  » ; Paul, qui ne s’est manifestement pas enrichi au cours de son mandat de maire, au vu du modeste appartement qu’il aménage ; l’un et l’autre méditant les «  possibilités  » – le mot est précieux – qu’ils peuvent envisager, compte tenu de leur ethos respectif. Et bienvenu, émouvant, le deuxième et dernier cadeau fait par Alice à ce maire, pas tout à fait comme les autres, le Bartleby de Melville…

L’on aimerait revenir, pour finir, sur un autre propos du cinéaste, au bénéfice de ce film délicieusement musical. Évoquant la relation – mieux : l’alchimie – qui s’est nouée entre Alice et le maire, il la dit caractérisée «  dans sa tonalité précise par la musique  », en l’occurrence celle que l’on entend, douce et aiguë – la flûte, pour l’essentiel – dans le générique du film, une musique du compositeur Benjamin Esdraffo, et davantage encore celle, au piano, qui suit la dernière image du film, la magnifique Sicilienne de la Sonate en mi-bémol majeur de Bach. Elle orchestre une dernière fois la justesse musicale, la grâce sans rien qui pèse ou qui pose, qui a présidé au renouvellement d’une thématique usée par tant de fureur ambitieuse et d’échecs ; et donc, pourquoi pas, en effet, l’espoir que la politique et les idées trouvent un modeste accord.

Cécilia Suzzoni

Professeure honoraire de chaire supérieure au Lycée Henri IV, Cécilia Suzzoni est la fondatrice et présidente d'honneur de l'Association le latin dans les littératures européennes (ALLE). Elle a notamment dirigé, avec Hubert Aupettit, l'ouvrage Sans le latin (Fayard, 2012)

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