Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Dans le même numéro

Débats et déraisons. Introduction

novembre 2015

#Divers

Chaque fait important de l’actualité (attentats de janvier 2015 à Paris, intervention russe dans le Donbass, négociations sur le climat…) est désormais âprement discuté sur une nouvelle scène publique aux contours très flous où la désinformation, les rumeurs et les théories du complot acquièrent une audience sans précédent. L’ampleur du phénomène est telle qu’il dépasse la sphère du fait-divers ou de l’anecdote auquel il était habituellement assigné. Il devient un problème politique à part entière parce qu’il contribue à reconfigurer les formes du débat public. Il incite à observer de près des mutations de fond : affaiblissement des médiateurs de l’information, accélération des polémiques, viralité des commentaires, rétrécissement de l’attention… Il conduit surtout à s’interroger sur les normes souhaitables du débat public. En effet, si les promoteurs du complotisme se réclament sans cesse d’une culture du débat, leur usage de la désinformation rompt avec une tradition éclairée, même si elle a toujours été contestatrice, de l’appel à l’« opinion ».

La référence à l’« opinion publique » est apparue en France dans la seconde moitié du xviiie siècle, dans un contexte de profonde transformation de la culture politique nationale. La contestation du système politique de l’Ancien Régime ne pouvait en effet se faire sans promouvoir un principe d’autorité nouveau. Grâce au développement de l’édition et des débuts de la presse, à des réseaux nouveaux de circulation de l’écrit, un « public » prenait corps, dont l’importance symbolique allait progressivement s’affirmer à mesure qu’apparaissait l’impuissance de la monarchie à surmonter les difficultés du pays. On identifie souvent l’éclosion de ce nouveau principe de légitimation à l’affirmation des Lumières, qui préparait, à son insu, le soulèvement révolutionnaire de 1789. Pour Jürgen Habermas, l’émergence de l’espace public est liée à l’essor d’une société civile opposée à l’État, c’est-à-dire d’une société bourgeoise qui achève la destruction de l’ancien ordre féodal1.

Mais le succès de l’expression ne vient pas seulement de sa valeur polémique ni de sa capacité à contester les principes de l’absolutisme. Elle ne porte en effet pas en elle-même une politique alternative. Elle promeut en revanche une nouvelle autorité devant laquelle sont portées les querelles politiques : c’est ce qu’on a justement appelé le « tribunal de l’opinion2 ». L’expression signifie que l’opinion publique ne représente pas une réalité sociologique mais un principe de référence commun aux forces politiques et sociales antagonistes. Même les défenseurs de la monarchie en appellent à ce nouveau principe d’autorité. Le conflit entre les parlements et le roi, qui anime tout le débat politique de la seconde moitié du siècle, sera, suppose-t-on, tranché lors d’un large débat ouvert devant cette cour d’appel d’un genre inédit dont chaque camp se flatte d’obtenir la sanction favorable. Et les conflits ne manquent pas : on peut répertorier, entre autres, ce qui ne manque pas de faire écho à notre situation actuelle, la querelle religieuse (sur le jansénisme), le débat économique sur le protectionnisme (libre commerce des grains) ou encore les controverses sur l’histoire de France3.

Le plus remarquable pour nous est que la métaphore du « tribunal » attribue à l’opinion des qualités stables. Elle est supposée « rationnelle, universelle, impersonnelle et unitaire : elle est l’image dépolitisée d’un consensus de raison que nulle passion, nul acte d’humaine volonté ne vient troubler4 ». Cette conception positive s’est imposée bien sûr à contre-courant de la signification traditionnellement associée à l’opinion dans la tradition philosophique où elle est toujours définie comme fluctuante, subjective et incertaine. En un mot : maîtresse d’illusion. Mais au moment où elle acquiert son statut politique inédit à travers l’« opinion publique », elle devient source de jugement rationnel. Elle apparaît fiable, capable de trancher les querelles qui divisent le pays et par conséquent de le sauver.

Mais peut-on garder une idée aussi optimiste du rôle de l’opinion publique aujourd’hui ? Nous nous confrontons dans ce dossier à un cas limite, celui de la défaite du jugement éclairé. Avec Aurélie Ledoux, tout d’abord, nous revenons sur les critères permettant de distinguer les manipulations conspirationnistes des luttes émancipatrices appuyées sur une dénonciation critique du pouvoir. Depuis le 11 septembre 2001, le renouveau des théories du complot prend appui sur la très large circulation des images. En quoi le passage par les images transforme-t-il les difficultés de l’analyse critique du pouvoir ? La question est d’autant plus vive que depuis les attentats de janvier 2015 à Paris, la reprise des thèmes développés en 2001 est évidente. D’où la très grande vitesse de diffusion des rumeurs à chaque nouvel attentat. Gérald Bronner analyse ainsi la rapide diffusion virale, après le 7 janvier 2015, des explications « alternatives » des événements. Il détaille à cette occasion le mode de raisonnement récurrent des conspirationnistes qui est particulièrement difficile à réfuter.

Michaël Fœssel propose de « banaliser » le complot, de lui retirer sa force symbolique en le ramenant à l’échelle des multiples « conjurations ordinaires » dont on peut relever l’action dans notre vie quotidienne. La vie économique elle-même, rappelle Olivier Mongin à partir d’un polar consacré au « paradis » suisse, n’est-elle pas saturée de complots ? Mais le plus irrationnel est-il vraiment celui qui voit des machinations partout ? Jean-Baptiste Soufron s’interroge pour sa part sur une forme de réaction plus volontariste. Il propose en effet d’en revenir à la question de la responsabilité et même de la protection des personnes éventuellement confrontées à des campagnes déstabilisatrices. Mais pour lutter contre les rumeurs, il faut bien comprendre les mécanismes de la société de l’information.

Finalement, on aura compris que cette incursion dans une lecture paranoïaque du réel est une forme d’éloge par défaut des discussions franches et de bonne foi. C’est-à-dire, de manière à la fois indirecte et transparente, une défense (intéressée) des objets éditoriaux qui rendent possible une plus grande intelligence du débat public. Par exemple une revue indépendante qui compte sur l’esprit de ses lecteurs pour proposer une analyse réflexive du présent.

  • 1.

    Jürgen Habermas, l’Espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, trad. fr. Marc B. de Launay, Paris, Payot, 1978.

  • 2.

    Keith Michael Baker, Au tribunal de l’opinion. Essais sur l’imaginaire politique au xviiie siècle, Paris, Payot, 1993.

  • 3.

    Voir ibid., « L’opinion publique comme invention politique ».

  • 4.

    Ibid., p. 35.

Marc-Olivier Padis

Directeur de la rédaction d'Esprit de 2013 à 2016, après avoir été successivement secrétaire de rédaction (1993-1999) puis rédacteur en chef de la revue (2000-2013). Ses études de Lettres l'ont rapidement conduit à s'intéresser au rapport des écrivains français au journalisme politique, en particulier pendant la Révolution française. La réflexion sur l'écriture et la prise de parole publique, sur…

Dans le même numéro

La passion du complot

Comment comprendre la logique du conspirationnisme et répondre au virus de la désinformation ? Faire l'éloge du débat public.