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Italie : le Sénateur et le Cavalier

juin 2012

#Divers

Serait-on en train d’assister à un éclatement de la droite… en Italie ? Avant même le départ de Silvio Berlusconi en novembre 2011, des tensions se faisaient sentir. Gianfranco Fini avait quitté avec fracas le Peuple de la liberté (Pdl), parti du Cavaliere, en 2010, pour fonder Futuro e Libertà. Quant au « Senatùr » Umberto Bossi, allié souvent encombrant (il avait largement contribué à faire tomber le premier gouvernement Berlusconi en 1994), il a, contrairement au PdL, refusé de soutenir le gouvernement technique de Mario Monti, préférant retourner dans l’opposition. Mais pourquoi reparler de ces querelles, alors qu’aujourd’hui la politique semble avoir été mise entre parenthèses au profit d’un consensus (de plus en plus fragile) autour des technocrates nommés pour sortir le pays de la crise ? Parce que l’atmosphère de « fin d’une époque1 », inaugurée par le départ de l’emblématique Cavaliere, a été ces dernières semaines renforcée par le scandale financier qui touche l’autre personnage politique haut en couleur, qui a, souvent pour le pire, incarné une certaine politique italienne au cours des vingt dernières années : Umberto Bossi, qui était, jusqu’au début du mois d’avril, secrétaire national de la Ligue du Nord.

Les « monstres » de la politique italienne

On se trouve ici au carrefour entre politique et imaginaire, entre roman national et feuilleton. D’un côté, Silvio Berlusconi, empêtré dans de multiples affaires, notamment le procès « Ruby » (rebaptisé sans grande originalité « Rubygate ») dont les révélations s’étalent à longueur de une comme une mauvaise série télévisée (la jeune femme aguicheuse, les fêtes « libertines », les faveurs échangées, les conversations enregistrées). L’ex-chanteur de charme, homme d’affaires au sourire d’un blanc trop éclatant pour être vraiment honnête, devenu l’incarnation d’une nouvelle politique à l’aube des années 1990, construisant son parti aux allures de fan-club (Forza Italia) sur les cendres encore chaudes des monuments de l’après-guerre, le parti communiste (ébranlé par la chute du mur de Berlin) et la Démocratie chrétienne (terrassée par les affaires de corruption), est aujourd’hui relégué aux coulisses de son propre parti.

De l’autre, Umberto Bossi, fondateur, au début des années 1980, de la Ligue autonomiste de Lombardie, qui deviendra ensuite la Ligue du Nord. Lui aussi aime se raconter, construire fables et légendes sur son propre destin ; il va même jusqu’à inventer un pays, la Padanie, dont il réclame l’indépendance. Chantre du fédéralisme, il fustige les partis traditionnels et leur corruption, cette « Rome voleuse » (Roma ladra) qui met le Nord, industrieux et vertueux (et blanc…) à genoux. Gouailleur, macho, xénophobe, cravate verte et verbe haut, il s’associe à Berlusconi à partir des années 1990 pour inaugurer la Seconde République, sous le signe de la personnalisation du pouvoir, de l’outrance et de la démagogie (tout le contraire, en somme, du personnage qui avait jusque-là dominé la politique italienne, Giulio Andreotti, véritable Talleyrand des temps modernes2), et est forcé de démissionner pour détournement des fonds de son parti au profit de membres de sa famille, en avril 2012…

Ces deux énergumènes ont incarné pendant des années une forme de « politique à l’italienne », comme on parle de « comédie à l’italienne ». Rien d’étonnant, dès lors, à ce que ce soit le cinéma qui inspire à Philippe Ridet, correspondant du Monde à Rome, le titre de son article sur la chute de la famille Bossi : « Affreux, sales et méchants3 » (film d’Ettore Scola de 1976). On pourrait rebondir, et qualifier Bossi et Berlusconi de « monstres » de la politique italienne, en référence au film de Dino Risi (les Monstres, 1963) composé d’une série de vignettes dans lesquelles Ugo Tognazzi et Vittorio Gassman incarnent des caricatures de l’Italie des années 1960, des personnages malhonnêtes, roublards, machistes, qui ne reculent devant rien pour arriver à leurs fins et écraser leurs congénères. Seulement ces deux « monstres » ont durablement marqué, non seulement la politique italienne, mais l’Italie elle-même. Berlusconi a mis le culte de l’argent à l’honneur, vilipendé la magistrature, ridiculisé, souvent, l’Italie sur la scène internationale : il a voulu incarner le self made man sûr de son succès, considérant son accession (répétée) à la présidence du Conseil comme une réussite individuelle et entretenant (sans se soucier du paradoxe) la défiance des Italiens vis-à-vis de l’État. Quant à Umberto Bossi, ses positions et son influence ont eu des conséquences politiques (la mise en œuvre du fédéralisme) ainsi qu’idéologiques : il a renforcé la division entre le Nord et le Sud, alimenté le sentiment anti-immigrés4 et le désir de repli sur soi d’un certain nombre de ses concitoyens et contribué à renforcer la méfiance vis-à-vis de l’Europe.

La politique aux mains sales

Comme l’écrit Philippe Ridet, « l’Italie de 2012 semble la copie conforme de celle de 1992. Même atmosphère de corruption généralisée, même panique de la classe politique, même discrédit de la démocratie dans son ensemble5 ». Les élections municipales des 6 et 7 mai derniers ont confirmé ce discrédit ; la Ligue et le Pdl se sont effondrés, sans pour autant que cet échec marque une adhésion au programme du centre gauche. L’alternative modérée, représentée par Pierferdinando Casini, qui souhaitait une coalition des centres, n’a pas réussi à émerger. C’est le mouvement Cinq étoiles, né en 2009 et dirigé par l’ancien humoriste Beppe Grillo, qui a créé la surprise ; ce parti libertarien, assez proche des Pirates allemands, a rallié les mécontents, de droite comme de gauche, critiques de la politique d’austérité du gouvernement Monti et des compromissions des grandes forces politiques, et est devenu, dans plusieurs villes, la troisième force politique.

Vingt ans après l’opération Mains propres, qui avait pour but de balayer la corruption de la classe politique italienne, et qui a aussi eu pour résultat de démanteler le grand parti hégémonique de la Démocratie chrétienne ainsi que le parti socialiste, il semble que les fantômes des années 1980 soient de retour. Certes, ils ne s’étaient jamais totalement éclipsés, et tout au long de ses mandats, Silvio Berlusconi a été visé par des accusations de corruption. Mais aujourd’hui, on observe une cristallisation de cette crise politique, à travers la présence au pouvoir d’un gouvernement technique qui n’a pas les mains sales, mais dont on pourrait aussi dire qu’il n’a pas de mains du tout, et la déchéance des deux fanfarons de la droite italienne ; le tout, sur fond de crise économique sans précédent. Il y a vingt ans, l’Italie était choquée par les suicides de responsables politiques et d’hommes d’affaires, souvent mis en examen par les juges pour des affaires de corruption. Aujourd’hui, ce sont des chômeurs, des industriels, des retraités qui mettent fin à leurs jours, face à une situation économique qui les désespère, et contre laquelle la classe politique, paralysée par ses propres pratiques, semble ne rien pouvoir faire.

Berlusconi et Bossi en ont amusé certains, ont fait peur à d’autres, d’autres encore leur ont fait confiance, ont mis en eux leurs espoirs de changement. Leur chute (même si le Cavaliere est toujours à la tête de son parti) peut entraîner avec elle celle de la Seconde République, pour le pire ou pour le meilleur. Faudra-t-il à nouveau mener une opération d’aussi grande ampleur que celle des années 1990, dont les résultats sont souvent contestés ? Assistera-t-on à une course aux extrêmes qui, en Italie, porte souvent en elle la menace de la violence ? Ou bien l’effacement des « monstres » donnera-t-il naissance à une force politique « normale » capable de prendre en charge l’avenir du pays ? Si l’on en croit le grand caricaturiste Carlo Tullio Altan, cette dernière solution est assez improbable : « Les Italiens sont un peuple extraordinaire. J’aimerais tant qu’ils soient un peuple normal. »

  • 1.

    Voir Alice Béja, « Italie : le retour des démo-chrétiens ? », Esprit, janvier 2012.

  • 2.

    Sur ce personnage clé de la vie politique italienne, voir le film Il Divo de Paolo Sorrentino, sorti en 2008.

  • 3.

    Philippe Ridet, « Affreux, sales et méchants », Le Monde, 13 avril 2012.

  • 4.

    En février 2012, l’Italie a été condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg pour avoir renvoyé des réfugiés libyens qui approchaient de ses côtes. L’ordre de les repousser avait été donné par Roberto Maroni, probable futur leader de la Ligue du Nord après la démission de Bossi, qui était à l’époque (en 2009) ministre de l’Intérieur du gouvernement de Silvio Berlusconi.

  • 5.

    Philippe Ridet, « La “caste” et ses mains toujours sales », Le Monde, 17 avril 2012.

Alice Béja

Maîtresse de conférences à Sciences Po Lille, chercheuse au CERAPS-CNRS, Alice Béja est spécialiste de l’histoire culturelle et politique des Etats-Unis. Elle travaille sur les mouvements protestataires américains de la fin du XIXe et du premier XXe siècle ainsi que sur leurs représentations littéraires. Ancienne rédactrice en chef de la revue Esprit, elle a notamment publié Des mots pour se

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