
Face à la violence de la rue, la fraternité
Quelque cinq cents personnes meurent en France chaque année sans domicile.
Quand on pense à la rue, on pense bien souvent à la violence, surtout aux bagarres que l’on peut voir entre personnes sans domicile et à ces moments où, sans aller jusqu’aux coups, on voit éructer un personnage aviné en bout de quai de métro. Et, très vite, ces images se superposent à tout ce qu’on pourrait mettre derrière ce terme de « violence »…
Tous les ans, le collectif Les morts de la rue enquête sur les quelque cinq cents personnes qui meurent en France chaque année sans domicile. Pour près de la moitié d’entre elles, à vrai dire, on ne connaît pas la cause du décès (pour la population générale, ce taux n’est que de 9 %). Mais pour les autres, un peu plus de la moitié (27 % contre 18 % dans la population générale) meurent de mort violente, dont 6 % d’homicide (soit seize fois plus que pour le reste de la population). Et les accidents sont 50 % plus nombreux que pour la population générale (4, 2 % contre 3 %) ; il y a aussi beaucoup plus de noyades et de chutes, mais bien moins de suicides.
Ainsi, les chiffres semblent corroborer le sentiment de base : la rue est violente et les gens de la rue sont violents entre eux. La première proposition est hélas tout à fait exacte. D’ailleurs, il y a deux ans, le collectif avait mis son hommage annuel sous la proposition suivante : « Vivre à la rue, on en crève ! » C’était brutal, comme la rue, mais terriblement juste. Seulement, cette violence est loin d’être seulement ni même principalement celle des personnes sans domicile entre elles. C’est d’abord et avant tout celle de la société vis-à-vis d’elles. Leur âge moyen de mort est en effet de cinquante ans, soit trente ans de moins que la moyenne nationale. Autrement dit, avant la violence « visible », c’est la violence du simple fait de vivre à la rue – l’usure d’un quotidien fait d’inquiétudes, d’angoisses, d’incertitudes – qui tue. Les personnes qui dorment dans la rue dorment seulement 5h42 en moyenne toutes les 24 heures, et pas par nuit : elles sursautent sans arrêt et ne dorment vraiment que d’un œil, non sans raison puisque c’est souvent la nuit qu’elles sont agressées par des gens qui ne sont, pour une bonne part, pas à la rue. Il y a eu, de nombreuses années de suite, des personnes incendiées dans leurs sacs de couchage ; il y a ceux qui sont attaqués en début de mois quand ils ont touché le RSA ; il y a aussi (surtout ?) la violence de la survie quotidienne : se nourrir, se cacher pour dormir… Dans la rue, tout est compliqué, tout est dangereux. Il y a encore ceux qui tentent de passer en Angleterre (81 morts entre 2012 et 2016), les mineurs de moins de quinze ans, la plupart en bidonvilles (35 morts entre 2012 et 2016, et 6 de moins de cinq ans en 2017) du fait notamment des expulsions répétées qui empêchent la sécurisation des lieux… Et puis, il y a tous ceux qui meurent « comme tout le monde », de maladie, sauf qu’ils meurent trente ans plus tôt…
Face à une telle situation, et à sa persistance, deux points sont essentiels. D’abord, avec un toit, les choses changent : les personnes qui ont été à la rue et qui sont durablement hébergées gagnent près de douze ans de vie, malgré une première année souvent difficile (décompensation et forte mortalité juste après la sortie de rue). Mettons un toit au-dessus des personnes et offrons-leur l’accompagnement adapté : leur insécurité prendra fin et leur espérance de vie remontera en flèche.
Ensuite, malgré des situations très lourdes, il faut rappeler que nul n’est perdu. L’association Un ballon pour l’insertion organise des séjours de remobilisation de personnes sans domicile. Ce ne sont pas de simples séjours de rupture, comme en organisent nombre d’associations, mais des séjours d’une semaine, à la mer, denses et intenses (de sept ou huit heures du matin à dix heures et demie du soir tous les jours de la semaine), à base de sport et de culture. A la fin du séjour, les participants sont vraiment fatigués, d’autant que les animateurs visent à ce que chacun se dépasse – pas qu’il dépasse son voisin, mais qu’il se dépasse lui-même. Tous, quel que soit leur état initial, jouent le jeu et sont sidérés de ce qu’ils accomplissent. Ils prennent conscience qu’ils « ne sont pas fichus », que « la planche qu’ils croyaient pourrie n’est pas si pourrie que ça », que « le bonhomme, il passe le contrôle technique ». Ils changent de vision d’eux-mêmes, au-delà de l’image de perdants que leur renvoie la société. Et quelque chose change dans leur vie. Il s’agit simplement de leur faire confiance, avec conviction et bienveillance, sans exclure une certaine exigence, preuve de respect. Lors d’un séjour récent, six femmes et deux hommes avaient choisi le longe-côte, une marche dans la mer, parallèle à la côte, en combinaison et avec de l’eau jusqu’à la poitrine. Peu avant cette activité, nous découvrons que six personnes sur les huit ont très peur de l’eau et plus particulièrement de la mer : les uns parce qu’ils ne savent pas nager, les autres pour avoir perdu des très proches dans les traversées qui les ont amenés en France. Pourtant, ce sont eux qui ont choisi cette activité, qu’on avait bien décrite. Pas question d’annuler donc, mais face à la mer (et à Houlgate, elle est très vaste !) que va-t-il se passer ? Un silence, un flottement et puis, doucement mais résolument, par une sorte d’entente tacite, ils se sont donné la main, ont pris celle des animateurs et, formant une belle chaîne face à la mer, sont entrés dans l’eau…
L’important est de renouer avec la personne, de lui redonner des liens, des contacts humains sans lesquels rien ne peut être entrepris ni même envisagé. Sans non plus que ce soit une garantie de « succès », du fait du poids de l’histoire, souvent très lourde, de chacun. Face à cette extrême violence qu’est la vie à la rue, l’enjeu est ce qu’on pourrait appeler une « fraternité modeste », réellement solidaire et inconditionnelle mais bien consciente de ses limites, qui permet de rebondir.