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Par Livioandronico2013   Travail personnel, CC BY-SA 3.0,
Par Livioandronico2013 — Travail personnel, CC BY-SA 3.0,
Dans le même numéro

La philosophie politique du Mouvement 5 étoiles

Le populisme du Mouvement 5 étoiles au pouvoir en Italie invoque la volonté générale et les intérêts du peuple, mais néglige les médiations et contrôles démocratiques. Son usage de la fiction nationale cultive le mirage d’une société sans conflits, tentation totalitaire au cœur de la démocratie.

Premier parti aux élections italiennes de mars 2018 avec 32 % des suffrages exprimés, le Movimento Cinque Stelle signale une dis­continuité dans la vie politique européenne. Et pourtant cette discontinuité ne peut être comprise que si l’on se concentre sur les éléments de continuité, encore plus forts, avec le débat italien des vingt dernières années mais aussi avec la tradition issue de la Révolution française, dont il représente une sorte de reductio ad absurdum. Si l’offre politique du parti fondé par le comique Beppe Grillo avec l’entreprise Casaleggio Associati est certes vague, voire contradictoire, elle repose malgré tout sur un certain socle métapolitique qu’il est intéressant d’examiner. Le parcours idéologique qui a conduit à la formation du «  gouvernement du changement  », une coalition entre le Mouvement 5 étoiles et la Ligue néo-nationaliste de Matteo Salvini, est représentatif de l’air du temps que l’on respire en Italie comme dans beaucoup d’autres démocraties occidentales.

Le populisme, est-ce encore
la faute à Rousseau ?

Le pouvoir italien a produit son propre poison. Ayant eu recours à d’imposants mythes politiques pour fonder sa légitimité, il a été pris au piège de ces mêmes mythes. Occupé à garantir sa survie à court terme en formulant des promesses qu’il ne peut pas satisfaire, il a signé sa condamnation à long terme. Selon le sociologue Jack Goldstone, qui s’appuie sur la lecture d’Ibn Khaldun, les révolutions sont toujours l’effet collatéral d’une compétition interne aux élites[1]. Dans cette perspective, le Mouvement 5 étoiles peut être vu avant tout comme l’enfant illégitime de la grande presse de centre-droit et de centre-gauche, qui a préparé l’opinion publique à un agenda antipolitique (porté par le pamphlet La Casta signé par deux journalistes du quotidien Corriere della Sera [2]), marqué par le populisme judiciaire[3] (soutenu par le quotidien La Repubblica dans son opposition à Silvio Berlusconi). Mais le Movimento est surtout le dernier héritier de la théologie politique de 1789. Depuis sa victoire aux élections, personne n’entend plus parler du forum en ligne qui devait garantir la réalisation de la démocratie directe grâce au vote des inscrits. Pourtant, son nom même est tout un programme : la plateforme s’appelle Rousseau[4]. De même, le «  contrat de gouvernement  » signé avec Salvini en mai 2018 évoque l’idée d’un nouveau «  contrat social  ». Ces références au philosophe genevois, on le verra, sont moins anecdotiques qu’il ne paraît. La plateforme, elle, est déjà tombée aux oubliettes : pas le moindre électeur n’a été consulté dans le choix du ministre de l’Économie ou avant la décision de fermer les ports au navire Aquarius.

Le populisme, est-ce encore la faute à Rousseau ? En 1985, Jacques Juillard dénonçait surtout une pensée politique assez vague pour justifier un large éventail d’interprétations[5] ; et de toute façon, l’histoire des idées ne sert pas à engager des procès, mais à dessiner des généalogies. Or, si le Mouvement 5 étoiles semble aujourd’hui voué à une forme de normalisation[6], il apparaît que sa légitimité populaire lui vient d’une rhétorique désormais installée, en Italie comme dans le reste du monde occidental : on a parlé d’antipolitique, mais il serait plus exact d’emprunter à José Ortega y Gasset le terme d’hyperdémocratie[7]. En s’inspirant notamment de l’analyse du philosophe espagnol, dans un essai lumineux sur le phénomène populiste, le politologue Giovanni Orsina a parlé aussi d’une « démocratie du narcissisme [8] ». Il est difficile de dire si, sous cette façade, se prépare une véritable révolution politique ou la simple mise en œuvre d’une série de mesures permettant la préservation du statu quo. Lorsque les mythes politiques sont détournés, l’imprévu est toujours possible.

Le mythe du peuple

Le discours des 5 étoiles repose sur une hypertrophie des concepts-clés de la culture démocratique, mais décontextualisés et ainsi privés de leur ratio, diraient les juristes. Il se situe aussi dans la continuité d’une certaine vision hollywoodienne du pouvoir, bien incarnée par la référence fondatrice au film V for Vendetta. Comme chez Donald Trump ou chez Marine Le Pen, on a donc droit à des invocations solennelles de la volonté générale et des intérêts du peuple, mais à très peu d’attention pour les mécanismes de médiation et de contrôle qui vont avec ces fictions politiques. Le Mouvement a souvent affiché son antiparlementarisme, au motif que la corruption des élus fait obstacle à la réalisation du bien commun[9]. Par ailleurs, sa conception populiste de la justice – ce qu’en Italie on appelle « giustizialismo » – est particulièrement peu regardante de certaines garanties de l’État de droit, comme la présomption d’innocence : le principe « In dubio pro reo » (dans le doute, pour l’accusé) y semble avoir été remplacé par « In dubio contra reum » (dans le doute, contre l’accusé). Plusieurs mesures annoncées dans le contrat de gouvernement, dont une réforme de la prescription et un durcissement des peines de prison, font dire au sociologue du droit Giuseppe Mosconi qu’on assiste au développement d’une vision de « vengeance plutôt que de justice [10] ». Or un régime démocratique se caractérise par un fonctionnement ­complexe, reposant sur des freins et des contrepoids, des formes et des procédures ; l’hyperdémocratie ne conserve de tout cela que l’aspect extérieur, l’appareil mythico-symbolique, comme un «  culte du cargo  » de la démocratie[11].

Parler de fiction, de mythe ou de théologie à propos de la volonté générale peut heurter, surtout au pays de la Révolution. Pourtant la thèse n’est pas nouvelle : dans une société complexe, les intérêts individuels sont divergents ; c’est donc l’idéologie qui permet de construire des «  blocs  » provisoires – la famille, la communauté, le parti – afin de dépasser cette condition, comme l’ont très bien montré Walter Lippmann d’abord[12], puis Ernesto Laclau et Chantal Mouffe[13]. La phase d’ascension du capitalisme, cristallisée par 1789, correspondait à une forme de pacte entre la bourgeoisie et le prolétariat contre les anciens privilèges de l’aristocratie. Ce pacte prit le nom de nation, et il reposait sur l’idée que plusieurs volontés individuelles peuvent se fondre en une seule, générale et indivisible. L’action politique a besoin de fictions et par celle-ci la bourgeoisie put convaincre la plèbe que les deux classes appartenaient à un même tiers état, et que ce tiers état faisait corps avec la nation. Comme on le sait, c’est précisément à Jean-Jacques Rousseau que nous devons l’invention de cette théologie politique de la volonté générale, qui sera recodifiée par l’abbé Sieyès, cet homme de l’ombre ingénieux et adaptable : député révolutionnaire, puis membre du Directoire et finalement mentor de Napoléon. Dans le sillage des conquêtes de l’empereur, ces idées se sont diffusées dans toute l’Europe, en inspirant aux intellectuels allemands la vision romantique du Volk. Là encore, la fiction produisit des effets politiques : entre 1848 et 1871, l’Allemagne fut progressivement unifiée autour de cette identité nationale.

Si la nation de Sieyès se définissait par rapport à un ennemi interne, l’aristocratie parasitaire, le Volk de Herder, Savigny, Fichte ou des frères Grimm était une question précisément ethnique[14]. Les deux dispositifs fonctionnent par un mécanisme d’exclusion, voire de refoulement des identités qui ne convergent pas dans le bloc majoritaire. Or notre société est devenue trop hétérogène et conflictuelle pour réussir à concaténer de façon efficace des intérêts divergents. Elle s’adapte mal à la centralisation jacobine. Dans une démocratie accomplie, l’ordre juridique permet de «  contenir  » la fiction de la volonté générale ; Montesquieu surveille Rousseau. Mais aujourd’hui la rhétorique de l’hyperdémocratie s’impose partout, en cultivant un malentendu dangereux : celui d’une société qui pourrait être libérée des conflits. Luigi di Maio, le leader du Movimento Cinque Stelle, confond volontiers ses 32 % de suffrages et la conviction que son gouvernement représente la «  volonté du peuple  » tout entier[15].

De la démocratie directe au régime plébiscitaire

Dans son étude sur la légitimité démocratique, Pierre Rosanvallon attirait l’attention sur un non-dit de taille, c’est-à-dire « l’assimilation pratique de la volonté générale à l’expression majoritaire », cette « fiction fondatrice [16] ». En 1927, quelques années avant d’être exclu de l’enseignement universitaire pour ne pas avoir prêté allégeance au régime fasciste, le juriste Edoardo Ruffini avait justement déconstruit le mythe du « principe majoritaire [17] », une règle arbitraire qui donne au plus grand nombre le droit d’imposer sa loi aux autres du fait qu’il incarne une prétendue « volonté générale ». Il décelait ainsi la tentation totalitaire qui hante la démocratie en son cœur même. Depuis, les limites du principe majoritaire se sont encore accentuées. Comment les urnes, réelles ou virtuelles, pourraient-elles aujourd’hui produire les solutions adaptées à une société fragmentée, stratifiée, multiculturelle ?

Rousseau défendait la démocratie directe. En bon disciple, Beppe Grillo déclarait encore récemment : « La démocratie représentative est dans une crise irréversible, mais Internet peut sauver et améliorer la démocratie. Il est inévitable, et souhaitable, qu’avec les nouveaux instruments d’Internet, la démocratie devienne de plus en plus directe et participative [18]. » Cette vision ne fait qu’accentuer la contradiction fondamentale du système démocratique, à savoir qu’il est fondé sur le refoulement des demandes politiques minoritaires. C’est ici que l’héritage de Rousseau et de Sieyès manifeste son côté obscur, voire totalitaire, comme l’ont soutenu maints auteurs dont le plus canonique est Jacob L. Talmon[19]. En 1938, Jacques Maritain n’écrivait-il pas que « la démocratie selon Rousseau » pouvait conduire « aux mythes de la Volonté générale, de la Loi expression du Nombre, de l’Autorité attribut propre et inaliénable de la multitude, et de là finalement à la dictature totalitaire [20] » ? Sommes-nous en train de revivre ce même glissement ? En réaction à une gouvernance technocratique qui semble laisser de moins en moins de marge de manœuvre à la décision politique et se réduit donc à un pur formalisme procédurier, une partie croissante de l’opinion publique exige un retour à la «  substance  » de la démocratie. L’histoire n’est hélas pas nouvelle, car jouer la démocratie substantielle contre la démocratie formelle a été le propre du fascisme.

Le théoricien le plus accompli de cette opération conceptuelle fut assurément Carl Schmitt, idéologue du Führerprinzip qui a permis de détricoter l’état de droit allemand à partir de 1933. Dans sa Verfassungslehre de 1927, Schmitt concevait une doctrine inspirée de Mussolini, fondée « sur une théorie de la démocratie directe de masse, reposant sur la résurrection de formes archaïques d’acclamation [21] ». On parle pour cela précisément de démocratie plébiscitaire, un concept que défend Beppe Grillo[22]. Là encore, la discontinuité représentée par le fascisme cache une continuité, à travers un processus de « radicalisation du nationalisme jacobin [23] ». Certains interprètes ont pu voir une influence sur Carl Schmitt de la pensée de Rousseau et de Sieyès[24], même si le juriste allemand ne se résoudra à exprimer son admiration pour l’auteur du Contrat social qu’en 1962 dans une étonnante invocation «  Au véritable Jean-Jacques Rousseau[25]  ». L’historien Bernard Bruneteau l’a dit de la façon la plus claire en parlant du « totalitarisme en tant qu’extrémisme du mythe de la volonté générale [26] ».

Les démocraties occidentales ont tellement vanté leur supériorité, souvent contre toute évidence, qu’elles ont consommé les ressources argumentatives qui auraient permis de justifier les écarts criants entre leurs principes égalitaires et la réalité de leurs échecs. La fiction démocratique a creusé une dette ; les populistes viennent tout simplement en réclamer le paiement.

L’âge du technopopulisme

Les ressemblances entre le Mouvement 5 étoiles et le fascisme sont évidentes, et souvent soulignées par les médias, mais trop de facteurs de contexte ont changé depuis les années 1920 pour que cette analogie soit totalement pertinente. On cherche des analogies avec le fascisme dans la politique italienne comme on en cherche avec Napoléon en France ou avec Lincoln aux États-Unis : elles ne sont jamais entièrement fausses, mais elles ne suffisent pas à expliquer l’originalité d’un phénomène. Dès sa fondation en 2009, le Mouvement a habilement oscillé entre le registre plébiscitaire et la vénération souvent affichée pour la Constitution républicaine de 1947. Finalement, la révolution n’aura pas lieu : aujourd’hui, Luigi di Maio et les siens se sont résolus à imiter les habitudes de leurs prédécesseurs, en soutenant par pur opportunisme une politique de droite comme ils auraient pu en soutenir une autre de gauche. Avec un sens de l’adaptation stupéfiant, ils sont devenus en quelques mois des champions de cette basse cuisine politicienne qui fit le charme de la Première et de la Deuxième République italienne. Seraient-ils l’énième ruse de l’histoire par laquelle le système garantit sa survie ?

C’est donc dans la continuité qu’il faut chercher les causes de la dis­continuité. Le politologue Angelo Panebianco a parfaitement décrit comment le pouvoir en place, tel un apprenti sorcier, a influencé la dérive hyper­démocratique en Italie : « Il arrive un moment où les classes politiques parlementaires finissent par accélérer leur défaite, car dans une tentative désespérée de se sauver, elles épousent la phraséologie et les symboles des forces antiparlementaires [27]. » Et pourtant, à quelques mois de la formation du gouvernement, la rupture que représenterait le Mouvement 5 étoiles n’apparaît pas réellement. S’il n’est pas toujours évident de comprendre où termine la démocratie directe et où commence le régime plébiscitaire, la référence à Rousseau a clairement été archivée. Formidable machine à accumuler du consensus, le Mouvement a également montré combien il est manipulable de ­l’extérieur. Il répond à une forte demande de politique par quelque chose qui ressemble plutôt à une abdication. À Rome, l’inexpérience de ses représentants les a portés à s’appuyer, tout simplement, sur la puissante technostructure préexistante. Virginia Raggi, maire de la capitale depuis 2016, « règne mais ne gouverne pas ».

Pour décrire la rencontre imprévue entre deux mondes qui semblaient incompatibles et qui finalement sont totalement complémentaires, celui des représentants politiques et celui de la technostructure administrative, le politologue Lorenzo Castellani parle de technopopulisme. Il écrit : « La victoire du Mouvement 5 étoiles à Rome est un cas politico-institutionnel intéressant car elle donne à voir immédiatement quels sont les deux grands piliers autour desquels se déroule le processus de réorganisation du pouvoir politique: le populisme et la techno­cratie. D’un côté, le Mouvement 5 étoiles a gagné en présentant une candidate sortie tout droit du laboratoire de Casaleggio & Associés, société de communication des 5 étoiles, et en récupérant les votes de protestation contre les élites corrompues du parti qui ont gouverné la capitale. Dans la rhétorique électorale des grillini s’est élaborée une recette populiste mêlant “justicialisme”, jacobinisme de l’honnêteté, références aux périphéries abandonnées, anti-politique politicienne et souverainisme. D’un autre côté, une fois débarqués au Capitole, les grillini se sont rendu compte qu’ils ne disposaient pas d’une classe politique capable de faire face à l’intrinsèque complexité qu’implique tout gouvernement. La seule solution possible a été de constituer un conseil techno­cratique. En effet, si l’on regarde de plus près les conseillers municipaux dont MmeRaggi s’est entourée, on ne trouve pas la moindre trace de “politique pratique”. Pas un seul de ses conseillers municipaux n’a été élu comme conseiller communal. Leurs profils sont ceux de hauts fonctionnaires, magistrats, universitaires et autres professionnels qu’on a jamais rencontrés dans aucun meetup des 5 étoiles [28]. »

Les critiques adressées aux parlementaires du Mouvement 5 étoiles pour leur inexpérience ne sont pas très différentes de celles qu’adressait Edmund Burke aux révolutionnaires de 1789 : « On faisait participer à l’immense et difficile besogne qu’est la refonte d’un État des hommes qui n’avaient pas la moindre idée de ce qu’est un État [29]. » Mais pour être juste, tous les partis comptent aujourd’hui leurs «  incompétents  » et une assemblée parlementaire n’est pas censée être un lieu d’expertise mais de représentation. Burke défendait une vision élitiste du gouvernement car, par leur conception même, les structures politiques qu’il examinait en son temps présupposaient des compétences spécifiques – ainsi que de grandes perruques bouffantes. On serait tenté de dire que le système démocratique a réussi, depuis, à dissocier le moment de la compétence de celui la représentation ; mais ce serait passer trop vite sur le paradoxe du techno­populisme, qui montre justement comment un défaut de compétence chez les représentants laisse la porte grande ouverte aux interférences externes. Cette démocratie «  sous tutelle  » est avant tout un échec du politique.

La revanche de Burke

Après 1789, l’histoire a donné tort à Burke, mais dans son tort, il eut quand même raison sur plus d’un point. Serait-il temps de l’entendre à nouveau ? Le choix comme premier ministre Cinque Stelle d’un obscur avocat, Giuseppe Conte, n’est pas sans évoquer, en effet, la prophétie de l’auteur des Réflexions sur la Révolution de France : gare aux gouvernements qui laissent trop de pouvoir aux avocats, car il faut s’attendre à une politique qui attise les humeurs et les revendications individualistes, ce qui rend encore plus ardu de synthétiser artificiellement un intérêt général. Le premier coup d’éclat de Conte date de 2013, quand il prit la défense, gratuitement, d’une famille qui voulait obtenir le droit de soigner une mineure gravement malade par une méthode non scientifique, dite «  Stamina  », largement médiatisée avant d’être totalement discréditée ; un peu de la même façon que Beppe Grillo avait défendu, dans les années 1990, une méthode expérimentale contre le cancer, une théorie monétaire saugrenue, voire une boule magique pour laver son linge sans lessive. En mai 2018, Conte passait à la vitesse supérieure et se présentait aux Italiens tout simplement comme «  l’avocat du peuple  », complétant ainsi la transformation de la démocratie en un tribunal permanent.

Burke s’étonnait en son temps de voir que l’Assemblée était composée « d’obscurs avocats de province, de greffiers de juridictions inférieures, de procureurs de campagne, de notaires et d’avoués, et de toute la bande des gens de basoche municipaux, grands fauteurs et stratèges de la petite guerre des vexations de village [30] ».  Ibn Khaldun l’avait également remarqué dans Le Caire de son époque et l’historien Peter Turchin en a fait une théorie générale. La surpopulation relative d’avocats, qui marqua la fin de l’Empire romain comme elle marque la société contemporaine, serait un signe majeur de crise politique[31]. C’est aussi un exemple de cette compétition inter-élites qui caractérise selon Goldstone les phases de décomposition de l’ordre politique. Le contre-révolutionnaire Burke avait probablement tort en 1791, car les facteurs d’instabilité qu’il identifiait furent assez rapidement compensés. Mais il avait vu en germe une contradiction qui arriverait à maturation quelques siècles plus tard : son erreur fut de ne pas comprendre que le système politique qu’il décriait fonctionnerait tout de même pendant deux siècles avant de se décomposer.

Le Mouvement 5 étoiles ressemble à une coquille vide qui se remplit en fonction des besoins du moment. Pressions technocratiques, médiatiques, politiques… Le consensus a bien été forgé, la légitimité installée, le pouvoir obtenu ; encore faut-il savoir qu’en faire. C’est ici le véritable problème de l’hyperdémocratie : loin de représenter les intérêts d’une majorité de citoyens, elle représente leurs humeurs pour les mettre ensuite au service d’intérêts plus opaques. Les partis hyperdémocratiques se voulant post-idéologiques, aucun système de valeurs ne les structure. Comme le cuir couleur cognac, ils s’accordent avec tout. À l’été 2018, c’est la Lega de Matteo Salvini qui a raflé la mise : avec l’assentiment des députés 5 étoiles, il semble diriger le pays tout seul avec ses minces 17 % de suffrages. Et la volonté générale ? Ce sera pour la prochaine fois. La dette symbolique se creuse encore.

 

[1] - Jack A. Goldstone, Revolution and Rebellion in the Early Modern World, Berkeley, University of California Press, 1991.

 

[2] -  Gian Antonio Stella, Sergio Rizzo, La Casta. Così i politici italiani sono diventati intoccabili, Rizzoli, Milano 2007.

 

[3] - Giovanni Fiandaca, « Populismo politico e populismo giudiziario », Criminalia, 2013.

 

[4] - Valentina Tirloni, «  Promesses et limites de la démocratie électronique : le cas des “5 Étoiles” en Italie  », Cahiers de Narratologie, no 32, 2017, mis en ligne le 21 décembre 2017.

 

[5] - Jacques Julliard, La Faute à Rousseau. Essai sur les conséquences historiques de l’idée de souveraineté populaire, Paris, Seuil, 1985.

 

[6] - Je me permets de renvoyer à un article précédent : Raffaele Alberto Ventura, «  De quoi le Movimento Cinque Stelle est-il le nom ?  », Le Grand Continent, mis en ligne le 10 mars 2018.

 

[7] - José Ortega y Gasset, La Révolte des masses, trad. de l’espagnol par Louis Parrot, Paris, Gallimard, 1967.

 

[8] - Giovanni Orsina, La democrazia del narcisismo: Breve storia dell’antipolitica, Venezia, Marsilio, 2018.

 

[9] - Antonio Floridia e Rinaldo Vignati, « Deliberativa, diretta o partecipativa? Le sfide del Movimento 5 stelle alla democrazia rappresentativa », Quaderni di Sociologia, no 65, 2014, p. 51-74.

 

[10] - Giuseppe Mosconi, « Nel contratto tra Lega e M5S vendetta al posto di giustizia », Studi sulla questione criminale, mis en ligne le 2 juillet 2018.

 

[11] - On appelle culte du cargo un ensemble de rites adoptés par les aborigènes des îles d’Océanie, à la fin du xixe siècle : ils consistaient à imiter les opérateurs radios américains et japonais commandant du ravitaillement (par avion-cargo), en espérant déboucher sur les mêmes effets.

 

[12] - Walter Lippmann, Public Opinion, New York, Harcourt, Brace and Company, 1922. Le journaliste américain se posait justement la question concrète : comment constituer une «  volonté commune  » parmi plusieurs individus aux intérêts divergents ?

 

[13] - Ernesto Laclau, Chantal Mouffe, Hégémonie et stratégie socialiste. Vers une politique démo-cratique radicale [1985], trad. par Julien Abriel, préface d’Étienne Balibar, Besançon, Les solitaires intempestifs, 2009.

 

[14] - Frederick M. Barnard, “National Culture and Political Legitimacy: Herder and Rousseau”,   Journal of the History of Ideas, vol. 44, no 2, 1983, p. 231-253.

 

[15] - Luigi di Maio, « La volontà popolare sopra ogni cosa », Il Blog delle Stelle, mis en ligne le 27 mars 2018.

 

[16] - Pierre Rosanvallon, La Légitimité démocratique. Impartialité, réflexivité, proximité, Paris, Seuil, 2008.

 

[17] - Edoardo Ruffini, La Ragione dei più: ricerche sulla storia del principio maggioritario, Bologna, Il Mulino, 1977. Pour la découverte de cet auteur, nous remercions les cours de culture italienne -d’Antonio Mosca à l’université Paris II-Sorbonne Assas.

 

[18] - Beppe Grillo, « Il fronte anti volontà popolare », Il blog delle Stelle, mis en ligne le 13 avril 2017.

 

[19] - Jacob L. Talmon, Les Origines de la démocratie totalitaire, Paris, Calmann-Lévy, 1966.

 

[20] - Jacques Maritain, «  Démocratie et autorité  », Nouveaux Cahiers, n° 30, 15 août 1938, p. 17-18. Cité dans Bernard Bruneteau «  L’interprétation du totalitarisme en tant qu’extrémisme du mythe de la volonté générale  », Jus Politicum, n° 10.

 

[21] - Hugues Rabault, «  Carl Schmitt et l’influence fasciste. Relire la Théorie de la constitution  », Revue française de droit constitutionnel, n° 88, 2011/4, p. 709-732.

 

[22] - Nico De Federicis, « Populismo, plebiscitarismo e crisi della democrazia », Teoria Politica, no 7, 2017.

 

[23] - Hugues Rabault, «  Carl Schmitt et l’influence fasciste  », art. cité.

 

[24] - Samuel Salzborn, “The Will of the People? Schmitt and Rousseau on a Key Question in Democratic Theory”, New Issue of Democratic Theory, volume 4, issue 1, 2017, p. 11-34.

 

[25] - Carl Schmitt, «  Dem wahren Johann Jakob Rousseau  », Die Zürcher Woche, no 26, 1962.

 

[26] - Bernard Bruneteau «  L’interprétation du totalitarisme en tant qu’extrémisme du mythe de la volonté générale  », Jus Politicum, n° 10.

 

[27] - Angelo Panebianco, « La politica non sa reagire all’antiparlamentarismo », Corriere della Sera, 1er aout 2017.

 

[28] - Lorenzo Castellani, «  Le techno-populisme, un nouveau régime de gouvernement européen  », Le Grand Continent, mis en ligne le 16 mars 2018.

 

[29] - Edmund Burke, Réflexions sur la Révolution de France [1790], trad. par Pierre Andler, Paris, Les Belles Lettres, 2016, p. 48.

 

[30] - Edmund Burke, Réflexions sur la Révolution de France, op. cit., p. 44-45.

 

[31] - Peter Turchin, “Blame Rich, Overeducated Elites as Our Society Frays”, Bloomberg, mis en ligne le 20 novembre 2013. Pour une analyse plus approfondie et pour les références à Ibn Khaldun voir Peter Turchin, War and Peace and War: The Rise and Fall of Empires, New York, Plume, 2006.

 

Raffaele Alberto Ventura

Essayiste, il écrit dans la presse italienne (Domani) et collabore avec le site Le Grand Continent. Son dernier ouvrage paru en italien est Radical choc. Ascesa e caduta dei competenti (Einaudi, 2020)

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