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Photo : Thuong Do
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Dans le même numéro

Les athées ont-ils tué Dieu ? Dialogue

mars/avril 2014

Si la « mort de Dieu » est l’acte de naissance du nihilisme, l’athéisme en est-il le synonyme ? Les choses sont plus complexes, d’une part parce que, chez Nietzsche, le christianisme est aussi l’une des sources du nihilisme, d’autre part parce qu’être athée ne signifie pas nécessairement refuser de prendre la foi au sérieux.

Esprit – On associe souvent le nihilisme à la mort de Dieu. Si « Dieu est mort » est d’abord une parole chrétienne (on la trouve chez Luther et chez Hegel, où elle symbolise le scandale de la crucifixion), elle reçoit toute sa portée philosophique avec Nietzsche. Pour celui-ci, la mort de Dieu est un événement culturel et historique, mais surtout le résultat d’un acte, puisque ce sont les hommes qui ont tué Dieu, portant par là une responsabilité dans l’effondrement des anciennes valeurs. Y a-t-il toujours un moment destructeur et potentiellement nihiliste dans l’athéisme ? En d’autres termes, l’athéisme se distingue-t-il de l’agnosticisme seulement par son caractère négatif ou est-il possible de le penser comme une affirmation ?

Camille Riquier – Ce qui distingue Nietzsche du chrétien n’est effectivement pas de dire que Dieu est mort, mais qu’il « demeure mort1 » et ne ressuscite pas. Et pour cela, il fallait tuer également le Père. Ce meurtre s’est d’ailleurs fait de façon beaucoup moins spectaculaire que celui du Fils, repérable entre tous, qui a son lieu et sa date. Mais il fut en un sens bien plus réussi. Ce fut le crime parfait, accompli sans laisser de traces, sans même qu’il fût nécessaire de faire couler le sang – tout en douceur, insidieusement, intérieurement, profondément, à l’insu même de ses assassins. Comme tous les grands événements, il est venu sur des « pattes de colombes » et n’a pas fini de faire son chemin jusqu’aux oreilles des hommes. Pour cela, il a suffi qu’on le nie dans son cœur, ce qui toujours se fait insensiblement sans même qu’on y pense. C’est ce que nous avions commencé de faire « en détachant cette terre de son soleil », en l’abandonnant à sa chute, et nous avec elle.

La mort de Dieu

Il faut bien entendre dans ce fragment célèbre la voix de Pascal qui continue de résonner dans celle de Nietzsche : « le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie », dit l’incrédule2 ; « est-il encore un haut et un bas ? N’errons-nous pas comme à travers un néant infini ? », dit l’insensé. Le silence de Dieu éclate dans l’univers et affole quiconque s’obstine à l’y chercher, qui n’a plus aucun horizon pour s’orienter, aussi bien spatial que temporel – le « bon sens ». Pascal est le penseur « le plus table rase » qu’il y ait eu au monde, écrivait Péguy, qui connaissait peu Nietzsche, « le penseur le plus absolu et en un certain sens, au temporel, […] le penseur le plus nihiliste3 ». Le constat nihiliste est donc partagé et remonte au moins à Pascal qui se désolait déjà d’un dieu perdu, « dans l’homme et hors de l’homme ».

Il serait absurde d’imaginer le chrétien accroché à ses « valeurs » et sauvé du naufrage, insensible au froid glacial qu’il fait autour de lui. Il y a, et peut-être est-elle première, une « expérience nihiliste du christianisme » comme le dit très bien Vincent Delecroix4. Ce qui me frappe surtout n’est donc pas le moment potentiellement nihiliste qu’il peut y avoir dans l’athéisme ; c’est qu’il n’est pas besoin d’être athée pour être nihiliste, bien au contraire, ce que Nietzsche appelait le nihilisme passif. À qui s’adresse en effet le « dément » qui, chez Nietzsche, annonce la mort de Dieu ? Non pas aux athées (Gottloser) que sont les esprits libres. Ce serait leur faire trop d’honneur de les appeler ainsi. Il parle tout simplement « à ceux qui ne croient pas en Dieu », à ceux que nous nommerions aujourd’hui volontiers des agnostiques – et qui l’accueillent avec « un énorme éclat de rire ». Pascal voulait encore leur ficher la frousse en leur montrant leur déréliction ; désormais ils en rient. Nietzsche voulait au contraire qu’ils ne s’en effraient plus et qu’ils aient assez de courage pour se rendre dignes de l’acte grandiose qu’ils ont commis ; mais ils rient encore. Ils rient de leur ignorance, et non bien sûr du franc et « gai savoir » qu’il attend d’eux – voilà peut-être ce qu’il y a de plus effrayant, à quoi le nihilisme se reconnaît infailliblement, cette dérision universelle de ceux qui ne prennent plus rien au sérieux, pas même l’athéisme.

Pierre Zaoui – Je ne sais pas si « Dieu est mort » est d’abord une parole chrétienne. Voyez, par exemple, ce très étrange récit que fait Plutarque sur la mort du grand Pan dans De la disparition des oracles : à l’époque du règne de Tibère, un bateau passant près de l’île de Paxos entend monter la rumeur « le grand Pan est mort, annoncez-le à tous » et tous les marins sont glacés d’effroi. Depuis Eusèbe de Césarée, on a pu interpréter ce texte de mille manières : effectivement, comme l’annonce du sacrifice du fils de Dieu, la fin du polythéisme et la mort du monde antique, mais aussi bien comme la mortalité des démons au sens d’êtres intermédiaires entre dieux et hommes, comme la libération des superstitions populaires (Pan étant une divinité tardive et secondaire) ou anachroniquement comme l’annonce du désenchantement du monde. Bref, dire « Dieu est mort » plutôt que « Dieu n’existe pas » peut prendre de multiples significations : c’est bien davantage une énigme qu’un slogan ou une provocation.

Tout cela dit, il est vrai que la formule exacte « Dieu est mort » ne prend sa pleine mesure qu’avec Nietzsche, ce dernier laissant entendre que l’athéisme naîtrait d’abord dans un acte violemment négateur, même meurtrier et donc effectivement nihiliste. « Dieu est mort ! Et c’est nous qui l’avons tué », dit Nietzsche. Mais il faut faire attention à la ruse du philosophe allemand. Car qui est pour lui ce « nous » ? Qui est l’inventeur du nihilisme ? C’est le christianisme et tout ce qu’il y a d’encore chrétien en nous, c’est-à-dire tout ce qui déprécie les valeurs les plus hautes de la vie : la force, la volonté, la grandeur, le plaisir, etc. De ce point de vue, l’athéisme n’est nihiliste qu’en tant qu’il n’est qu’un ultime avatar des monothéismes primordiaux. Après tout, ce n’est pas faux historiquement : il n’y a pas vraiment d’athéisme dans l’antiquité gréco-romaine, parce qu’il n’y a pas de sens à nier les dieux quand une pluralité de cultes et de rituels est autorisée, sinon sous le coup de la colère ou du sentiment d’injustice à la manière d’Œdipe au début d’Œdipe à Colone ou de Jason à la fin de Médée.

Dans tous les cas, il me semble que le problème de savoir qui est le plus originairement affirmatif entre la foi monothéiste et l’athéisme est un problème insoluble : les uns défendront toujours que l’athéisme est une négation première de toutes les valeurs instituées par les religions, les autres que l’athéisme est d’abord une affirmation des valeurs de la vie que les religions tentent de rabaisser et de culpabiliser, et seulement en un second temps une négation de cette négation. En revanche, il peut être plus intéressant de penser l’athéisme, à la suite de Nietzsche, comme un devenir interne des monothéismes, c’est-à-dire ni tout à fait comme une affirmation originelle – position trop naïve et trop orgueilleuse –, ni tout à fait comme une négation absolue, potentiellement nihiliste, plutôt comme un pont ou un état transitoire entre une nostalgie, en tout cas le constat d’une absence, et une attente de quelque chose à venir. Nietzsche avait la nostalgie des premiers Grecs et attendait l’advenue du surhomme. Il n’est pas sûr que de telles figures, construites sur celles de l’Éden et du Messie, soient encore pertinentes : on a fait dire n’importe quoi aux Grecs et le surhomme est un nom trop sali ou infantilisé. En revanche, la structure me semble pertinente : l’athéisme demeure pris dans cet espace de forme monothéiste entre une origine perdue et un pas-encore comme entre une affirmation et une négation qui peuvent nourrir autant le nihilisme qu’une nouvelle espérance, l’un n’étant peut-être d’ailleurs que l’envers de l’autre.

Faut-il prendre la foi au sérieux ?

Une des figures de l’athéisme nihiliste ne serait-elle pas l’indifférentisme généralisé ou le relativisme, comme si la question de Dieu perdait tout son sérieux ? On en trouverait la trace aussi bien dans les livres de Michel Onfray, où l’existence de Dieu semble reléguée au rencart des superstitions dépassées par la science, que dans une forme d’extrémisme laïque qui n’envisage jamais la croyance comme autre chose qu’une superstition anachronique. L’athéisme, pour être une position tenable, doit-il prendre la foi au sérieux ?

P. Zaoui – Évidemment qu’il faut prendre la foi au sérieux ! Et d’autant plus que, suivant la juste formule de Dominique Pestre5, nous vivons aujourd’hui dans des « sociétés d’ignorance » dans lesquelles plus personne ne peut maîtriser ne serait-ce qu’une partie substantielle de la totalité du savoir disponible. De telles sociétés ne peuvent et ne pourront donc tenir qu’en mettant en place et en soutenant un certain nombre de croyances communes. Celles-ci ne sont pas nécessairement d’ordre religieux, et heureusement, mais il serait aberrant pour les analyser de rejeter en bloc les religions qui furent et qui sont encore parfois des tentatives extrêmement subtiles pour fonder et penser des « sociétés de croyance », ou des « sociétés de docte ignorance », au lieu même d’un savoir inaccessible.

De ce point de vue, il me semble pourtant que l’athéisme est bien plus respectueux des formes et des expériences de foi que la laïcité. Non pas parce qu’il existerait un « extrémisme laïc » – c’est à mon sens une contradiction dans les termes : il n’existe que des extrémismes, généralement droitiers et islamophobes, qui se dissimulent sous le beau nom de laïcité pour soutenir des positions insupportables. Mais parce que l’idée de laïcité, aussi valeureuse soit-elle politiquement (comme celle de tolérance), manque dramatiquement de profondeur métaphysique et existentielle : elle laisse chacun à ses croyances privées, dans une indifférenciation qui vide tout ancrage ontologique et toute orientation existentielle. Autrement dit, il y a évidemment un sens à défendre la laïcité mais il n’y a aucun sens à se dire ou pire encore à se croire « laïc » puisque par définition la laïcité est le suspens public des identités.

C. Riquier – Combien se disent agnostiques d’un air entendu plutôt qu’athées ! L’athéisme est encore une théologie, écrivait Comte. Aussi ceux-là se croient raisonnables qui s’abstiennent de trancher pour ou contre l’existence de Dieu quand on le leur demande, sans s’apercevoir que ce n’est pas la réponse qu’ils ignorent, mais la question elle-même, qui a littéralement cessé de faire sens pour eux. La question de Dieu, qui était encore pour Kant un « besoin de la raison humaine », a été déracinée de bien des consciences, au point que certains ne savent plus même ce que veut dire « croire ».

Probablement Michel Onfray est de ceux-là, qui s’étonnent ensuite que d’autres continuent à croire. Lui seul en revanche s’est fait une profession de s’en indigner, parlant ainsi de ce dont il n’a aucune idée : il n’y a plus que des « dupes » et des « victimes » d’un côté et de l’autre des méchants « bourreaux » qui les « trompent avec constance » ; il n’y a plus qu’un fourre-tout de névroses, psychoses et autres affaires privées et des « profiteurs embusqués » qui font « commerce d’arrière-mondes ». Même Kant, en laissant une place à la foi, aurait manqué sa majorité, encore trop attendrie par sa maman piétiste. Ce qui est le plus gênant quand on lit le Traité d’athéologie d’Onfray6 n’est pas tant ce qu’il dit que le ton mauvais et condescendant avec lequel il le dit. Il répète qu’il ne méprise pas les croyants et s’adresse à eux comme un père à ses enfants – avec beaucoup de superbe et de naïveté aussi, comme tous ceux d’ailleurs qui croient savoir sans savoir qu’ils croient. Car cette science faite religion, cela aussi appartient au xixe siècle. Si le doute le gagnait un peu, peut-être le lirais-je davantage ; en tout cas, il serait philosophe.

Être athée sans prendre la foi au sérieux, c’est se réduire à embêter les curés. C’est au fond s’attaquer à l’institution et espérer faire tomber la doctrine elle-même à bon marché. C’est combattre les autorités qui n’ont besoin que d’être dénoncées, c’est mépriser les croyances qui devraient pourtant être critiquées. Bref, c’est confondre tous les ordres. L’athéisme mal compris peut nourrir l’homme du ressentiment aussi bien que le judéo-christianisme. Aussi en retour dois-je vous répondre qu’il ne me semble pas possible non plus d’être chrétien sans prendre Nietzsche au sérieux. Si Dieu est mort, c’est qu’il n’était pas Dieu. Bon débarras ! Ce n’était qu’une des nombreuses idoles qui avait été prise pour lui, probablement la plus tenace, le dieu « kantien », le dieu moral, juge et rétributeur du bien et du mal. Dans l’Idole et la distance7, Jean-Luc Marion a dit là-dessus des choses essentielles. En tout cas, il importe au chrétien de n’être pas dupe de sa croyance, et de n’oublier jamais le judaïsme dont il provient, qui lui a enseigné le premier la destruction du Veau d’or. L’athée, quand il affirme qu’il sait et que le reste n’est que superstition, me semble être la plus grande des dupes. Et c’est encore dans le christianisme que j’ai rencontré la plus haute figure de l’athéisme, aux antipodes de l’athéisme nihiliste dont vous parlez : Polyeucte, qui à peine chrétien crache sur l’édit de l’empereur et brise au sol les idoles de bois et de métal que le peuple païen portait aux autels. Ce saint martyr que l’histoire a prêté à Corneille n’avait en effet pas reçu d’« autre Baptême que celui de son sang8 » – comme si l’acte de conversion n’avait fait qu’un avec le rejet même de l’idolâtrie. Et où aurait-il trouvé la force de nier les faux dieux s’il ne s’était pas tourné vers le vrai Dieu qui est au-delà de toute idolâtrie ? Le chrétien sincère est peut-être aussi l’athée véritable.

  • *.

    Camille Riquier est philosophe, membre du Centre international d’études de la philosophie française contemporaine (Ciepfc) et enseigne à l’Institut catholique de Paris. Il a récemment dirigé, avec Frédéric Worms, Lire Bergson, Paris, Puf, 2013. Pierre Zaoui, philosophe, enseigne à l’université Paris VII-Diderot ; il a récemment publié la Discrétion, ou l’art de disparaître, Paris, Autrement, 2013.

  • 1.

    Friedrich Nietzsche, le Gai Savoir, trad. fr. P. Wotling, Paris, Flammarion, coll. « Garnier », 1998, § 125.

  • 2.

    Blaise Pascal, Pensées, Paris, Le Seuil, coll. « Points Essais », 1962, éd. Lafuma, fragment 201.

  • 3.

    Charles Péguy, Un poète l’a dit, 1907 posthume, Œuvres en prose complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », éd. Robert Burac, 1988, vol. II, p. 857.

  • 4.

    Vincent Delecroix, « L’expérience nihiliste du christianisme », dans Marc Crépon, Marc de Launay (sous la dir. de), les Configurations du nihilisme, Paris, Vrin, coll. « Problèmes et controverses », 2012, p. 59 sq.

  • 5.

    Dominique Pestre, À contre-science. Politiques et savoirs des sociétés contemporaines, Paris, Le Seuil, coll. « La couleur des idées », 2013.

  • 6.

    Michel Onfray, Traité d’athéologie, Paris, Grasset, 2005.

  • 7.

    Jean-Luc Marion, l’Idole et la distance, Paris, Grasset, 1977.

  • 8.

    Pierre Corneille, Polyeucte martyr, dans Œuvres complètes, éd. G. Couton, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », vol. I, 1980, p. 978.

Camille Riquier

Camille Riquier, agrégé et docteur en philosophie, est maître de conférence et doyen de la Faculté de philosophie à l’Institut catholique de Paris. Il est notamment l'auteur de Nous ne savons plus croire (Desclée de Brouwer, 2020). 

Pierre Zaoui

Philosophe, il enseigne à l'université Paris 7-Denis Diderot et est membre du Centre International d'Etude de la Philosophie Française Contemporaine (CIEPFC).

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