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Osman Kavala à la commémoration du centenaire du génocide arménien,  près de la Place Taksim, Istanbul, Turquie, 2015. Photo de Rupen Janbazian via Wikimédia.
Osman Kavala à la commémoration du centenaire du génocide arménien, près de la Place Taksim, Istanbul, Turquie, 2015. Photo de Rupen Janbazian via Wikimédia.
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La stratégie turque dans l’affaire Osman Kavala

Le régime de Recep Tayyip Erdoğan tente de réduire les voix dissidentes au silence en les maintenant dans des procédures judiciaires qui n’en finissent plus. Sollicitée par les plaignants, la Cour européenne des droits de l’homme peine à imposer son contrôle.

Quatre années après sa mise en détention provisoire, et deux années après l’injonction de libération immédiate prononcée par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), le mécène et philanthrope turc Osman Kavala est toujours derrière les barreaux sans avoir été jugé. Comme d’autres pays, la Turquie cherche à résister à la primauté du droit européen, mais elle adopte une stratégie particulière.

Fin 2017, le président Recep Tayyip Erdoğan prononce deux discours accusant Osman Kavala, défenseur des droits de l’homme, d’avoir commandité les grandes manifestations protestataires dites « de Gezi » en 2013, et, ce faisant, d’être le bras droit du milliardaire George Soros. Arrêté, il est mis en détention provisoire pour tentative de renversement du gouvernement et déstabilisation de l’ordre constitutionnel. Les multiples recours qu’il intente pour sa libération sont rejetés par les tribunaux. En décembre 2019, la CEDH constate que sa détention est contraire à la Convention européenne des droits de l’homme en l’absence de tout motif suffisant pour la justifier, et qu’elle est en réalité fondée sur « des motifs inavoués », à savoir « réduire le requérant au silence ». Elle ordonne qu’il soit immédiatement libéré. Osman Kavala est acquitté en février 2020 par un tribunal stambouliote pour sa participation aux événements de Gezi. Il est toutefois immédiatement réincarcéré pour un autre motif, la complicité dans la tentative de putsch de juillet 2016, tandis que les juges qui l’ont acquitté font l’objet d’une enquête devant le Conseil supérieur de la magistrature.

Manœuvres procédurales subtiles

Cette réincarcération illustre le refus de la Turquie de se plier à la décision de la CEDH. Mais alors que d’autres pays privilégient l’affrontement direct (le Tribunal constitutionnel polonais a notamment déclaré certains articles des traités européens incompatibles avec la Constitution polonaise, tandis que la Russie refuse catégoriquement d’appliquer l’appel à la libération immédiate d’Alexis Navalny prononcé en février 2021 par la CEDH, l’estimant dépourvu de base légale), la Turquie privilégie la voie indirecte. En effet, les autorités turques ne contestent pas le bien-fondé du jugement de la CEDH, ni ne dénoncent l’atteinte qui serait ainsi portée à la souveraineté turque. Elles expliquent en revanche que ce jugement n’est pas applicable en l’espèce, en s’appuyant sur des raisonnements complexes et alambiqués et au prix de manœuvres procédurales subtiles, voire tendancieuses (notamment le recours abusif à la détention provisoire).

Outre Osman Kavala, d’autres personnes – journalistes, politiques, membres de la société civile –, dont le point commun est de s’être opposées publiquement à la politique menée par les autorités sous la direction d’Erdoğan, ont également été victimes de mesures répressives. Ainsi en est-il d’Ahmet Altan, journaliste et écrivain1, arrêté en septembre 2016, accusé d’avoir transmis, la veille de la tentative de putsch, des « messages subliminaux » au public pour l’en informer. Son emprisonnement a été condamné par la CEDH le 13 avril 2021 et la Cour constitutionnelle a prononcé sa libération le lendemain. Mais, comme pour Osman Kavala, une nouvelle procédure a été engagée contre lui pour « diffusion de secrets d’État ».

Le cas de Selahattin Demirtaş illustre à son tour cet acharnement judiciaire : ancien coprésident du Parti démocratique des peuples pro-kurde et candidat à la dernière élection présidentielle, il est détenu depuis novembre 2016 pour « soutien à une organisation terroriste ». Une première décision de la CEDH en novembre 2018 déclare illégal son maintien en détention et demande son élargissement (sa libération de prison), confirmée en décembre 2020, pour « utilisation abusive de la justice à des fins politiques ». Mais le pouvoir turc n’en a cure, l’immunité parlementaire de l’intéressé est levée, et ce dernier se voit condamné pour « discours terroristes2 ».

Ces différents cas témoignent de la tentative des autorités turques de convaincre leurs interlocuteurs européens que le non-élargissement des prévenus n’est pas une violation du caractère obligatoire de l’injonction de la CEDH appelant à la remise en liberté, qu’elles ne mettent pas en cause le principe de la suprématie du droit européen, mais s’appuient sur des motifs valables, non abordés par la Cour européenne, pour maintenir la détention. Pour ce faire, elles se livrent à une véritable instrumentalisation du droit et de la justice.

L’instrumentalisation de la justice

L’acceptation par la Turquie du recours individuel devant la CEDH en 1997 a multiplié les « affaires turques » devant cette dernière, laquelle est vite devenue pour la société civile turque l’ultime garantie du respect des droits et des libertés. En Turquie, depuis le tournant autoritaire de 2013, l’heure est à la répression de masse. La justice s’est progressivement transformée en instrument entre les mains du président, surtout après la déclaration de l’État d’urgence en août 2016 et la réforme constitutionnelle de 2017 qui a réduit l’indépendance de la justice.

Mais la CEDH est souvent saisie et demeure vigilante. Elle constate régulièrement l’illégalité des mesures de détention préventive ; c’est alors au Comité des ministres du Conseil de l’Europe que revient la tâche de veiller à l’exécution de la sentence, soit la remise en liberté du détenu. Lors des échanges entre Strasbourg et l’État turc, celui-ci joue à maintes reprises de la diversité des motifs d’inculpation fondant la détention provisoire, et invente toujours un autre motif pour justifier le maintien en détention après constatation de l’inanité d’un premier fondement par la CEDH3. Parfois le même motif est invoqué, mais requalifié sur la base d’un article différent du Code pénal.

En Turquie, depuis le tournant autoritaire de 2013, l’heure est à la répression de masse.

En réalité, comme l’a clairement fait comprendre la CEDH, c’est pour des raisons politiques que ces détentions interminables sont prononcées et maintenues. Le président Erdoğan ne s’en cache d’ailleurs pas, et n’hésite pas à intervenir publiquement pour exprimer sa volonté de punir les « traîtres ». Outre les violations de liberté individuelle qui affectent les détenus, la Turquie commet également un détournement de pouvoir en instrumentalisant la justice4 : les multiples ressorts de la procédure pénale sont utilisés non pas pour obtenir la juste condamnation d’une personne qui a commis une infraction, mais bien pour faire taire les opposants au régime.

Quelles conséquences ?

L’affaire Kavala devant les juridictions turques peut donc durer5. Pendant ce temps, la procédure européenne se poursuit. Un début de mobilisation de l’opinion est perceptible ; à la mi-octobre 2021, un communiqué commun de dix ambassadeurs occidentaux à Ankara en faveur d’Osman Kavala a conduit le président turc à menacer de les expulser. De son côté, agacé par les tergiversations turques, le Comité des ministres du Conseil de l’Europe est convaincu que la Turquie cherche à contourner l’injonction de la CEDH et a décidé d’aller plus loin. Dans sa réunion de septembre 2021, il affirmait déjà sa volonté de mettre en œuvre la procédure de sanction pour non-exécution des décisions de la CEDH, prévue par l’article 46 de la Convention, début décembre si Osman Kavala n’était pas libéré d’ici là.

Mais à plusieurs reprises, les tribunaux turcs confirmaient le maintien en détention de Kavala, motivée également par une accusation d’« espionnage politique et militaire ». Dès lors, le conflit se durcit : le 2 décembre 2021, le comité des ministres du Conseil de l’Europe met officiellement la Turquie en demeure et l’informe que le recours en manquement sera porté devant la CEDH lors de sa réunion de février 2022. Ce sera alors à la Cour de déclarer, en Grande chambre, si la Turquie a violé son obligation d’exécuter sa décision, ce qui autorisera le comité des ministres à prononcer les sanctions prévues6. Le 3 décembre 2021, un communiqué du ministère turc des Affaires étrangères appelle le Conseil de l’Europe à ne pas aller plus loin sauf à interférer dans la justice turque et le Président Erdoğan déclare que la décision de la CEDH est « nulle et non avenue », un jugement européen ne pouvant prévaloir sur les décisions de justice turque.

Si elle veut éviter l’affrontement direct, la Turquie devrait logiquement trouver un compromis pour sortir de cette situation, et ne pas perdre la face. Le renoncement à la demande de rappel des dix ambassadeurs occidentaux a pu sembler l’annoncer : c’est l’hommage que le vice rend à la vertu. Dans le cas contraire, l’originalité de la démarche turque n’aura servi à rien – sauf à museler des années durant de nombreux opposants, ce qui était peut-être bien l’objectif essentiel. Osman Kavala ne le disait-il pas lui-même récemment : « Je ne pense pas que le président [turc] soit intéressé par les détails [juridiques] de mon cas ; en revanche, il est intéressé par la longueur du temps durant lequel je resterai en prison7. »

  • 1. Avant de se retourner contre le président Erdoğan, Ahmet Altan avait indirectement participé via le journal Taraf aux arrestations menées par le pouvoir islamique contre de nombreux officiers ainsi que des journalistes et intellectuels entre 2007 et 2010.
  • 2. Voir la résolution du Parlement européen du 21 janvier 2021 sur la situation des droits de l’homme en Turquie rappelant toutes les mesures prises contre Demirtaş.
  • 3. On pourra trouver une description de ces méthodes dans le document déposé devant la CEDH par Osman Kavala le 20 octobre 2021 lors de l’examen de son recours (DH-DD, 2021, 1037, Secrétariat du Comité des ministres), et dans une publication du European Implementation Network datant du 9 septembre 2021 qui expose les “evasive judicial tactics” utilisées par la Turquie dans les affaires Demirtaş et Kavala. Voir aussi la communication faite par diverses ONG protectrices des droits de l’homme devant la CEDH le 27 août 2021 (DH-DD, 2021, 836).
  • 4. Sanctionné par l’article 18 de la Convention européenne des droits de l’homme.
  • 5. Pour une présentation de la procédure de l’affaire Kavala, voir : Amnesty International, The case of Kavala v. Turkey, novembre 2021.
  • 6. Le comité peut alors soit suspendre la participation de l’État fautif et « l’inviter à se retirer du Conseil », soit tout simplement l’en exclure, décisions qui appellent la majorité des deux tiers.
  • 7. Entretien d’Osman Kavala avec Şebnem Arsu et Maximilian Popp, “Arts Patron at Center of Turkish Diplomatic Dispute Speaks Out from Jail”, Spiegel International, 2 novembre 2021.

Alain Bockel

Universitaire, il a enseigné le droit public et les droits de l'homme dans plusieurs universités étrangères, dont Dakar (1971-1978) et Istanbul (1995-2005). Il a également exercé des fonctions diplomatiques au Vietnam, en Afrique du sud et en Palestine.

Ariane Bonzon

Journaliste, spécialiste de la Turquie où elle a été correspondante dix ans après avoir été en poste en Afrique du sud, en Israël et dans les territoires palestiniens. Elle est à l'initiative du Dialogue sur le tabou arménien d'Ahmet Insel et Michel Marian (Liana Levi, 2009), et s'intéresse et enseigne également les sorties de crise et processus de paix.…

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