Après le rêve américain, le rêve chinois ?
Le rêve chinois est-il simplement une copie du rêve américain, un espoir de richesse et de succès accordé aux citoyens de l’empire du Milieu ? La réalité est plus complexe, car si ce rêve demeure très vague dans son contenu, ses limites politiques, elles, sont claires : il doit contribuer à la renaissance de la nation chinoise, et la démocratie en est exclue.
Si vous êtes en Chine et souhaitez trouver une information sur l’internet, vous n’utiliserez pas Google, mais Baidu. Si vous voulez émettre un avis, faire suivre une information en cent quarante caractères, vous n’irez pas sur Twitter, mais sur Weibo. Pour acheter un livre, un téléphone, des couches ou n’importe quoi d’autre, votre destination ne sera pas Amazon, mais Tao Bao. Et si vous aspirez à la réussite matérielle, à un meilleur avenir pour vos enfants et à la prospérité de votre pays, vous ne croirez pas au rêve américain (American Dream) mais au rêve chinois (zhong guo meng1). Ce slogan, lancé par Xi Jinping peu après sa nomination au secrétariat général du Parti communiste chinois (Pcc), ne serait-il donc qu’une contrefaçon, un clone du rêve américain savamment utilisé par Hollywood comme par la classe politique des États-Unis pour étendre l’influence de leur pays au niveau mondial ?
La comparaison entre rêve américain et rêve chinois est à bien des égards un peu simpliste. Le premier est une notion qui se construit sur une histoire, le fondement du récit national des États-Unis, nation du perpétuel (re)commencement où le succès est ouvert à tous, où chacun peut s’inventer, loin de tout déterminisme. Le mythe du rêve américain s’appuie sur la traversée des Pères pèlerins au xviie siècle, fuyant les persécutions pour créer une « cité sur la colline », nouvelle Jérusalem où la volonté de Dieu serait enfin faite, sur la fondation de la nation au xviiie siècle, proclamant les États-Unis comme une terre où les hommes naissent vraiment égaux et ont droit à « la vie, [à] la liberté et [à] la poursuite du bonheur ». Il est renouvelé au xixe siècle par la conquête de l’Ouest et l’image du pionnier, indépendant et libre de créer sa propre vie sur une terre « vierge », et par la grande vague d’immigration de 1860-1920 qui étend le rêve américain au monde entier. Au xxe siècle, les guerres faisant des États-Unis la première puissance mondiale, l’American way of life s’exporte et le rêve devient un objet de consommation et de représentation, aussi bien à travers les succès de l’industrie automobile que du cinéma hollywoodien. Les hommes politiques y font de plus en plus référence, que ce soit pour mettre en avant la manière dont ils le font avancer (Lyndon Johnson promouvant sa Great Society) ou pour présenter l’Amérique comme une promesse toujours ouverte (l’« union plus parfaite » voulue par Barack Obama). Le rêve américain est donc à la fois une construction historique, un outil de propagande politique, un pourvoyeur d’imaginaire et une formidable manière de créer du consensus et de faire taire les voix dissidentes (« Vous n’êtes pas satisfait de la réalité des États-Unis ? Il vous reste toujours le rêve d’Amérique… »).
Le rêve chinois, quant à lui, est né il y a moins de deux ans et représente pour Xi Jinping une façon d’affirmer sa « vision » de la Chine, après la « société harmonieuse » de son prédécesseur Hu Jintao2. Mais le fait qu’il emploie le terme de « rêve » n’est pas anodin dans le contexte actuel. L’interdépendance entre la Chine et les États-Unis sur le plan économique est très forte (la Chine détient plus d’un trillion de dollars de dette américaine et les États-Unis sont son premier partenaire économique). Sur le plan géopolitique, la Chine veut s’affirmer comme une puissance non menaçante tout en accentuant son influence en Asie, au moment où Barack Obama réoriente sa politique étrangère vers le Pacifique pour soutenir ceux qui craignent l’ascension chinoise et préserver les intérêts américains. Par ailleurs, de plus en plus de Chinois aspirant à un mode de vie occidental (et les dirigeants du Pcc envoyant eux-mêmes leurs enfants étudier aux États-Unis), le régime communiste continue d’encourager l’enrichissement de ses concitoyens, tout en associant ce rêve de réussite matérielle à un renforcement du sentiment nationaliste et à un durcissement de la répression envers les dissidents. Car ce rêve est avant tout celui d’un parti : se maintenir au pouvoir coûte que coûte.
La renaissance de la nation chinoise
Dans un texte célèbre (zhuang zhou meng die), le philosophe Zhuangzi, marchant dans un jardin, s’endort et rêve qu’il est un papillon. Au réveil, il est pris d’une forme de vertige : est-il Zhuangzi qui a rêvé d’un papillon, ou un papillon qui rêve de Zhuangzi ? Le rêve est ici porteur de confusion, d’interrogation sur l’identité, d’exploration des possibles. Tout le contraire du « rêve chinois » promu par Xi Jinping. Celui-ci, en effet, est souvent interprété comme une réplique du rêve américain, lui-même compris dans sa dimension strictement individuelle et matérialiste : chaque individu aurait droit à la réussite, à l’argent et aux plaisirs de la consommation. Les Chinois, forts de leur croissance et de la richesse grandissante d’une partie d’entre eux, seraient en mesure aujourd’hui d’aspirer et de participer à ce rêve. C’est d’ailleurs l’article d’un chroniqueur américain, Thomas L. Friedman, qui aurait en partie inspiré Xi Jinping. Dans ce texte publié dans le New York Times, « La Chine a besoin de son propre rêve », Friedman écrit :
Xi a-t-il un rêve chinois qui serait différent du rêve américain ? Car si le rêve de Xi pour la classe moyenne chinoise émergente – 300 millions de personnes aujourd’hui, sans doute 800 millions d’ici 2025 – est identique au rêve américain (une grosse voiture, une grande maison et des Big Mac pour tout le monde), alors il va nous falloir une autre planète3.
Pourtant, ce n’est justement pas la dimension individuelle et matérielle du « rêve chinois » – ni spécifiquement la question environnementale – que Xi Jinping a mise en avant dans son discours du 29 novembre 2012. Alors qu’il visitait l’exposition permanente « La voie de la renaissance » du tout nouveau Musée national, qui illustre la manière dont la Chine s’est relevée, triomphante, des humiliations infligées par les Occidentaux aux xixe et xxe siècles, il a proclamé que « le plus grand rêve chinois » est celui de « la renaissance de la nation chinoise ». Depuis la fin du xixe siècle, on parlait de fuguo meng, le rêve consistant à faire de la Chine un pays puissant et prospère. Ces deux slogans – rêve chinois et renaissance de la nation chinoise – sont à nouveau associés dans son discours de mars 2013, par lequel il accepte la nomination en tant que président de la République populaire de Chine. Le contenu du rêve demeure assez vague, d’autant plus que Xi doit se tenir aux objectifs du plan quinquennal mis en place par Hu Jintao en 2011, et, à plus long terme, à ceux définis par le Parti : arriver à une société « modérément prospère » d’ici 2021 (un an avant la fin du mandat de Xi), et à la création d’un « pays socialiste moderne, riche, fort, démocratique, civilisé et harmonieux » d’ici 2049, centième anniversaire de la fondation de la République populaire de Chine4. Mais si les réformes dictées par le rêve semblent passablement floues, celui-ci est néanmoins un formidable outil de propagande, déjà savamment décliné par le pouvoir chinois, jusque dans les manuels scolaires.
Dans les grandes villes du pays (Pékin, Chengdu, Chongqing et d’autres) sont placardées des affiches – portant le logo « Rêve chinois » – sur lesquelles on peut voir une petite fille au regard rêveur, et le slogan « Mon rêve, le rêve chinois », un jeune homme à l’air déterminé à côté duquel est écrit : « Les jeunes sont forts ; la Chine est forte », ou encore deux enfants qui jouent aux échecs chinois, et dont l’un dit à l’autre : « Bien joué, la Chine5 ! » La dimension collective, nationaliste, est donc primordiale. Contrairement au rêve américain, qui est tourné vers l’avenir et fait des États-Unis une terre de promesse infinie, le rêve chinois regarde vers un passé glorieux qu’il veut recréer ; c’est un rêve de renaissance, de revanche aussi (avec qui la Chine joue-t-elle aux échecs sur l’affiche ?), contre une période noire pendant laquelle les Occidentaux ont déchu la Chine de son juste rang et profité de ses richesses. Les États-Unis se présentent comme une nation « exceptionnelle », qui a une mission particulière, liée à ses valeurs, à sa puissance, aux circonstances de sa fondation. Pour la Chine, il ne s’agit pas de revendiquer l’exception, mais au contraire la règle, la normalité. L’empire du Milieu a toujours été le plus puissant pays du monde, il est donc logique, après une parenthèse (qui correspond d’ailleurs peu ou prou à l’exception américaine), qu’il le redevienne.
Cet appel au passé est manifeste dans les affiches du rêve chinois : le Parti a demandé à un certain nombre d’institutions d’art populaire de lui fournir des matériaux. Ainsi, la petite fille rêveuse qui figure sur l’affiche la plus connue est une figurine traditionnelle en argile (nirenzhang) qui provient des ateliers de Tianjin et les enfants qui jouent aux échecs sont eux aussi en costumes traditionnels6. Les posters exaltent les vertus d’harmonie, de piété filiale et d’économie. Le retour des vertus traditionnelles associées au confucianisme n’est pas nouveau, et cette campagne ne fait que prolonger une tendance qui dure depuis plus de trente ans ; on est bien loin du slogan « À bas la boutique de Confucius » du 4 mai 1919 et de la condamnation par le régime communiste de Mao, notamment pendant la révolution culturelle, des valeurs confucéennes, perçues comme archaïques et incompatibles avec le communisme7.
Pourtant, le rêve chinois n’est pas une sortie du communisme, au contraire. Les affiches faisant référence au régime en lui-même sont rares (même si l’on voit des slogans comme « Les communistes sur le chemin du rêve » ou « Le parti communiste, c’est bien »), mais le communisme n’en demeure pas moins l’horizon du rêve, et les libertés fondamentales en sont exclues. Car s’il y a bien une chose que Xi Jinping et les dirigeants du Pcc veulent éviter, c’est le cauchemar soviétique. Aux États-Unis, le rêve américain est le ciment d’une nation qui se veut une création de son peuple, ne reposant ni sur une histoire (trop récente), ni sur une géographie (mouvante jusqu’à la fermeture de la frontière à la fin du xixe siècle), ni sur une ethnie (bien que l’Américain ait été longtemps défini « par défaut » comme blanc, anglo-saxon et protestant) : c’est le fameux e pluribus unum, qui donne au pays à la fois un formidable attrait extérieur (n’importe qui peut venir et réussir) et un discours à usage interne (nous avons toujours été divers et sommes fiers de cette diversité). La nation tient par le discours, par le rêve qu’elle se crée. Pour les dirigeants chinois, le rêve est une défense contre la diversité, une recréation de l’empire du Milieu, centralisé et autoritaire ; la diversité (même si elle est aujourd’hui revendiquée dans le discours du Parti, qui met en avant une Chine « multiculturelle ») est un cauchemar, car elle signifierait la perte de territoires (Tibet, Xinjiang) et la perte du pouvoir (pluralisme politique).
Rêvez, braves gens, le Pcc veille
Le retour à une Chine éternelle caractérisée par son harmonie et sa puissance est en effet associé, dans le discours et les actions de l’actuel pouvoir chinois, au durcissement politique et au populisme. Malgré la chute de Bo Xilai, qui représentait l’aile gauche du Parti, les « néo-maoïstes » n’ont pas perdu toute influence8 ; Xi Jinping a lancé une grande campagne, dite de la « ligne de masse », qui vise à rapprocher le peuple du Parti en luttant contre la corruption (sans jamais proposer de réformes en profondeur du régime), contre les « styles de travail indésirables » (formalisme, bureaucratisme, hédonisme et extravagance9) et en mettant en avant des fonctionnaires modèles tout en continuant de célébrer, comme sous Mao, le jeune soldat Lei Feng, exemple de dévouement au régime.
Parallèlement à ce « code de bonne conduite », le président chinois a renforcé la répression à l’encontre des dissidents politiques, des défenseurs des droits et de tous ceux qui défendent les libertés civiles en Chine10. L’attribution du prix Nobel de la paix à Liu Xiaobo en 2010 avait permis de remettre la dissidence chinoise sur le devant de la scène internationale – sans que cela empêche Pékin de maintenir Liu Xiaobo en prison. Depuis l’arrivée de Xi Jinping au pouvoir, cependant, les arrestations et les condamnations se sont multipliées sans que cela semble émouvoir les chancelleries occidentales11. Le rêve chinois a des frontières très claires, notamment en matière politique, comme l’illustre l’affaire de l’hebdomadaire cantonais Nanfang Zhoumo, l’une des publications chinoises les plus libérales. Peu de temps après le discours de Xi sur le rêve chinois, l’un des membres de la rédaction, Dai Zhiyong, rédigea un éditorial, intitulé « Le rêve chinois, le rêve du constitutionnalisme », qui devait paraître en janvier 2013. Dans ce texte, il en appelle au retour à la constitution (qui garantit notamment le respect des droits humains), à la création d’une nouvelle société mêlant les traditions chinoises et occidentales, qui garantisse les libertés de chacun et permette à tous de réaliser leur rêve. L’article fut jugé trop libéral par le rédacteur en chef, qui le coupa abondamment et en transforma le titre (devenu « Nous sommes plus près que jamais de notre rêve ») avant de le soumettre à la censure du Guangdong. Les autorités de la propagande demandèrent de nouvelles modifications avant la publication et l’article devint un véritable hymne à la gloire du régime. La brutalité de la censure, interne et externe, et la réputation du Nanfang Zhoumo ont fait s’ébruiter l’affaire, dont les médias internationaux se sont saisis. La version originale du texte a réussi à circuler en Chine via l’internet, mais ce premier coup de semonce a depuis été confirmé : le rêve chinois n’est pas celui du constitutionnalisme, et ceux qui réclament l’application du texte constitutionnel en seront pour leurs frais. Le « Livre bleu sur la sécurité de l’État » de 2014 a d’ailleurs attribué à l’intervention des « forces hostiles américaines » les manifestations de lecteurs et de journalistes en soutien au Nanfang Zhoumo.
Ce sont principalement les avocats qui ont été la cible de la répression ces derniers temps, appartenant plus ou moins directement au mouvement de « défense des droits » qui se développe depuis quelques années en Chine, demandant non pas la fin du régime mais simplement l’application de la loi. L’exemple le plus frappant est celui de Xu Zhiyong, condamné le 22 janvier 2014 à quatre ans de prison. Il est l’un des fondateurs du « Mouvement des nouveaux citoyens » et s’est toujours situé dans le cadre légal ; il n’est donc pas à proprement parler un « dissident ». Mais à partir du moment où son mouvement a organisé des manifestations au niveau national et ne s’est plus limité à la défense de tel ou tel cas précis, le régime a voulu marquer les limites à ne pas dépasser12. On peut rêver chacun chez soi, mais les rêves doivent rester individuels ; le seul rêve collectif possible est celui du communisme.
Si certains voient dans le « rêve chinois » une appellation suffisamment vague pour permettre toutes les interprétations, et qui pourrait donc se retourner contre le Parti en « aiguisant la soif de changement13 », il n’en reste pas moins que le régime a clairement défini ses limites politiques… et que la société civile n’a pas attendu que Xi Jinping l’y autorise pour rêver à une autre Chine que celle qu’il lui promet.
Le rêve chinois, outil de soft power ?
Le rêve chinois est ainsi avant tout destiné aux Chinois eux-mêmes : il est là pour exalter le nationalisme, pour mettre en valeur la Chine éternelle et pour offrir des perspectives de richesse et de bien-être aux citoyens de l’empire du Milieu. Mais c’est également un outil de propagande extérieure, la Chine devant reprendre sa juste place sur la scène internationale. Du reste, une chanteuse de l’armée, Chen Sisi, dans la ballade « Rêve chinois » (zhong guo meng) qui a trôné longtemps en tête du hit-parade et dont le clip alterne des plans de porte-avions, de bâtiments modernes et de paysages bucoliques, associe bien le « rêve d’une nation riche » au « rêve d’une armée forte ». C’est exactement l’expression utilisée par Xi Jinping en décembre 2013 lors d’une visite auprès des forces navales en Chine du Sud. La Chine a en effet très fortement augmenté ses dépenses militaires au cours des dernières années, passant de trente milliards de dollars en 2000 à cent quatre-vingt-huit milliards en 201314, ce qui fait d’elle le deuxième investisseur mondial dans ce domaine (loin derrière les États-Unis et leurs six cent quarante milliards de dollars). Les conflits territoriaux avec ses voisins se sont multipliés ces derniers temps : le plus brûlant est celui qui l’oppose au Japon à propos des îles Diaoyu/Senkaku, mais récemment les tensions avec le Vietnam ont également été ravivées, lorsque la Chine a annoncé la mise en place d’une plate-forme de forage pétrolier dans des eaux revendiquées par les autorités vietnamiennes. Les pays du Sud-Est asiatique, réunis dans l’Asean, travaillent d’ailleurs depuis 2013 à la mise en place d’un « code de conduite » avec la Chine dans la mer de Chine du Sud afin d’aplanir ces conflits, même si les négociations promettent d’être lentes et que certains prédisent déjà qu’elles n’aboutiront pas15…
Dans ces tensions régionales se joue aussi en partie l’avenir des relations entre la Chine et les États-Unis. En effet, l’Amérique soutient le projet de code de conduite de l’Asean et veut contenir les appétits de la Chine dans le Sud-Est asiatique, pour protéger ses alliés ainsi que sa propre influence. En 2011, Hillary Clinton, alors secrétaire d’État de Barack Obama, publiait un article dans Foreign Policy intitulé « Le siècle Pacifique de l’Amérique », dans lequel elle annonçait un « pivot » de la politique étrangère américaine, du Moyen-Orient vers l’Asie, dans le contexte du retrait des troupes d’Irak et d’Afghanistan. L’avenir étant en Asie, les États-Unis se devaient d’y être présents, y compris pour y limiter l’influence de la Chine16. Si cette dernière a souvent critiqué l’arrogance et la condescendance de l’Amérique, perçue comme une puissance en déclin, du côté américain, on craint les conséquences d’une suprématie chinoise en Asie et d’une influence diplomatique qui serait systématiquement opposée aux intérêts des États-Unis (et alliée à la Russie dans les veto au Conseil de sécurité de l’Onu). Mais la Chine, tout en affirmant sans complexes sa puissance retrouvée, a à cœur de ne pas apparaître comme une nation belliqueuse et met en avant ses « traditions », son aspiration à l’harmonie au sein de sa propre société comme au niveau international. Dans l’air du temps, elle cherche à développer son soft power, afin de ne pas apparaître trop menaçante ; le rêve chinois peut alors contribuer à promouvoir le « charme » de la culture chinoise à l’étranger.
Les histoires chinoises doivent être bien racontées, les voix de la Chine bien diffusées et les caractéristiques de la Chine bien expliquées,
a déclaré Xi Jinping dans un discours en janvier 201417. Pour l’instant, cependant, cette stratégie est encore relativement peu efficace, et la puissance de la Chine repose principalement sur sa force de frappe économique, ses investissements à l’étranger et le développement de sa puissance militaire. Vouloir faire du « tout culturel » et évacuer totalement la dimension politique du soft power, selon Joseph Nye (auquel est attribuée la paternité du concept), est illusoire :
Une grande part du soft power américain provient de la société civile – des universités et des fondations à Hollywood et la pop culture – et non du gouvernement. Parfois, les États-Unis parviennent à préserver leur soft power du fait de l’expression critique et non censurée de la société civile, même lorsque les actions du gouvernement – comme l’invasion de l’Irak – le sapent par ailleurs. Mais dans une stratégie de pouvoir intelligente, le « dur » et le « doux » se renforcent mutuellement18.
Ce renforcement mutuel n’est pas à l’ordre du jour en Chine, et la dissémination de la culture chinoise – à travers par exemple les instituts Confucius qui s’implantent partout dans le monde depuis 2004 – doit venir du régime et être soutenue par les organes de propagande ; la société civile n’y a pas sa place.
À quoi rêve la Chine ? À quoi rêvent les Chinois ? Les deux questions sont fort différentes, et malgré la traduction de zhong guo meng par « rêve chinois », le concept est lié à la nation plutôt qu’aux individus qui la composent, et à la vision qu’en a le Pcc. Si chacun est « libre » de s’enrichir, cet enrichissement doit être au service de la grandeur nationale, de la « renaissance de la nation chinoise ». Le rêve américain, grand outil de propagande, est une création relativement récente (les présidents américains n’emploient régulièrement l’expression que depuis la seconde moitié du xxe siècle19) mais qui s’appuie sur une longue histoire et sur sa mise en forme dans le discours politique, économique et culturel. Il continue de donner l’image d’une terre où tout est possible, où chacun peut se réinventer et aspirer au succès ; l’une des forces de cette idéologie est sa capacité à intégrer ses marges, à créer du consensus en « récupérant » les oppositions pour les intégrer au mainstream. Ainsi, le « rêve » de Martin Luther King en 1963, formidable mise en accusation du système ségrégationniste américain, devient-il partie intégrante du rêve américain, une fois la question noire « évacuée » par les lois sur les droits civiques. Martin Luther King lui-même entre au Panthéon des héros des États-Unis et ses revendications plus radicales (par exemple son combat contre la pauvreté à travers la Poor People’s Campaign) sont minorées, voire oubliées ; de la même manière, d’autres figures marquantes de la lutte pour les droits civiques, moins facilement « récupérables », comme Malcolm X, sont évacuées du consensus. L’Amérique continue de se présenter comme une nation exceptionnelle, « la seule nation indispensable », selon Barack Obama dans son discours de West Point du 28 mai 2014 ; même en réduisant les bruits de bottes, elle entend bien préserver son influence et se poser en gardien de la paix et de l’espoir du monde.
Le « rêve chinois » ne « copie » le rêve américain que dans sa dimension matérielle. Il est un strict objet de propagande, interne et externe, et s’il demeure vague sur le plan conceptuel, il n’en est pas moins associé à une politique qui est celle de la Chine depuis Deng Xiaoping : liberté économique, verrouillage politique, associés à une vision de la « Chine éternelle » fondée sur les valeurs d’obéissance et d’harmonie qui excluent implicitement la démocratie, importation culturelle venue d’Occident. Pourtant, certains continuent à faire d’autres rêves, comme les signataires de la Charte 08, qui écrivaient il y a déjà huit ans, bien avant que Chen Sisi glorifie le rêve chinois à grand renfort de vocalises et d’esthétique militariste :
Nous espérons que tous les citoyens chinois qui partagent notre sentiment de crise […] participeront activement à ce mouvement citoyen, pour faire avancer l’évolution de la société chinoise afin d’établir le plus tôt possible un État constitutionnel, démocratique et libre et réalisant ainsi le rêve plus que centenaire poursuivi mais jamais réalisé par les Chinois20.
- 1.
Il existe une ambiguïté dans la traduction de ce terme, entre « rêve de Chine » et « rêve chinois » ; c’est ce dernier terme qui a finalement été adopté, y compris par les médias de langue anglaise, qui traduisaient initialement China Dream et parlent à présent de Chinese Dream.
- 2.
Chaque secrétaire général du Parti communiste chinois doit développer une notion qui est au cœur de son mandat : « la réforme et l’ouverture » de Deng Xiaoping, les « trois représentations » de Jiang Zemin, la « perspective scientifique du développement » de Hu Jintao. Des notions assez abstraites, qui, ces dernières années, semblent avoir laissé place ou avoir été associées à des slogans davantage liés à l’imaginaire (société harmonieuse, rêve chinois).
- 3.
Thomas L. Friedman, “China Needs Its Own Dream”, New York Times, 2 octobre 2012 (http://www.nytimes.com/2012/10/03/opinion/friedman-china-needs-its-own-dream.html). De fait, les questions environnementales inquiètent le pouvoir chinois, pour des raisons économiques, mais également politiques, les scandales liés à la pollution étant susceptibles de coaliser les mécontentements et de provoquer des manifestations.
- 4.
Voir “Chasing the Chinese Dream”, The Economist, 4 mai 2013.
- 5.
La totalité des affiches est publiée sur ce site : http://www.wenming.cn/jwmsxf_294/zggygg/ (en chinois). Pour voir des affiches commentées et traduites (en anglais), voir l’article de Ian Johnson, “Old Dreams for a New China”, New York Review of Books (blog), 15 octobre 2013 (http://www.nybooks.com/blogs/nyrblog/2013/oct/15/china-dream-posters/).
- 6.
I. Johnson, “Old Dreams for a New China”, art. cité.
- 7.
Sur l’utilisation de Confucius dans l’histoire politique chinoise, voir Anne Cheng, « Confucius ou l’éternel retour », Le Monde diplomatique, septembre 2012.
- 8.
Jean-Philippe Béja, « Chine : des menaces sur la prospérité ? », Esprit, janvier 2013.
- 9.
Voir V.S. Rajan, “China : Can Xi Jinping’s ‘Chinese Dream’ Vision be Realized ?”, 3 janvier 2013 (http://www.southasiaanalysis.org/node/1436).
- 10.
Voir par exemple le rapport 2014 de l’Ong Chinese Human Rights Defenders, pour laquelle 2013 est la pire année en matière de droits de l’homme au moins depuis 2008, année de répression particulièrement sévère en raison de la tenue des Jeux olympiques à Pékin (http://chrdnet.com/2014/03/a-nightmarish-year-under-xi-jinpings-chinese-dream-2013-annual-report-on-the-situation-of-human-rights-defenders-in-china/).
- 11.
La mort de la militante des droits de l’homme Cao Shunli, en mars 2014, n’a ainsi guère été évoquée lors de la visite de Xi Jinping en France dix jours plus tard. Françoise Bougon, Brice Pedroletti, « Le président chinois en France : ce qu’on dira, ce qu’on taira », Le Monde, 25 mars 2014.
- 12.
Brice Pedroletti, « “À travers Xu Zhiyong, l’État chinois met en procès la classe moyenne et ses valeurs”, entretien avec Nicolas Becquelin », Le Monde, 27 janvier 2014.
- 13.
“Chasing the Chinese Dream”, art. cité.
- 14.
Selon les données du Stockholm International Peace Research Institute (http://www.sipri.org/research/armaments/milex/recent-trends). Voir aussi l’encadré de Valeria Dragoni sur l’évolution des budgets militaires mondiaux dans ce numéro, p. 94. Précisons que les chiffres officiels sont en général pondérés par les instituts de recherche, du fait de leur faible fiabilité (en général, les dépenses militaires sont sous-estimées).
- 15.
Voir Carlyle A. Thayer, “Asean, China and the Code of Conduct in the South China Sea”, Sais Review of International Affairs, été-automne 2013, vol. 33, no 2, p. 75-84.
- 16.
Hillary Clinton, “America’s Pacific Century”, Foreign Policy, 11 octobre 2011 (http://www.foreignpolicy.com/articles/2011/10/11/americas_pacific_century?wp_login_redirect=0).
- 17.
“Xi : China to Promote Cultural Soft Power”, Xinhuanet, 1er janvier 2014 (http://news.xinhuanet.com/english/china/2014-01/01/c_125941955.htm).
- 18.
Joseph S. Nye, “What China and Russia Don’t Get About Soft Power”, Foreign Policy, 29 avril 2013 (http://www.foreignpolicy.com/articles/2013/04/29/what_china_and_russia_don_t_get_about_soft_power#sthash.zosjhg1K.ZTpul0MK.dpbs).
- 19.
Voir Aurélie Godet, « Le rêve américain dans la rhétorique présidentielle américaine moderne (1937-2010) », La Clé des langues (Lyon : Ens Lyon/Dgesco), Issn 2107-7029, mis à jour le 31 août 2010 (http://cle.ens-lyon.fr/anglais/le-reve-americain-dans-la-rhetorique-presidentielle-americaine-moderne-1937-2010-p-2-101936.kjsp?RH=CDL_ANG100107).
- 20.
Charte 08, citée dans Jean-Philippe Béja, « Lointains héritiers de la Charte 77, des intellectuels chinois lancent la Charte 08 », Esprit, février 2009.