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Conférence de presse suite à la rencontre des dirigeants de la Russie, de la Turquie, de l’Allemagne et de la France ; Istanbul, Turquie, le 27 octobre 2018 | Wikimédia
Conférence de presse suite à la rencontre des dirigeants de la Russie, de la Turquie, de l'Allemagne et de la France ; Istanbul, Turquie, le 27 octobre 2018 | Wikimédia
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L’escalade franco-turque

décembre 2020

Les relations diplomatiques entre la France et la Turquie se sont encore dégradées depuis la réaction de l’État français à l’assassinat de Samuel Paty. Cet événement n’est toutefois que le dernier épisode d’une crispation progressive des rapports entre les deux gouvernements, tendus par des enjeux de politique étrangère et sécuritaire, ainsi que par des questions identitaires.

Cour de la Sorbonne, 21 octobre 2020. Emmanuel Macron clôt son hommage à Samuel Paty, l’enseignant de Conflans-Sainte-Honorine décapité par un fanatique musulman pour avoir montré deux caricatures du Prophète à ses élèves. Devant le cercueil de bois blond, le président français fait au défunt une ultime promesse : « Nous ne renoncerons pas aux caricatures, nous continuerons, professeur ! » répète-t-il plusieurs fois.

À quelque 3000 kilomètres de Paris, la machinerie de désinformation turque se met en branle. Responsables politiques et médias aux ordres présentent la promesse du président français comme une politique de l’État français. « La phrase de Macron, “nous continuerons à faire des caricatures”, explique Samim Akgönul, directeur du département des études turques de l’Université de Strasbourg, est immédiatement dénaturée en “nous continuerons à moquer Mohammed”, laquelle constitue un véritable traumatisme chez les musulmans qui aiment le Prophète d’un amour passionnel1. »

Puis, c’est au tour de Recep Tayyip Erdoğan de monter au créneau contre Emmanuel Macron, trois jours plus tard, à la télévision : « Tout ce que l’on peut dire d’un chef d’État qui traite des millions de membres d’une communauté religieuse différente de cette manière, c’est : “allez d’abord faire un examen de santé mentale” », déclare le président turc avant d’appeler les pays musulmans à boycotter les produits français. Cette volonté de « bousculer les limites acceptables du débat dans le cadre des rapports interétatiques, explique le sociologue Uraz Aydin, constitue une sorte de représentation du franc-parler du peuple, le ton agressif des discours d’Erdoğan étant en grande partie construit dans l’objectif de mobiliser les siens et bien entendu de choquer ses interlocuteurs ».

Mais pourquoi une telle hargne contre la France ? Après tout, Angela Merkel, en 2017 et le chancelier autrichien Sebastian Kurz, en 2018, ont eux aussi été les cibles d’insultes outrancières de la part de Recep Tayyip Erdoğan. Or Emmanuel Macron est bien devenu un bouc émissaire pour le dirigeant turc, qui l’avait d’ailleurs prévenu en septembre : « Macron, tu n’as pas fini d’avoir des ennuis avec moi ! »

Des terrains de conflits

En fait, la dénonciation par le président turc de l’islamophobie hexagonale s’inscrit dans le cadre plus large d’une dégradation forte et continue des relations bilatérales entre Paris et Ankara, depuis deux ans et demi, sur des enjeux de politique étrangère et sécuritaire de première importance. C’est cela qui fait la singularité et explique l’ampleur de la tension avec la France.

Tout bascule en janvier 2018, quelques jours après la visite de Recep Tayyip Erdoğan à Paris, avec l’offensive turque contre le bastion kurde d’Afrin en Syrie. Alliées de la coalition dirigée par les États-Unis, les Forces démocratiques syriennes (FDS) – majoritairement kurdes – retirent leurs combattants de l’Est (contre Daech) pour les envoyer tenter de défendre l’Ouest (Afrin).  L’intervention turque met donc gravement en danger le dispositif sécuritaire de la France. « La France, rappelle le chercheur au Washington Institute Charles Thépaut, propose une médiation entre les Forces démocratiques syriennes et Ankara, que la Turquie refuse avec virulence. » À la suite de la prise d’Afrin, en avril 2018, puis en 2019, l’Élysée reçoit avec une certaine publicité une délégation des FDS parmi lesquelles des membres de la mouvance kurde autonomiste (PYD-PKK) en guerre contre Ankara depuis 1984, ce qui exaspère le régime islamo-nationaliste turc.

La coopération entre Français et Kurdes autonomistes en Syrie constitue donc une pierre d’achoppement essentielle. D’ailleurs, lorsqu’en novembre 2019, Recep Tayyip Erdoğan indique pour la première fois le chemin du psychiatre à Emmanuel Macron, pour y faire « examiner sa propre mort cérébrale », c’est également en lien avec ce lourd contentieux sécuritaire en Syrie. 

Après la Syrie, la Libye constitue, fin 2019, un autre terrain d’affrontement entre Ankara et Paris. En échange d’un accord maritime délimitant une zone économique exclusive (ZEE) commune entre la Turquie et la Libye, Ankara s’engage aux côtés du premier ministre Fayez al-Sarraj et du gouvernement libyen d’accord national (GAN) face au Marechal Khalifa Haftar, lequel est soutenu militairement par la Russie, les Émirats arabes unis (EAU), l’Égypte et l’Arabie saoudite, ainsi que diplomatiquement par la France. Livraison d’armes au GAN, malgré l’embargo décrété par les Nations Unies, envoi de conseillers militaires et de plusieurs milliers de supplétifs syriens, recrutés, formés et payés par Ankara : l’appui militaire turc est décisif. Le GAN conserve Tripoli, une défaite pour Paris qui avait misé sur le Maréchal de Cyrénaïque aux côtés de « l’axe anti-turc et anti-Frères musulmans » formé par les pays conservateurs sunnites du Golfe et par l’Égypte.

Au vu de son expérience syrienne, la France craint dès lors que l’enracinement turc en Libye, aux portes du Sahel où Paris est engagé dans l’opération Barkhane, ne fragilise ses intérêts sécuritaires, avec également le risque d’une nouvelle instrumentalisation du drame des migrants et des réfugiés, mais cette fois-ci à quelques milles marins des côtes européennes. Tandis que la Turquie bâtit son influence en Afrique, en s’y présentant comme l’antidote à la France « coloniale » et « islamophobe ».

C’est à l’été 2020, que Paris rompt vraiment le modus vivendi diplomatique : à la suite du grave incident du 10 juin, au cours duquel un navire militaire turc menace la frégate française Le Courbet, qui patrouille au large de la Libye ; puis lorsque, début août, Paris – plus tard épaulé par l’aviation émiratie – soutient la marine grecque et déploie des forces navales et aériennes en réponse à l’envoi d’un navire turc de recherche, l’Oruç Reis, dans une zone disputée avec Athènes recelant peut-être d’importantes ressources en gaz naturel.

Ankara n’a jamais signé la Convention du droit de la mer des Nations Unies de 1994. À l’issue de son succès libyen, et profitant du repli pré-électoral américain, la Turquie cherche, avec ces manœuvres navales en méditerranée orientale, à établir un rapport de forces qui lui permette de rompre le statu quo qu’elle juge injuste et d’agrandir son espace maritime en Méditerranée. Le président Erdoğan veut faire de son pays une puissance régionale, un hub énergétique incontournable pour l’approvisionnement de l’Europe. Il voit d’un mauvais œil le projet concurrent d’East Med Gaz forum, que plusieurs pays – dont la Grèce, Israël, l’Italie, l’Égypte et Chypre – ont signé en janvier 2020. Or, là encore, cherchant à mobiliser l’Otan et Bruxelles, ce sont surtout la France et Emmanuel Macron qui dénoncent haut et fort les attaques turques contre la Grèce et Chypre, une atteinte à la souveraineté européenne selon le président français.

Des enjeux d'influence

Mais, à cette montée des tensions entre Paris et Ankara sur des enjeux géopolitiques se greffe, en cette année 2020, un enjeu de politique interne pour la France. Fin janvier, lors du dîner annuel du Conseil de coordination des organisations arméniennes de France (CCAF), Emmanuel Macron, qui avait annoncé l’année précédente que la République faisait du 24 avril un jour de commémoration nationale du génocide des Arméniens, évoque pour la première fois son projet de loi sur le « séparatisme islamiste » en France. Le choix du lieu et de ses interlocuteurs n’est pas anodin. Alors que la Turquie refuse toujours de reconnaître le génocide des Arméniens de 1915, les importants moyens étatiques, financiers et humains engagés par Ankara dans le cadre de l’islam consulaire – sur trois cents imams détachés, cent cinquante sont envoyés par la Turquie –, l’hostilité de certaines associations franco-turques, contre la communauté arménienne en particulier, ainsi que le contrôle d’une partie de la diaspora turque par Ankara en France, motivent en grande partie le projet de loi sur le séparatisme. Le président Macron ne s’en cache pas, d’ailleurs. Le mois suivant, il choisit une ville à forte communauté turque, Mulhouse, pour en faire l’annonce officielle.

Ainsi lorsqu'en octobre, le président français prononce son discours des Mureaux, dans lequel il exhorte au « réveil républicain » face au « séparatisme islamiste », certains de ses propos sont dénoncés par Recep Tayyip Erdoğan. À commencer par la formule selon laquelle « l’islam est en crise ». « Cela a été pris par la majorité des musulmans dans le sens que l’on remettait en cause leur religion et leur foi […]. Or pour les musulmans l’islam est la religion parfaite, agréée de Dieu sur terre, c’est le monde dans lequel nous évoluons qui est en crise, pas l’islam. » commente Fatih Sarikir, le président franco-turc de la puissante confédération islamique Milli Gorûs (Vision nationale, ) basée à Sevran. Ankara décrit Emmanuel Macron «  en leader de l’islamophobie […]  ».

« Il existe, juge Samim Akgönul, d’autres régimes bien plus islamophobes comme la Chine, les États-Unis ou même la Russie mais ils sont trop forts pour être attaqués par Ankara. En revanche la France qui n’a pas su régler son problème “classe opprimée /immigré/musulman”, qui multiplie des expérimentations hasardeuses depuis Chirac sans aucune constance politique est une cible facile »

Cependant, le président Erdoğan n’est pas sans soutien populaire quand il monte au créneau face à la France.  De droite ou de gauche, laïque ou islamiste, un certain sentiment de méfiance, de ressentiment anti-occidental mêlé à une sorte d’esprit anticolonial existe toujours dans la société turque. Et « l’opposition républicaine et nationaliste en Turquie a cette capacité assez impressionnante de pouvoir dire tout le mal qu’elle pense d’Erdoğan, de ses politiques anti-démocratiques, économiques etc. mais de se ranger derrière lui au niveau international, dans sa politique anti-kurde en Syrie, anti-arménienne dans le conflit récent entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan et dans les divers volets du conflit turco-grec », explique Uraz Aydin. Exemple : des députés du Parti républicain du peuple – CHP, nationalistes, centre gauche, principal parti d’opposition – ont condamné «  l’insolence, la prétention et l’indécence » d'Emmanuel Macron.  

Autrement dit, si la violence des propos tenus à l’issue des funérailles de Samuel Paty, au prétexte des caricatures, est souvent présentée comme la volonté de Recep Tayyip Erdoğan de s’ériger en défenseur des musulmans, voire en nouveau calife, elle est surtout à rattacher à la forte dégradation des relations entre la Turquie et la France : pour des raisons géopolitiques (Syrie, Libye, Méditerranée…) et domestiques (lutte contre l’ingérence turque en France). Or l’intrication entre les deux niveaux (international et intérieur) fait que notre pays prête plus aisément le flanc à la politique de désinformation turque, qui peut ainsi – et elle y excelle – procéder à des amalgames démagogiques et populistes.

« M. Erdoğan parle sur les paroles de M. Macron lequel parle sur les paroles de M. Erdoğan. Le fanatisme est visible côté turc mais il y a des deux côtés comme une volonté de ne pas même chercher à se comprendre  » conclut le député CHP Ibrahim Kaboğlu. Un effet miroir inquiétant.

 

  • 1. Sauf précisé, les citations sont originales, destinées à cet article.

Ariane Bonzon

Journaliste, spécialiste de la Turquie où elle a été correspondante dix ans après avoir été en poste en Afrique du sud, en Israël et dans les territoires palestiniens. Elle est à l'initiative du Dialogue sur le tabou arménien d'Ahmet Insel et Michel Marian (Liana Levi, 2009), et s'intéresse et enseigne également les sorties de crise et processus de paix.…