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Désobéir, de Frédéric Gros

mars 2018

#Divers

Le livre de Frédéric Gros s’ouvre sur une phrase paradoxale de l’historien américain Howard Zinn : « Le problème, ce n’est pas la désobéissance ; le problème, c’est l’obéissance. » Il opère ainsi un renversement, ne considérant pas la désobéissance comme une entorse à la règle, mais envisageant la règle elle-même comme problématique. Le monde tel qu’il va, perclus d’inégalités, fonçant droit dans le mur de la crise écologique, se complaisant dans la violence, devrait faire naître partout la désobéissance. Pourtant, il n’en est rien. Ce sont donc notre propension à obéir et les ressorts de cette soumission qu’il s’agit d’explorer, avant même d’en venir au geste de celui, ou de celle, qui refuse de se plier à une règle considérée comme injuste.

L’ouvrage nous fait voyager dans l’histoire de la philosophie, dressant le portrait des « obéissants » (Eichmann), parcourant les œuvres qui ont défini cette propension à se plier, à se soumettre (La Boétie), avant d’en venir aux images classiques de la désobéissance, d’Antigone à Thoreau, en passant par Socrate. Désobéir est une responsabilité qui appartient à chacun en même temps qu’elle l’engage pour tous. Ce geste revient à reconnaître l’existence d’un « soi indélégable », qui n’a rien d’égoïste, puisque au contraire il nous amène à penser, à juger, à refuser. Pour Frédéric Gros, la philosophie invite chaque individu à découvrir ce « soi indélégable » en lui-même.

Tiré de cours donnés à Sciences Po, Désobéir en a les qualités comme les défauts. L’écriture est claire, et l’on se promène agréablement dans les couloirs de la philosophie, l’auteur éclairant un aspect de la pensée de Kant, un autre de celle de Rousseau, au fil de sa démonstration. Il fait (re)vivre des œuvres et des scènes classiques sans s’abriter derrière une neutralité factice. On ne sort guère des sentiers battus, mais le livre est aussi là pour faire œuvre de pédagogie. Il en reste cependant à une vision très individuelle de la désobéissance – ce qui ne signifie pas qu’elle ne soit pas politique. Comment faire le lien entre cet « indélégable » que je décide en moi-même et une mobilisation collective plus large ? Entre désobéissance et révolte, désobéissance et protestation ?

En consacrant cet ouvrage au verbe « désobéir », l’auteur rejoint d’autres philosophes et historiens français qui ces dernières années se sont saisis de la question de la désobéissance[1]. Pourquoi cette notion refait-elle ainsi surface dans le paysage intellectuel français ? Les interrogations sur nos régimes démocratiques n’y sont bien sûr pas étrangères, tout comme le renouvellement des mobilisations sociales, dans le fond (questions environnementales, droits individuels…) comme dans la forme (réseaux sociaux, mondialisation). Ainsi un mode de résistance plutôt associé aux pays anglophones – les trois figures majeures de la désobéissance civile au xxe siècle furent Gandhi, Martin Luther King Jr et Nelson Mandela – se trouve-t-il investi en France, comme si d’autres types de mobilisation étaient devenus inopérants. Crise des mobilisations collectives, crise des institutions – partis, syndicats – qui les incarnaient : la désobéissance civile est une arme à double tranchant. Si elle n’est pensée que comme une dissidence individuelle, elle permet de faire l’économie d’une interrogation plus large sur l’institutionnalisation de la protestation, sur la jonction entre la conscience de l’individu et celle des « autres », sur la définition de groupes, de collectifs, qui puissent construire quelque chose sur le geste de désobéissance. Il faut être conscient, certes, mais il faut aussi savoir se mobiliser et savoir mobiliser. L’indignation souvent peine à se traduire en actes et en mouvements.

 

[1] Voir Albert Ogien et Sandra Laugier, Pourquoi désobéir en démocratie ?, Paris, La Découverte, 2011 ; Manuel Cervera-Marzal, Désobéir en démocratie. La pensée désobéissante de Thoreau à Martin Luther King, Paris, Aux forges de Vulcain, 2013 ; Marianne Debouzy, la Désobéissance civile aux États-Unis et en France (1970-2014), Paris, Presses universitaires de Rennes, 2016.

Alice Béja

Maîtresse de conférences à Sciences Po Lille, chercheuse au CERAPS-CNRS, Alice Béja est spécialiste de l’histoire culturelle et politique des Etats-Unis. Elle travaille sur les mouvements protestataires américains de la fin du XIXe et du premier XXe siècle ainsi que sur leurs représentations littéraires. Ancienne rédactrice en chef de la revue Esprit, elle a notamment publié Des mots pour se

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