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Minority report © TWENTIETH CENTURY FOX
Minority report © TWENTIETH CENTURY FOX
Dans le même numéro

Peut-on échapper à l’avenir ?

Minority Report de Steven Spielberg

décembre 2021

En 2002, Minority Report de Steven Spielberg anticipait une société d’algorithmes et de fichage des données qui ressemble fort à la nôtre. Entre consumérisme et surveillance généralisée, l’œuvre explorait les dérives de notre obsession pour la prédictibilité et la maîtrise des risques, au détriment de la responsabilité individuelle.

Il y a vingt ans, Tom Cruise courait après le temps. Ce n’était certes pas une première – sa filmographie regorge de courses-poursuites –, mais c’était cette fois sous l’égide de Philip K. Dick, revu et corrigé par Steven Spielberg. Quelques années avant d’adapter La Guerre des mondes de H. G. Wells, l’ancien enfant prodige du blockbuster hollywoodien se lançait sur les traces des grands auteurs de la science-fiction. Huit ans après La Liste de Schindler (1993), film de rupture pour le cinéaste juif, dont la trajectoire personnelle et artistique a été bouleversée par sa reconstitution de la bureaucratie concentrationnaire et de l’horreur des chambres à gaz, il bifurque sur la voie déprimante d’un cinéma hanté par le devenir sécuritaire et l’apocalypse.

Entamée avec A.I. Intelligence artificielle en 2001, finalisation du projet fantasmé par Stanley Kubrick avant sa disparition, cette partie de son œuvre enclenche un cycle teinté de gris et de cendres, où les tripodes extraterrestres, qui jaillissent de terre et pulvérisent les badauds, métaphorisent les attentats du 11-Septembre (La Guerre des mondes, 2005), où le combat contre le terrorisme réactive la raison d’État, brouille les lignes de partage entre le bien et le mal et recouvre nos démocraties d’un voile inquiétant (Munich, 2005), et où l’Amérique de demain – qui figure celle d’aujourd’hui – bascule dans un totalitarisme technologique (Minority Report, 2002). Entre fichage des données personnelles, massification des algorithmes et généralisation de la réalité virtuelle, le film de 2002 anticipait, avec une rationalité d’ingénieur, notre monde de 2021 débordé par les écrans tactiles et les simulacres en tous genres.

Variation sur le thème de La Mort aux trousses (1959) d’Alfred Hitchcock, soit la course éperdue d’un homme embarqué dans un complot qui le dépasse, Minority Report est fondé sur un paradoxe temporel dont la clef se dérobe à mesure que le héros s’en approche. Policier en phase avec son époque (les États-Unis en 2054), il est le chef d’une brigade spécialisée dans l’arrestation des criminels avant qu’ils ne passent à l’acte. Une mission qu’il mène à bien grâce aux dons de voyance de trois « précogs », sorte de divinités capables de prédire le nom des victimes comme la date exacte des délits, au point d’éradiquer le crime à l’échelle de Washington D.C.

Le protagoniste est à la fois l’incarnation du fonctionnaire zélé et le metteur en scène du système pénal dont il se veut le gardien. D’un côté, son quotidien est apparemment celui de l’habitant moyen, parfaitement connecté à son univers futuriste : appartement truffé d’écrans lumineux et d’hologrammes mémoriels – qui lui permettent de projeter les images de son fils disparu six ans plus tôt –, produits de consommation courante envahis par les publicités animées, journaux papier dont les pages se rafraîchissent automatiquement, pop-up incessants qui fragmentent son rapport au monde. De l’autre, il est le démiurge des arrestations, le réalisateur de la scène de crime qui n’a pas encore eu lieu. Dans la séquence d’ouverture, face à un gigantesque écran tactile qui dévoile les flashs venus du cerveau troublé des précogs, il met de l’ordre dans le feuilleté d’images qui jaillissent en vrac, fait défiler les plans, zoome sur les informations capitales, rétablit les raccords manquants. Il monte le film à venir pour empêcher l’assassinat et mettre à l’ombre le coupable putatif.

À l’heure où la lutte contre le terrorisme légitime le fichage des radicalisés – voire leur enfermement –, où bon nombre se demandent s’il n’y a pas lieu d’agir toujours plus en amont pour séparer le bon grain de l’ivraie, Minority Report anticipe une société obnubilée par la prévention des risques, érigeant la prédétermination en axiome philosophique au détriment du choix, du libre arbitre et de la responsabilité individuelle. Une nouvelle religion des temps hypermodernes, où les citoyens s’agenouillent devant les oracles qui lisent l’avenir, et où seul un ancien séminariste passé flic (Colin Farrell) rappelle que l’erreur est inévitable et que derrière la perfection du système se tient un humain trop humain.

Rien n’échappe au Grand Œil, jusqu’à l’inconscient des meurtriers en puissance.

Dans cette société entièrement quadrillée et numérisée, l’identification oculaire sert à la fois le consumérisme capitaliste et la surveillance généralisée. Plus d’entrée en magasin sans salutation nominative et rappel de vos dernières commandes, excroissance ultime des préconisations d’achats ou de films à voir en fonction de l’historique de chacun, qui pullulent déjà sur nos portables. Plus un pas dans les transports en commun sans qu’une caméra ne scanne vos yeux. Plus de cachette possible dans les bas-fonds (« la Zone ») sans qu’une horde d’araignées robotiques équipées de capteurs thermiques ne contrôlent votre code-barres personnel. Rien n’échappe au Grand Œil, dont les rayons traversent les propriétés privées, passent sous les portes, s’infiltrent dans les moindres recoins de l’espace et de l’existence, jusqu’à l’inconscient des meurtriers en puissance décelés par les précogs.

Seul grain de sable dans la belle mécanique de la criminalité zéro : les « rapports minoritaires », pondus lorsque les trois Pythies ne visualisent pas la même scène de crime, sont immédiatement effacés. Comme s’il était intolérable de laisser perler le moindre « doute raisonnable » ou la moindre possibilité alternative dans le futur déjà écrit, susceptible de battre en brèche l’infaillibilité du modèle « Précrime » destiné à s’appliquer au pays tout entier. Tel est le paradoxe suprême de ce film à tiroirs : seul le meurtre programmé valide la pyramide. L’homme qui s’empêche, celui qui renonce à ses noirs desseins, dévoile les apories d’un dispositif entièrement conçu sur la culpabilité a priori. Exercer sa liberté, et ainsi s’écarter du chemin de mort prévisualisé par la machine, constitue une absurdité dans un monde fondé sur l’inéluctable.

En 2002, ce totalitarisme feutré, protecteur jusqu’à l’inquisition, relevait autant de la prédiction rationnelle que de la science-fiction dystopique. Aujourd’hui, à l’heure où, pour paraphraser David Cronenberg dans Videodrome (1983), « l’écran est la rétine de l’œil de l’esprit » et la réalité moins vraie que l’image elle-même, où l’existence virtuelle surpasse peu à peu l’expérience concrète du monde, où rien ne subsiste sans captation par la caméra du smartphone et diffusion sur les réseaux sociaux, Minority Report est peut-être l’une des évocations visuelles les plus saisissantes de notre Zeitgeist.

Ghislain Benhessa

Avocat, il enseigne le droit public à l'université de Strasbourg. Il a récemment publié l'État de droit à l'épreuve du terrorisme (L'Archipel, 2017). 

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