L'opposition dans l'impasse au Venezuela
Le 13 mai débute l’exécution du plan Patria Segura (Patrie en sécurité ), première mesure d’ampleur en matière de sécurité décidée par Nicolas Maduro, président du Venezuela et actuel chef de file du chavisme. Il prévoit le déploiement d’un effectif de trois mille hommes, tous appartenant aux forces armées vénézuéliennes (FANB – Fuerza Armada Nacional Bolivariana). On pourrait saluer l’initiative, qui semble enfin répondre aux premières préoccupations des électeurs : l’insécurité et la violence (plus de 21 000 morts par homicide en 2012). Mais, à y regarder de plus près, ce projet suscite l’inquiétude. Les détails de l’opération sont encore obscurs, mais on peut déjà s’interroger sur le rapport qu’entretiendront les contingents de l’armée avec la police municipale. Car l’exécutif exerce un contrôle ferme sur les forces armées, alors que les municipalités sont les derniers bastions de l’opposition (Henrique Capriles Radonski, opposé à Maduro pendant les élections, a longtemps été maire de Baruta, l’une des municipalités les plus riches du pays).
Une deuxième objection, moins polémique, consiste à dire que l’armée n’est pas formée au maintien de l’ordre public. Il existe déjà un corps militaire qui a spécifiquement pour tâche d’y veiller : la Guardia Nacional Bolivariana (Garde Nationale Bolivarienne). La Constitution actuelle fait explicitement la distinction entre les composantes des Forces armées qui ont pour but la défense du pays (l’armée de terre, la marine et l’aviation) et la Garde nationale qui, elle, assure la sécurité en cas de situations extraordinaires (Articles 328 et 329). Le plan Patria Segura, qui ne fait plus la distinction entre les différents corps des Forces armées, pourrait donc être qualifié d’inconstitutionnel.
Les recours impossibles
Cette initiative a cependant soulevé peu de discussions jusqu’ici, l’opposition focalisant son énergie sur la dénonciation de la fraude électorale aux élections du 14 avril dernier. Après avoir refusé l’audit proposé par le CNE, ils ont introduit un recours devant le comité électoral de la Cour suprême, exigeant l’annulation des élections. Peu importe que Tibisay Lucena, présidente du Conseil national électoral, ait déclaré que l’audit toujours en cours « ne changerait en rien le résultat des élections », ou que l’ancienne présidente de la Cour Suprême ait publiquement décrédibilisé l’opposition, qualifiant leurs demandes d’inconstitutionnelles, ou que Maduro ait déjà été investi, et avec lui son gouvernement, et que la communauté internationale, qu’Henrique Capriles invoque religieusement dans ses discours, ait déjà cautionné les élections pour ensuite se détourner, par indifférence ou par intérêt.
Le pays continue dans sa marche boiteuse, l’opposition fait face aux obstacles du régime comme à son habitude : par la force des sifflets, des pancartes et des vuvuzelas. Mais la protestation des députés d’opposition organisée lors de la séance de l’Assemblée nationale du 30 avril n’a pas eu les effets escomptés. Les députés ont été roués de coups en direct et n’ont toujours pas récupéré leur droit de parole dans l’hémicycle. C’était, d’après Diosdado Cabello, président de l’Assemblée, une punition justifiée à l’égard d’une bande de putschistes qui, en refusant de reconnaître la victoire du président, ont mis en cause la légitimité de leur propre investiture. En toute logique, leurs salaires ont également été suspendus.
Au fond, tout cela ressemble à ce que le Venezuela connaît depuis 14 ans et les débuts du régime chaviste : des abus de pouvoir flagrants, l’annulation de facto de l’état de droit (certains s’amusent à compter le nombre d’articles de la constitution qui ont été violés par le régime – au moins 161 sur 350), le foisonnement d’intimidations et de menaces (sérieuses ou non, selon le cas) et des mesures de répression relativement discrètes et très sélectives, éléments auxquels s’ajoute une opposition incapable de profiter des dérives du régime pour s’assurer du soutien d’une partie de la population, ou du moins pour faire monter l’indignation générale. Même les mensonges évidents qui ont jeté un voile sur les derniers mois de la maladie de Chavez se sont avérés, en fin de compte, sans conséquences pour ses héritiers.
Les raisons du succès du chavisme ont été longuement analysées, et il serait faux d’expliquer sa longévité uniquement par les insuffisances de l’opposition. Reste qu’il est urgent que celle-ci modifie – rapidement – sa stratégie, et qu’elle devienne efficace, dans un contexte où les voies de contestation légitimes sont barrées, en raison de la soumission de l’armée et des pouvoirs publics à la machine du parti et du monopole de l’Etat sur les revenus du pétrole[1]. Elles restent ouvertes en ce qui les manifestations, la presse et, jusqu’à un certain point, l’organisation de la société civile, mais ces moyens n’aboutissent plus à des actions politiques qui soient véritablement retentissantes, et contribuent au contraire à la lassitude, à l’hostilité et au sentiment d’impuissance qui imprègnent la société vénézuélienne.
Les paradoxes de la contestation
Pendant cette crise postélectorale, la Mesa de la Unidad Democratica (coalition de partis politiques d’opposition) et Henrique Capriles Radonski ont mené la bataille médiatique sur deux fronts : celui de la vérité, d’abord, en contestant les résultats annoncés par le CNE ; celui de la constitutionnalité, ensuite, en dénonçant haut et fort les multiples irrégularités qui ont émaillé le vote et qui, d’après eux, ont empêché les électeurs d’exprimer leur volonté. Or, cette stratégie présente deux problèmes, d’ailleurs soulevés même par les journalistes anti-chavistes : il semble en effet a priori contradictoire d’exiger un audit exhaustif des machines, des actes et des registres de vote pour défendre les résultats « réels », tout en affirmant que ces résultats ont été profondément viciés par les différentes formes d’intimidation que l’électorat a subies[2].
Au-delà de ces incohérences, reste le fait que les mots « vérité » et « inconstitutionnalité » sont devenus, comme tant d’autres, des notions vides. Capriles, qui se présente dans les médias comme un farouche défenseur de la vérité, presque émouvant dans la solitude de sa lutte[3], cite comme preuve de la fraude le renvoi forcé des observateurs de l’opposition dans 737 bureaux de vote. Mais à ce jour aucune image ne corrobore cette version des faits. Tout aussi embarrassante est l’incapacité de Roberto Picon, coordinateur du Comando Venezuela[4], d’expliquer dans ses déclarations télévisées les arguments justifiant le recours auprès du CNE.
Si la polarisation médiatique a distordu la notion de vérité, la Cour suprême a fait de même avec celle d’inconstitutionnalité. En l’absence d’organes judiciaires impartiaux, elle devient en effet un simple prétexte. En avril 2002, la tentative de Chavez de réprimer la foule qui s’était massée devant le palais présidentiel de Miraflores s’était heurtée à l’opposition d’une partie de l’armée[5], qui la considérait comme inconstitutionnelle ; on voit bien aujourd’hui qu’il n’en va plus de même. Le plan Patria Segura, par exemple, ne suscite pas les mêmes interrogations. Ce changement est aussi manifeste dans l’attitude de Capriles, généreux en paroles mais plutôt chiche en preuves, ce qui ne lui permet pas de contester efficacement la version officielle, là où, pour reprendre la comparaison, il reste des témoignages et des images des exactions d’avril 2002, des bribes de vérité qui transcendent les divisions partisanes, même si l’Etat a tenté d’effacer toute trace de son intervention.
La préférence généralisée, d’un côté comme de l’autre, pour le discours véhément mais creux, pour ces mots vidés de sens qu’on pourrait presque remplacer par des grognements hargneux, si ce n’était qu’ils gardent malgré tout une trace de prestige et permettent au babil médiatique de se perpétuer, n’a peut-être rien de remarquable. Toutefois, force est de se demander, après 14 ans d’affaiblissement et de marginalisation progressive, pourquoi l’opposition n’a toujours pas formulé un autre type de discours, sinon un autre type d’action. Et pourquoi ses différents représentants finissent tous par s’empêtrer dans cet échange de mots haineux, sans doute un peu vain, dans la pratique presque innocent, mais qui finit par servir d’excuse à l’injustifiable concentration du pouvoir et à la limitation des libertés et toutes les autres représailles.
La mort du chef et le risque de la radicalisation
On peut comprendre que, dans un pays où l’on fait la part belle au divertissement et au spectacle, il soit important de se faire une place dans l’espace médiatique. Cependant, il semble que l’opposition courre plus de risques aujourd’hui en poursuivant cette stratégie d’attrition. Car, si depuis 2002, Chavez a plus ou moins appris à séparer sa rhétorique menaçante et incendiaire de sa gestion, il n’est pas sûr que Maduro soit en mesure de faire de même. Vu les événements récents, il apparaît que dans ce régime paradoxal, que l’on pourrait qualifier de « survivant »[6], les héritiers du chavisme sont obligés de choisir entre les actes de Chavez et son discours. Or, puisque la personne, celle qui charmait ses adeptes et les poussait jusqu’au délire religieux, s’incarnait dans le discours, c’est la radicalité et non la modération qui tend à l’emporter[7].
Pire, l’impression que donne le gouvernement en ce moment est que, Maduro ayant des difficultés à s’affirmer clairement comme leader, chaque responsable des cinq pouvoirs publics est laissé libre de perpétuer la révolution à sa guise. Dans cette perspective, n’importe quel geste contestataire de l’opposition peut servir d’excuse pour l’exclure davantage du système de décision collective. Plus l’opposition proteste, plus le gouvernement de Maduro trouve des raisons de la réprimer : la théorie du complot devient une prophétie auto-réalisatrice. L’alternative n’est pas, bien évidemment, le silence, le renoncement ou la couardise. Mais il faut savoir choisir ses batailles et faire un usage intelligent des mots et de l’espace médiatique. Et, encore une fois, les derniers événements dans le pays ont montré qu’il est bien plus efficace de laisser les confrontations en arrière plan et de rappeler à la population les épreuves qui sont réellement les siennes : délinquance, inflation, sous-production et tant d’autres encore, ceci en lui permettant de les comprendre, en lui montrant des alternatives réelles. Ce ne sera qu’à cette condition que le pays tout entier pourra se débarrasser de la vision chaviste du monde et commencer à voter selon les réalités du pays.
Victoria Pesci-Feltri
[1] http://www.foreignpolicy.com/articles/2006/01/04/hugo_boss
[2] http://caracaschronicles.com/2013/04/22/things-that-are-not-tibisay-lucenas-fault/
[3] Voir l’entretien qu’il a accordé au quotidien espagnol El Pais le 9 mai : http://internacional.elpais.com/internacional/2013/05/09/actualidad/1368053936_825898.html
[4] Comando Venezuela est une branche de la Mesa de la Unidad chargée de veiller sur le déroulement des élections.
[5] Cette tentative de répression a d’ailleurs été l’une des causes du coup d’Etat du 11 avril 2002, célèbre pour sa brièveté : Chavez fut empêché d’exercer le pouvoir pendant 47 heures, puis fut réinstitué grâce à l’appui d’une partie de l’armée et à des manifestations populaires.
[6] Alma Guillermoprieto parle de « chavisme après Chavez ». Voir son article sur le site de la New York Review of Books, http://www.nybooks.com/blogs/nyrblog/2013/may/08/chavismo-after-chavez/?utm_medium=email&utm_campaign=May+14+2013&utm_content=May+14+2013+CID_2d3a297af362f03c1b5e08fa74caea7d&utm_source=Email%20marketing%20software&utm_term=Chavismo%20After%20Chvez
[7] http://caracaschronicles.com/2008/03/31/the-looking-glass-revolution/