
La vérité et l’épouvantail
Réponse à Bernard Perret
La démarche critique de Foucault permet de problématiser la vérité, à un moment où les données de la science ne semblent pas produire d’effets contraignants sur le dérèglement climatique.
Dans un récent article, Bernard Perret reproche aux philosophes « critiques » des années 1970 (Michel Foucault et Gilles Deleuze, notamment) d’avoir corrompu la valeur de la vérité et de la raison1. En suivant l’argumentation d’un ouvrage de Jacques Bouveresse consacré à la question de la vérité2, il affirme que Foucault a construit une philosophie qui n’attache plus aucune importance à l’objectivité de la science ou à la vérité rationnelle. Nous aurions alors le droit de dire n’importe quoi (sur Nietzsche, par exemple, mais mon intervention ne porte pas sur cet aspect) et nous pourrions douter radicalement de tout, y compris des avertissements des scientifiques relatifs au réchauffement climatique.
J’espère montrer, au contraire, que la démarche critique de Foucault permet de problématiser la vérité, à un moment où les données de la science ne semblent pas produire d’effets contraignants sur le dérèglement climatique. Je ne nie en aucune façon que nous nous trouvions en pleine catastrophe environnementale. C’est précisément face à l’ampleur de cette catastrophe, face à l’absence de réaction de nos gouvernements, face à l’absence de questionnement radical sur notre régime social et économique, qu’il me semble insuffisant d’en appeler au pouvoir régulateur de la vérité. La vérité, comme Foucault l’a montré, n’est pas une Idée régulatrice qui nous oriente ; elle est produite et traversée par des rapports politiques que le climato-scepticisme met précisément en évidence.
Comment créer un épouvantail
Dans Perdre la Terre, Nathaniel Rich avance l’idée que nous aurions pu résoudre le problème climatique avant même que celui-ci n’en devienne un3. Entre les années 1970 et 1990, le gouvernement des États-Unis prenait au sérieux les climatologues, discutant leurs rapports et envisageant des solutions pour limiter les émissions de carbone. Certes, ces solutions ne furent pas mises en œuvre, parce que les industries fossiles eurent vent de l’histoire. Celles-ci réalisèrent qu’une politique fondée sur les découvertes des climatologues aurait d’importants effets sur le mode de vie capitaliste et mettrait leurs intérêts en péril. Nathaniel Rich met ainsi en évidence que, dès le début des sciences du climat, des voix se sont élevées pour mettre en doute leurs découvertes, et que la climatologie et le climato-scepticisme sont nés au même moment.
Peut-être l’argumentaire climato-sceptique est-il apparu comme un soulagement pour les gouvernements. Ceux-ci voulaient développer leur économie, mais des voix bien informées sonnaient l’alarme de tous côtés et mettaient en garde au sujet du bien-fondé de la croissance. Certains émettaient même des doutes quant à la possibilité pour les pays occidentaux de maintenir encore longtemps leur mode de vie capitaliste. Ces préoccupations devinrent plus profondes et de plus en plus de voix se joignirent au mouvement. Les gouvernements commencèrent à faire face à une fronde scientifique, d’autant plus effrayante qu’elle ne prenait pas la forme de la contestation politique classique : les scientifiques qui tiraient la sonnette d’alarme ne promouvaient pas le communisme ou le socialisme ; ils présentaient tout simplement ce qu’ils avaient découvert à propos de la manière dont le climat était en train de changer et établissaient des corrélations entre le dérèglement climatique et notre mode de vie.
Peu importe les raisons qui motivaient les scientifiques, la question devint celle de savoir comment se débarrasser de leurs énoncés apolitiques – et pourtant profondément politiques. Le climato-scepticisme apporta une brillante réponse à cette question, qui influence aujourd’hui encore notre univers social : il s’agissait de transformer les scientifiques en militants politiques. On leur demanda de prendre position dans le champ politique, de choisir entre la croissance et la décroissance, entre le progrès et le retour à l’âge de pierre. On leur demanda d’apporter des solutions à des problèmes qui se trouvaient bien au-delà de leurs champs d’expertise. On les interrogea sur la forme que devrait prendre une société écoresponsable si elle voulait tenir compte des résultats de leurs recherches.
Certains scientifiques commencèrent à reconnaître la dimension politique de leurs découvertes et luttèrent activement contre le climato-scepticisme. Mais d’autres réaffirmèrent avec plus de violence la neutralité axiologique de leurs recherches, se contentant d’affirmer des faits. Et peut-être cette posture était-elle la plus judicieuse, parce qu’elle renvoyait à plusieurs siècles de rationalisme et d’objectivité scientifique, à des principes sur lesquels les États modernes eux-mêmes sont fondés. L’argumentation rationnelle et ouverte n’est-elle pas un axiome que nous trouvons dans la science moderne comme dans les démocraties libérales ? Mais, dans ce cas, comment ces dernières pouvaient-elles soutenir l’argumentation des industries fossiles concernant l’absence de changement climatique ? Les gouvernements ne mettaient-ils pas ainsi en péril le statut de la science elle-même, se transformant en anomalies irrationnelles et antimodernes ?
Il faut tirer toutes les conséquences de l’enquête de Nathaniel Rich pour saisir que le climato-scepticisme est une invention brillante. Ce dernier marqua en effet l’avènement sur la scène politique d’un tout nouvel acteur, dont les gouvernements purent se distinguer. Alors que les personnes qui nient le changement climatique sont irrationnelles et anti-scientifiques, les gouvernements, de leur côté, reconnaissent l’importance légitimement attribuée à la science dans un État progressiste et moderne. Ils délaissent indéfiniment les appels des scientifiques, mais pas parce qu’il n’y a pas de réchauffement climatique. Ils retardent leur prise de position en ne changeant rien, mais ils ne nient rien. Par conséquent, en inventant le climato-scepticisme, on a réduit la taille de la cible : alors que les scientifiques nous alertaient à propos de notre mode de vie, ciblant toute l’organisation sociale et économique des sociétés capitalistes, leur ennemi unique devint le climato-scepticisme.
C’est pourquoi le climato-scepticisme est un épouvantail qui cache la situation problématique des points de vue « neutres » sur le social. Inventé non seulement pour détourner l’attention, mais aussi pour se différencier, il concentre en lui tout ce qui ne nous représente pas. Il laisse penser qu’il suffirait de célébrer la science pour en finir avec le dérèglement climatique. Il nous épargne ainsi un questionnement plus radical sur nous-mêmes : grâce à la rationalité et à la science, les sociétés capitalistes pourront poursuivre leur glorieuse marche vers le progrès.
Les scientifiques en guerre
Or, comme l’affirme Isabelle Stengers, la science ne suffit plus, et c’est pourquoi elle enjoint les scientifiques à entrer en guerre. Ces derniers doivent reconnaître que leurs recherches ont des dimensions politiques et prendre position dans les débats sociaux qu’elles font naître. Les sciences ne sont pas seulement une affaire de laboratoire, mais produisent des effets concrets sur la vie des gens.
Isabelle Stengers explique ainsi au sujet des organismes génétiquement modifiés (OGM) que « les biologistes pour qui il s’agissait incontestablement d’un progrès ont été forcés d’atterrir, de faire face non aux objections constructives qui prévalent entre collèges compétents, mais à la récalcitrance de protagonistes qui ont su ne pas se laisser ignorer. La contestation les a fait balbutier, car elle a porté aussi bien sur les conséquences écologiques (transfert des gènes), sanitaires (danger des pesticides), économiques (brevets) et agriculturales (monocultures industrialisées) – c’est-à-dire non sur les OGM expérimentaux, mais sur les OGM dans les champs4 ». Elle conclut que la question scientifique des OGM a mené à la question politique du type d’agriculture que nous voulons développer. De la même façon, la question scientifique de la Terre mène à la question politique de savoir quelle société nous voulons construire, mais requiert pour être posée que les scientifiques cessent de compter sur l’idée que les résultats objectifs de « la Science » nous guideront nécessairement vers le progrès social5. Ainsi, selon Isabelle Stengers, « la Science » gagnerait à « atterrir » pour se transformer en « sciences » inscrites dans un dialogue avec les individus dont elles modifient les contextes. Les scientifiques ne peuvent se contenter de produire des résultats axiologiquement neutres, mais écologiquement et socialement problématiques.
Bruno Latour aussi affirme que le dérèglement climatique force les scientifiques à devenir des guerriers6. Les scientifiques doivent comprendre le rôle qu’ils peuvent jouer dans la société, notamment parce qu’ils sont capables de donner une voix à des entités non humaines jusqu’alors silencieuses, et ainsi de les représenter, politiquement parlant, dans un « parlement des choses », où les océans, les forêts et les trous dans la couche d’ozone pourraient être investies de droits institutionnels. Bruno Latour avance ainsi que le dérèglement climatique pourrait fortifier les institutions scientifiques si les scientifiques reconnaissaient la position depuis laquelle ils parlent. En s’inspirant de l’idée de « connaissance située » développée par Donna Harraway7, Latour soutient que les scientifiques sont trop souvent contraints par le cadre épistémologique qui les lie à des normes de neutralité et d’objectivité mal comprises. Il propose une autre manière d’être objectif : pas en tant qu’esprits sans corps, flânant dans le domaine de la vérité pure, mais en tant que « Terrestres » véritablement incarnés dans un corps et évoluant dans un certain environnement. C’est à partir de leurs positions terriennes que les scientifiques peuvent faire entendre la voix de la nature.
Les argumentations de Bruno Latour et d’Isabelle Stengers sont cohérentes, mais elles ne disent pas quel type de guerre les scientifiques doivent livrer exactement. S’agit-il d’une guerre politique ou d’une guerre scientifique ? S’agit-il de faire entrer la science en politique et, dans ce cas, de quelle manière ? Le problème est que cet argumentaire guerrier ne peut pas être pensé dans le régime parlementaire des démocraties libérales délibératives, parce qu’il part du principe que la vérité scientifique, les faits objectifs de la recherche, pourraient en eux-mêmes déterminer le cours politique et le développement de la société. Bruno Latour l’affirme très clairement : « La première garantie [du « parlement des choses »] : une fois institué, et peu importe comment il l’a été, la discussion à propos [du thème abordé] devrait s’arrêter pour de bon. C’est une assurance essentielle contre les controverses infinies, le tapage, les doutes superflus, la déconstruction excessive. Tel est l’un des deux sens du mot “faits” : une fois en place, la réalité ne devrait pas donner prise à la controverse et devrait être utilisée comme la prémisse indiscutable d’autres raisonnements. C’est la seule manière d’assurer une base de faits stables et solides sur lesquels s’appuyer8. » Mais, en écrivant cela, Bruno Latour semble oublier que la vérité scientifique, peu importe sa forme, ne contraint pas les décisions politiques. Pour cette raison, faire entrer la « nature » dans le parlement ne change pas la nature de la politique ni celle de la vérité. La vérité n’a pas de puissance immanente, elle n’est pas régulatrice par elle-même. Au contraire, elle est tout entière déterminée par la politique, c’est-à-dire par les rapports de pouvoir qui la produisent. Ce n’est pas en se réfugiant derrière des « faits stables et solides » que Bruno Latour évite le problème, même s’ils sont les voix de la nature représentée par les scientifiques.
C’est précisément ce que Nathaniel Rich a montré : les scientifiques étaient écoutées par les gouvernements, leurs rapports lus et étudiés, leur parole accueillie au sein des parlements. Autrement dit, les gouvernements savaient – et pourtant, ils n’ont rien fait. Nous voici donc doublement désillusionés : non seulement sur nos gouvernements, mais aussi sur les vérités, qui se sont révélées impuissantes à changer les choses. Nous découvrons donc avec stupeur que la vérité seule n’est pas déterminante.
Le dérèglement climatique nous conduit ainsi vers un questionnement à propos de la nature du savoir : comment se fait-il que la vérité scientifique, neutre et objective – la vérité –, soit futile, qu’elle ne change rien, qu’elle reste misérablement impuissante ? Mais cette manière de poser la question n’est-elle pas hypocrite ? En effet, ne désirerions-nous pas obtenir une vérité axiologiquement neutre, mais politiquement contraignante ? Ne désirerions-nous pas produire une vérité sans nous salir les mains et en récolter tous les fruits politiques ? Pourquoi sinon insister sur l’idée que les données scientifiques sont la meilleure option pour développer des politiques climatiques fortes, alors que ce stratagème a déjà échoué ? N’est-ce pas parce que nous croyons encore que les vérités pures, scientifiques, nous obligent et nous contraignent ? N’accordons-nous pas de cette façon plus d’importance au climato-scepticisme qu’au dérèglement climatique lui-même, comme s’il était plus horrible et condamnable d’être climato-sceptique que de croire encore aux progrès des sociétés libérales ?
Ce qui devrait nous étonner n’est donc pas la controverse sur la nature du savoir, mais la manière dont nous avons oublié que la science est politique, pas seulement parce qu’elle est conduite au sein d’institutions qui obéissent à des hiérarchies et des procédures de financement9, mais aussi parce qu’elle répond à des questions posées d’une certaine manière. Catherine Larrère rapporte ainsi qu’il a fallu construire l’objet « climat » avant de pouvoir l’étudier, nécessitant « une entente internationale entre savants, donc des conditions sociales et politiques10 ». Il semble que nous serions heureux de pouvoir revenir tout droit du ciel des Idées avec la marche à suivre pour construire une société tournée vers la Vérité et le Bien.
De la vérité aux régimes de vérité
La pensée critique permet de problématiser ces questions. Contrairement à ce qu’affirment Bernard Perret et Jacques Bouveresse, elle ne conduit pas tout droit à un scepticisme radical, nous contraignant à rejeter les recherches scientifiques et à nier toute vérité. Plus humblement, elle permet d’éclairer le rapport de la vérité à la politique et de mieux comprendre pourquoi le savoir sur le dérèglement climatique ne suffit pas à l’éviter. Toute la connaissance que nous pouvons produire reste inutile si nous ne changeons pas notre « régime de vérité », selon l’expression de Michel Foucault.
Pour Daniele Lorenzini, bien que le mot « vérité » se situe du côté de l’intellect, le mot « régime » n’est pas si éloigné de la façon dont il est utilisé dans des expressions telles qu’« un régime politique », où il évoque des institutions, des corps de lois, la police11. En d’autres termes, Foucault a construit ce concept afin de saisir la manière dont une problématique quelconque est distribuée le long de lignes de pouvoir exprimées par des individus, des institutions et des pratiques.
Étrangement, Latour lui-même parle de « régimes » climatiques, mais il ne reconnaît pas la dimension critique de cette notion12. C’est pourtant précisément ce dont nous avons besoin : reconnaître que la science se heurte à des forces politiques et intellectuelles qui œuvrent à ce que le monde reste exactement tel qu’il est. De ce point de vue, l’histoire des sciences du climat démontre pleinement l’argumentation de Foucault à propos de la connaissance et du pouvoir. Selon lui, la vérité est moins une question de connaissance qu’une question de pouvoir – et le déni du dérèglement climatique atteste que la vérité n’est pas suffisante en elle-même. C’est peut-être pourquoi ce déni nous semble si scandaleux. Alors que nous nous attendions à ce que la société change, une fois prouvées les origines anthropiques du dérèglement climatique, nous réalisons que les recherches scientifiques sont contestées ou, plus tragiquement encore, ignorées. Nous réalisons ainsi que la vérité n’a pas modifié le régime de vérité de notre société, le mode de pensée et d’action qui produit – ou détruit – notre environnement.
Et alors que le problème environnemental fait surface, nous comprenons qu’il porte avec lui de nombreuses problématiques liées au rapport des sciences à la politique, à notre système économique, à la manière dont nous concevons la nature, à la vérité même. Nous prenons conscience du fait que le problème climatique n’est pas vraiment un problème au sujet du climat, mais un problème au sujet du type de société que nous voulons construire.
C’est pourquoi la critique est si importante aux yeux de Foucault. Il a montré que découvrir la vérité n’est plus le seul problème, mais que nous devons aussi réfléchir à la manière dont la vérité est utilisée, à ce qu’elle signifie pour notre régime politique ; que nous devons aussi nous demander qui dit quelle vérité à qui, et pourquoi certaines vérités peuvent être entendues, alors que d’autres restent inaudibles. Nous ne pouvons pas nous contenter d’en appeler au pouvoir immanent de la vérité, parce que celle-ci n’est pas séparée du régime dans lequel elle se développe : « La vérité n’est pas hors pouvoir et sans pouvoir (elle n’est pas, malgré un mythe dont il faudrait reprendre l’histoire et les fonctions, la récompense des esprits libres, l’enfant des longues solitudes, le privilège de ceux qui ont su s’affranchir). La vérité est de ce monde ; elle y est produite grâce à de multiples contraintes. Et elle y détient des effets réglés de pouvoir. Chaque société a son régime de vérité, sa politique générale de la vérité : c’est-à-dire les types de discours qu’elle accueille et fait fonctionner comme vrais13. »
Foucault s’intéresse ainsi moins à la vérité qu’à ce qu’il nomme la « véridiction ». Son problème n’est pas de découvrir ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas, mais plutôt de déterminer les raisons pour lesquelles un énoncé est considéré comme vrai dans un certain contexte et les conditions nécessaires pour pouvoir dire la vérité.
Nous pourrions désirer, il est vrai, une conception plus noble et plus pure de la vérité. En suivant Jacques Bouveresse, nous pourrions avancer qu’il est important de faire une distinction claire entre ce qui est vrai et ce que l’on croit être vrai, et soutenir que les croyances n’ont pas d’influence sur la vérité. Si Foucault ne nierait pas la distinction entre vérité et croyance, tout laisse penser qu’il considère que la croyance a en fait une influence sur la vérité. L’idéalisme de Bouveresse n’échappe pas à la conception platonicienne de la vérité comme Bien, comme Soleil régulateur. Et pourtant, le mythe de la Caverne dans la République de Platon nous prévenait déjà que la personne qui a pu contempler la vérité s’exposerait à la mort si, revenant dans la caverne, elle tentait de libérer les autres prisonniers. Troublant l’ordre établi, remettant en cause le régime de vérité dominant jusque-là, celui qui revient dans la caverne n’est plus adapté. L’ordre établi est donc plus puissant que la vérité ; le statu quo fixe les conditions dans lesquelles peut ou non s’énoncer une vérité. Le fait que Foucault ait analysé les institutions carcérales n’est pas un hasard, et il a d’ailleurs fini par conclure que toutes les institutions sociales (l’école, l’atelier, l’hôpital), ressemblent à une prison, parce qu’elles sont toutes traversées par des régimes qui produisent ce qui peut être entendu et ce qui ne peut pas l’être14.
Nous devrions en effet garder à l’esprit la manière dont les gouvernements répondent aux protestations des militants climatiques : répression, condamnation, emprisonnement. Ils ne les accueillent pas chaleureusement en les remerciant pour leur bravoure. Et il ne suffit pas d’opposer aux gouvernements climato-sceptiques d’autres gouvernements supposés rationnels et conscients des enjeux : partout en Occident, les gens vont travailler dans des véhicules qui produisent du CO2, afin d’acheter des choses dont la production, l’utilisation et la destruction produit du CO2. Pour préserver ce mode de vie, nous plaçons toute notre confiance dans des inventions techniques et économiques15, nous faisons la promotion des taxes carbone16, espérant que les mécanismes du marché résorberont soudainement le dérèglement climatique. « Payer pour polluer » : voici la vérité qui nourrit notre mode de vie.
Les approches critiques permettent de problématiser la vérité et de développer des idées pour penser notre présent plus minutieusement, plus profondément, plus librement aussi, déconstruire les effigies et les présupposés de notre réalité, agir à partir des « faits » et donner un sens aux « données » et aux « preuves ». Raymond Geuss l’a exprimé d’une manière perspicace : la critique permet de « développer une imagination théorique empiriquement informée sous les conditions de la perception d’un danger17 ».
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Pour Bernard Perret, Foucault n’aurait effectué qu’un « tour de passe-passe18 » en déplaçant l’attention depuis la vérité vers la constitution politique de la vérité. Le climato-scepticisme montre plutôt que Foucault aide à problématiser la manière dont la vérité se construit selon un régime spécifique. Sa pensée signale qu’il est vain d’insister sur la dimension factuelle de la vérité, pas seulement parce qu’elle reste tragiquement vide, mais parce que des attitudes non critiques vis-à-vis d’elle ne perçoivent pas les relations de pouvoir qui contribuent à la produire. Bruno Latour et Isabelle Stengers ont raison : les scientifiques sont en guerre. Pas contre le climato-scepticisme et le doute, mais contre une société qui a produit un épouvantail très utile, précisément pour ne rien remettre en question. Les scientifiques sont en guerre, parce qu’ils remettent en question les fondements d’un certain régime de vérité.
L’auteur remercie Gaël Itim pour ses conseils lors de la rédaction de cet article.
- 1. Bernard Perret, « Nietzsche, Foucault et la vérité », Esprit, juin 2022.
- 2. Jacques Bouveresse, Nietzsche contre Foucault. Sur la vérité, la connaissance et le pouvoir, avant-propos de Benoît Gaultier et Jean-Jacques Rosat, Marseille, Agone, 2016.
- 3. Nathaniel Rich, Perdre la Terre. Une histoire de notre temps, trad. par David Fauquemberg, Paris, Seuil, 2019. Voir aussi Barbara Freese, Industrial-Strength Denial: Eight Stories of Corporations Defending the Indefensible, from the Slave Trade to Climate Change, Oakland, University of California Press, 2021, particulièrement le chapitre 8.
- 4. Isabelle Stengers, « Que nous apprend la pandémie ? Pour un atterrissage des sciences », Esprit, mars 2021, p. 41-42.
- 5. I. Stengers, « Lettre aux scientifiques qui lisent les rapports du Giec », dans le collectif, Pour un tournant radical, Paris, Socialter, coll. « Bascules », 2022, p. 34-47.
- 6. Bruno Latour, Face à Gaïa. Huit conférences sur le nouveau régime climatique, Paris, La Découverte, coll. « Les Empêcheurs de penser en rond », 2015, en particulier la première conférence.
- 7. Donna Haraway, « Savoirs situés : question de la science dans le féminisme et privilège de la perspective partielle » [1988], Manifeste cyborg et autres essais. Sciences, fictions, féminisme, anthologie établie par Laurence Allard, Delphine Gardey et Nathalie Magnan, Paris, Exils, 2007, p. 107-144.
- 8. B. Latour, “The promises of constructivism”, dans Don Ihde et Evan Selinger (sous la dir. de), Chasing Technoscience: Matrix for Materiality, Bloomington & Indianapolis, Indiana University Press, 2003, p. 38 (nous traduisons).
- 9. Voir déjà Jean-François Lyotard, La condition postmoderne. Rapport sur le savoir, Paris, Éditions de Minuit, 1979, p. 73-74.
- 10. Entretien avec Catherine Larrère et Raphaël Larrère, « Penser une politique de la nature : “Il faut localiser les injonctions globales” », Revue internationale et stratégique, n° 124, hiver 2021, p. 54.
- 11. Daniele Lorenzini, “What is a ‘regime of truth’?”, Le foucaldien (Genealogy+Critique), vol. 1, n° 1, 2015, p. 1-5.
- 12. Il rejette même explicitement la pensée critique, responsable selon lui de susciter un doute vis-à-vis de la recherche scientifique : B. Latour, “Why has critique run out of steam? From matters of fact to matters of concern”, Critical Inquiry, vol. 30, n° 2, hiver 2004, p. 225-248.
- 13. Michel Foucault, « Entretien avec Michel Foucault » [1977], Dits et écrits (1954-1988), t. III : 1976-1979, édition sous la dir. de Daniel Defert et François Ewald, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1994, p. 158. Avec le concept d’« intellectuel spécifique », Foucault préfigure celui de « scientifique guerrier » d’I. Stengers et B. Latour.
- 14. M. Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 1975, p. 229.
- 15. Voir Hélène Tordjman, La croissance verte contre la nature. Critique de l’écologie marchande, Paris, La Découverte, 2021.
- 16. Voir Christian Depertuis, Le tic-tac de l’horloge climatique. Une course contre la montre pour le climat, Louvain-la-Neuve, De Boeck supérieur, 2019, et la recension de Bernard Perret, Revue Projet, n° 376, juin-juillet 2019, p. 94.
- 17. Raymond Geuss, “Genealogy as critique”, European Journal of Philosophy, vol. 10, n° 2, août 2002, p. 213.
- 18. Bernard Perret, « Nietzsche, Foucault et la vérité », art. cité, p. 128.