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Photo : Axel Eres
Photo : Axel Eres
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La santé du convalescent

Les réponses politiques à l’épidémie consacrent l’effacement du public au profit du privé. Mais elles révèlent une fragilité de l’humain qui pourrait conduire à une nouvelle citoyenneté.

« Il existe d’innombrables santés de la chair. »
Nietzsche, Le Gai Savoir

L’épidémie de Covid-19 implique des risques de dérives autoritaires indéniables. Le confinement, l’ensemble des mesures de prévention, mais aussi le développement du télétravail donnent lieu à des transformations rapides des sujets soumis à la loi ainsi que de la façon dont la loi s’impose à eux et s’immisce dans leur vie privée. Au Chili par exemple, où le confinement a duré six mois, les supermarchés sont gardés par des agents qui prennent la température des clients et contrôlent les autorisations de sortie. Sur nos lieux de travail, nous recevons déjà de nouveaux protocoles qui nous obligent à obéir à la loi d’une façon nouvelle et nous demandent aussi d’en être de nouveaux gardiens. Nous sommes alors formés afin de prévenir ou dénoncer les « nouveaux délits ». Quelle expérience du commun pourrait nous permettre de penser le politique par-delà ses formes autoritaires ?

Depuis le début de l’épidémie, on a fait du coronavirus un ennemi invisible et inconnu. En ce sens, le virus justifie toutes les mesures de contrôle prises par le gouvernement et suggère que le monde ne sera plus jamais comme avant. Pourtant, le virus n’est pas inconnu (il appartient à une nomenclature) et n’est pas plus invisible qu’un autre. Ce qui demeure inconnu, c’est le remède, voire le sujet du remède : l’être humain qui devra cohabiter avec le virus et s’immuniser en l’incorporant. De plus, ce qu’on prend pour l’invisibilité du virus tient en partie à une reconfiguration du rapport entre le visible et l’invisible. Dans le confinement, et en particulier pour ceux et celles qui télétravaillent, nous ne sommes pas cachés : notre vie privée se mêle à notre vie professionnelle. Le télétravail n’a pas attendu la pandémie pour se mettre en place, mais cette dernière a accéléré un processus où ce qui était jusqu’à présent sinon invisible, du moins privé, devient visible, tandis que l’espace de la visibilité, le public, c’est-à-dire aussi la politique, disparaît. Dans ce contexte, la rhétorique de l’invisibilité du virus occulte l’invisibilité de l’espace politique, celui qui permet aux individus de lutter, de se constituer en sujets de droit, alors même que le privé, ainsi exposé, est devenu l’espace d’une fonctionnalité qui n’a plus de fin.

Depuis le début de l’épidémie, on parle aussi beaucoup de « vie » et de « mort », ainsi que de « nature » et d’une vie qui serait revenue à l’essentiel (le temps passé en famille, la cuisine, le pain fait maison). Certains analystes évoquent même une revanche du vivant ou de l’écologie sur la civilisation qui détruit la vie (comme si l’écologie et le vivant n’étaient pas parties prenantes de la civilisation). Nous verrions enfin ce dont notre civilisation nous aurait détournés : la mort, le corps comme participant d’une nature, la famille où se jouerait ce qui est de l’ordre de l’essentiel, tandis que tout le reste (le plaisir d’une bière en terrasse mais aussi les discriminations sociales) serait apparent et superficiel. La pandémie et le confinement, ainsi que l’interruption de la production qui en dérive, rendraient enfin visible l’essentiel occulté par notre affairement au travail. Pourtant, la vie et la mort n’apparaissent jamais. La vie est une constante production de formes d’êtres, de mondes possibles, d’apparitions et de dissimulations. De même, nous ne connaissons de la mort que des formes culturelles, des façons de se réunir et de faire son deuil. Enfin, le virus n’est pas un pur produit naturel : la nature se fabrique ; elle est aussi technique que la civilisation est naturelle. Nous n’assistons pas plus à une revanche de la nature contre la civilisation qu’à une civilisation enfin reconduite à l’essentiel. Tous les discours sur la vie, la mort et la nature finissent par substituer des idoles visibles à ce qui n’acquiert jamais de forme définitive. Cette attitude idolâtre représente alors un danger similaire au précédent : celui de renforcer des systèmes autoritaires, fondés cette fois-ci sur des valeurs fondamentales (le retour à une nature, une essence) à même d’ordonner une société et d’en annuler tout pouvoir critique. Tandis qu’aujourd’hui, la nature se révélerait, la question des droits devient secondaire.

Enfin, on confond à tort ce qu’on appelle « distanciation sociale » avec une forme de déshumanisation ou d’indifférence. Celle-ci n’a pas attendu la distanciation sociale et est peut-être constitutive de l’humain. Au contraire, le port du masque (qui sera de toute façon provisoire) et la distance sont des signes d’une fragilité commune qui n’est pas nouvelle, mais qui s’exprime très rarement dans nos sociétés où justement la vie et la mort, la finitude, prennent forme, tandis que l’on ne peut rien dire, s’approprier, du tremblement de ces formes. Loin de nous distancier, le masque nous parle de quelque chose de commun : la fragilité de l’humain.

Tandis que le virus nous soustrait à une certaine visibilité politique, le masque et les mesures de distanciation sont les signes visibles d’une fragilité qui se donne rarement à voir, une fragilité qui nous est commune et qui ne relève pas de la pathologie dans la mesure où l’on ne peut en faire un objet. Curieusement, le masque et la distanciation sociale mettent en scène une loi qui s’impose à nous et qui pourrait aussi bien disparaître. Or le propre de la loi est d’ordonner sans jamais se montrer. L’autoritarisme se mesure à la façon dont la source de l’autorité est soustraite, demeurant ainsi indiscutable. En revanche, les mesures de distanciation sociale sont des contraintes qui se montrent et avec lesquelles nous pouvons jouer – et avec lesquelles nous jouons de fait, car il est impossible de ne pas « transgresser » : se toucher le visage ou s’approcher d’un interlocuteur pour mieux l’écouter, par exemple. Paradoxalement, par ces signes visibles, nous avons une chance d’être convoqués sur la scène publique en tant qu’interprètes corporels de la loi, en tant que nouveaux sujets qui font mémoire d’une fragilité commune. Ainsi, cette dernière, alors même qu’elle devrait encourager à la conservation et à la discipline, implique un certain relâchement et désordre. Autrement dit, la distanciation sociale est peut-être notre chance de nous toucher, de nous déranger, de nous regarder avec curiosité et désir, d’échapper à la règle, au visible, à l’autorité. Nous ne sommes plus des sujets définis simplement par les institutions ou l’économie, mais des sujets appelés à se découvrir à partir d’un commun qui ne se présente jamais comme tel, mais qui aujourd’hui fait signe et que nous interprétons.

La politique de confinement n’est pas due à un ennemi extérieur, mais à une fragilité qui nous est commune.

La politique de confinement n’est pas due à un ennemi extérieur, mais à une fragilité qui nous est commune. Or se reconnaître vulnérable, comprendre la vulnérabilité comme le mode d’être du commun, c’est peut-être le sens de la santé selon Nietzsche, la santé du convalescent. Parce que les mesures de distanciation font de nous des nouveaux interprètes du commun, nous pourrions appeler santé non un bien qui peut être capitalisé par l’individu et qui appelle de lui une hygiène de vie stricte, mais la découverte de notre sensibilité et de celle des autres. Ainsi, une autre expérience de la santé, du corps, du rapport entre le visible et l’invisible pourrait conduire la citoyenneté à se vivre autrement et à excéder l’autorité d’un État qui s’efface de plus en plus derrière l’idéal de sainteté (d’immunité) du corps social.

Aïcha Liviana Messina

Professeure de philosophie à l’université Diego Portales au Chili, auteure de Poser me va si bien (P.O.L, 2005), Amour/Argent (Les éditions du Portiques, 2011), L’anarchie de la paix (Cnrs, à paraître en novembe 2018).

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