Le Venezuela se déchire
Plus de deux mois ont passé depuis les événements qui ont agité le Venezuela. Les manifestations, pour une fois, n’avaient pas de rapport direct avec les querelles habituelles entre le chavisme et l’opposition. Vingt-cinq mille Vénézuéliens sont morts en 2013, victimes de l’insécurité et de la violence urbaine. Caracas a le deuxième taux mondial d’homicides. Neuf assassinats sur dix demeurent impunis. Las de ces réalités accablantes, les étudiants sont descendus dans la rue en février, multipliant les revendications et les lieux de manifestation.
Violence et pénuries
Ce qui avait commencé comme une démonstration spontanée d’indignation, suite à une tentative de viol dans le campus de l’Université des Andes, a rapidement été instrumentalisé par les dirigeants traditionnels de l’opposition. Le 12 février 2014, Leopoldo López, dirigeant du parti Voluntad popular (Volonté populaire) et María Corina Machado, députée indépendante, appellent à une manifestation pacifique devant le Ministère public. Ils donnent au mouvement naissant le nom malheureux de La salida (« La sortie »). C’est à la fin de la manifestation que les violences commencent. Au total, trois morts, une soixantaine de blessés et une soixantaine de manifestants en garde à vue.
Les causes de la protestation sont simples et faciles à vérifier. Outre la criminalité débridée, les Vénézuéliens doivent faire face à une inflation galopante (56 % en 2013, soit le troisième rang mondial) et à une pénurie alimentaire modérée. Il est devenu naturel, surtout en dehors de la capitale, de faire plusieurs heures de queue pour acheter des produits de base.
Plus inquiétante encore que les rayons vides des supermarchés, la pénurie de médicaments et d’équipements – ceux nécessaires aux chimiothérapies et radiothérapies par exemple – dont souffrent les hôpitaux publics et privés. Plus les hôpitaux publics s’appauvrissent, plus les cliniques privées sont débordées par le flux de nouveaux patients. Il n’est pas rare aujourd’hui de voir blessés et malades dans un état grave patienter, à demi-conscients, à l’entrée des urgences.
Qui s’oppose au chavisme ?
Les événements du 12 février, qui peut-être dans un autre contexte n’auraient pas eu de répercussions majeures, ont ainsi déclenché une vague d’actions contestataires et de répression qui ont fait 37 morts et plus de 550 blessés, selon un rapport spécial d’Amnesty International. Le morcellement de l’opposition est total, ou plutôt le sens du mot « opposition » n’est plus le même. Jusqu’ici, l’opposition était un groupe minoritaire, appartenant aux classes moyennes et aisées, dont les revendications portaient essentiellement sur les nombreux abus de pouvoir qui avaient progressivement sapé les fondations du régime démocratique. Cependant, aucune insurrection, aucune campagne n’avait pu ébranler la formidable machine politique du chavisme.
Les revendications d’aujourd’hui sont moins éloignées des soucis de la majorité des Vénézuéliens. Qu’on le veuille ou non, la question de la division des pouvoirs passe à l’arrière-plan face à des besoins plus immédiats tels que la sécurité, le transport et l’accès au logement. C’est une des raisons pour lesquelles les arguments de l’opposition faisaient pâle figure à côté de ceux des chavistes : les bénéfices matériels des mesures populistes, une réelle diminution de la pauvreté (sans doute en partie le résultat de la montée fulgurante des prix du pétrole), un progrès social encouragé par des mesures à court terme et, finalement, la reconnaissance provenant de l’identification avec Chávez.
Néanmoins, sans leader charismatique, la réalité de plus en plus dure de la nation devient difficile à supporter. Qui s’oppose donc au chavisme aujourd’hui ? Il n’y a pas de doute que la base du chavisme s’est érodée et que les défenseurs convaincus du président Maduro sont peu nombreux. Il suffit d’assister à un meeting chaviste pour s’en convaincre. Une grande partie de la population, toutes couches sociales confondues, grogne à cause de la montée des prix, de l’insécurité et des violations flagrantes des droits fondamentaux, mais elle ne se résout pas à s’engager dans une réaction massive contre le gouvernement.
Restent ceux qui ont participé aux actions contestataires. Cette fois-ci, les partis d’opposition ne sont pas à la tête du mouvement, malgré leurs efforts. Ils participent aux manifestations, mais sont dans l’impossibilité de canaliser l’énergie des manifestants, de définir des objectifs et un plan d’action. Leopoldo López a profité de l’occasion pour construire son mythe personnel. Dans un geste à la fois courageux et théâtral, il s’est livré aux autorités après avoir été accusé par le président d’être responsable des décès du 12 février. Henrique Capriles, l’ex-candidat présidentiel, reste en retrait. Il n’y a que María Corina Machado qui soit encore sur le pied de guerre, mais jusqu’ici elle s’est plutôt consacrée à la représentation de l’opposition à l’étranger. Privée désormais de son immunité parlementaire, expulsée de l’hémicycle et menacée de prison, il ne lui reste apparemment plus de marge d’action.
Le spectre de la radicalisation
L’opposition est donc acéphale, sans objectifs ni stratégie, mais son état actuel comporte des avantages. La mauvaise réputation des partis d’opposition n’éclipse plus les revendications légitimes des citoyens. Il est plus difficile de contrôler les actions aléatoires d’hommes et de femmes en colère que celles d’un parti organisé. Cependant, en l’absence d’un but précis et étant donné la polarisation extrême des médias, il est difficile d’y voir clair et de ne pas se décourager. Impossible jusqu’ici de trouver un accord. Ceux qui prônent La salida souhaitent mettre fin rapidement à la présidence de Maduro par des moyens constitutionnels. Les étudiants, les modérés et les « ni ni » (ni chavistes ni opposants) veulent que le gouvernement se soumette aux exigences du mouvement : des mesures économiques efficaces et cohérentes, la libération des étudiants et des prisonniers politiques et le démantèlement des collectifs armés.
La conséquence, c’est la radicalisation extrême d’une partie de l’opposition, qui aboutit aux barricades (guarimbas) et à des actes de vandalisme. D’autre part, certains membres de la Garde nationale et des collectifs armés n’hésitent pas à intimider et à agresser les manifestants. Dans un pays où l’impunité et la corruption règnent sans partage, où la manipulation médiatique est la norme, il est difficile d’attribuer les responsabilités au moment de compter les morts et les blessés. Amnesty International et le Center for Economic and Policy Research (Cepr) font l’état des lieux des investigations pénales, pour donner des résultats divergents, chacun favorisant soit un camp, soit l’autre.
Quant au discours officiel, il a été jusqu’ici d’un cynisme qui frôle la schizophrénie. Sur la scène internationale, Maduro mime le pacifisme des étudiants, se disant ouvert au dialogue1. Sur la scène nationale, son discours est d’une violence inacceptable, totalitaire et totalisant. Pour le chavisme, il n’y a que deux camps : la révolution et le fascisme. Tout dissident est un fasciste, toute erreur gouvernementale un mirage produit par la guerre médiatique ou bien le fruit d’une conspiration. Voici donc un gouvernement qui contrôle tout et ne répond de rien. Quant aux actes, bien que quelques décisions aient été prises pour calmer les esprits, tout indique que nous avons franchi la barrière de l’autoritarisme et que nous assistons à la naissance d’une dictature. En quelques semaines, trois dirigeants d’opposition ont été envoyés en prison, l’État faisant fi des procédures légales. Quelques villes du pays ont été militarisées de facto. Les tactiques dissuasives sont de plus en plus musclées. On voit apparaître les premiers tickets de rationnement.
Depuis quelques semaines, le pays connaît un calme relatif. Nous nous sommes habitués à ce nouvel état de choses. Le dialogue n’est pas possible ; il n’y a pas la confiance nécessaire ni la volonté (le débat télévisé du 10 avril entre pouvoir et opposition, n’ayant pas pour l’instant de suite, a mis en évidence l’inanité de l’exercice). Et il serait faux de dire qu’il y a une issue constitutionnelle : il n’y a plus de constitution. La protestation pacifique reste la meilleure option, mais elle doit être massive, organisée et disciplinée. Nous sommes loin de remplir ces conditions. Surtout, il faut l’admettre, le mouvement actuel n’a pas le soutien des quartiers pauvres. La menace des collectifs armés y est peut-être pour beaucoup. Reste que l’opposition radicale n’a pas compris que le chavisme vit encore dans les cœurs d’un grand nombre de Vénézuéliens, et que la réalité des bidonvilles est bien différente de celle que connaissent la plupart des manifestants. Quoi que l’opposition fasse par la suite, il faudra qu’elle compose avec l’héritage du chavisme.
15 avril 2014
- 1.
Voir la tribune qu’il a publiée dans le New York Times le 1er avril 2014 (http://www.nytimes.com/2014/04/02/opinion/venezuela-a-call-for-peace.html?hp=&rref=opinion&smid=tw-nytopinion&_r=0).