Le fantôme de Giulio Andreotti
La politique italienne a été beaucoup vue ces dernières années sous l’angle de la bouffonnerie, comme une sorte de farce tragique observée – surtout par les Français – avec un intérêt teinté de condescendance, interprétation renforcée par la percée de Beppe Grillo (qui n’est plus comique depuis longtemps, nous y reviendrons dans ces colonnes) lors des élections des 24 et 25 février 2013.
Il caimano/Il divo
Cela est bien sûr lié à l’omniprésence de Silvio Berlusconi sur la scène politique ces vingt dernières années. Mais tout comme on se rend compte aujourd’hui qu’un certain nombre de traits, voire de travers, de la politique française que l’on aurait voulu attribuer exclusivement à la personne et au style de Nicolas Sarkozy perdurent en son absence, de même, les dysfonctionnements italiens ne datent pas de l’arrivée sur le terrain politique du Cavaliere. Avant lui, un autre personnage emblématique dominait la scène : Giulio Andreotti, décédé le 6 mai dernier. Comme Berlusconi, il a collectionné les surnoms (l’inoxydable, Belzébuth, le pape noir…), comme lui, il a fait l’objet d’un film (Il caimano de Nanni Moretti pour Berlusconi, Il divo de Paolo Sorrentino pour Andreotti), comme lui, il a eu une carrière d’une exceptionnelle longévité (présent sur la scène politique italienne de l’après-guerre à 1992, il a été sept fois président du Conseil et plus de vingt fois ministre), comme lui, il a eu de nombreux démêlés avec la justice, notamment dans des affaires de collusion avec la mafia sicilienne1.
Pourtant, il est bien difficile de rapprocher les deux hommes. Physiquement tout d’abord : là où Berlusconi arbore un visage perpétuellement rajeuni, des dents à la blancheur troublante, un teint éclatant virant sur l’orange et des cheveux qui semblent croître en nombre avec les années, Andreotti était connu pour sa silhouette bossue, ses oreilles en pointe, ses yeux en lame de rasoir, qui en ont fait une proie facile pour les caricaturistes. Intellectuellement ensuite : Berlusconi jouant volontiers les naïfs, maniant l’humour gras et lourd, les gestes délibérément maladroits (à un sommet de l’Union européenne, il fait « les cornes » sur la photographie officielle, geste d’origine napolitaine pour conjurer le mauvais sort) et les dérapages (comme lorsqu’il déclare qu’il est impossible d’empêcher les viols car les Italiennes sont trop belles), alors qu’Andreotti se distinguait par ses traits d’esprit et ses maximes, déclarant par exemple que « le pouvoir use ceux qui ne l’ont pas » ou qu’en Italie « on (le) rend responsable de tout, sauf des guerres puniques ». Politiquement enfin : Berlusconi s’est lancé en politique comme il a créé son entreprise, et a focalisé l’attention sur lui-même, à grand renfort de phrases chocs et de gestes théâtraux (envoi de cadeaux et de lettres personnalisées, faux chèque de remboursement de l’impôt foncier qu’il annonçait vouloir supprimer s’il était réélu en 2013), alors qu’Andreotti se voulait homme de l’ombre tout en monopolisant les leviers du pouvoir, man œuvrant le lourd paquebot de la démocratie chrétienne pour en faire un instrument de longévité politique.
« La caste2 »
Pourquoi alors la figure d’Andreotti, que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître, et que les autres avaient souvent oubliée, hante encore l’Italie d’aujourd’hui, enlisée dans une crise économique et institutionnelle dont on peut douter que le gouvernement d’Enrico Letta – laborieusement nommé grâce à la réélection inattendue de Giorgio Napolitano à la présidence de la République – saura la faire sortir ?
Le « pape noir », autour duquel subsistent de nombreuses interrogations (sur ses rapports avec la mafia, son rôle dans l’assassinat du journaliste Mino Pecorelli, ses liens avec la loge maçonnique secrète P2…), a certes contribué à la pacification de la société italienne au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, à la sortie de l’Italie de la pauvreté et à la construction d’un consensus autour de la démocratie chrétienne (DC, au pouvoir entre l’après-guerre et le début des années 1980). Mais il l’a fait en transformant la DC en parti éléphantesque, à l’idéologie floue, ayant pour objectif principal le maintien au pouvoir, en tissant des relations avec tous les lieux du pouvoir italien, au Vatican ou en Sicile, en faisant de la longévité le fondement de la carrière politique ; principes qui ont été repris, certes de manière radicalement différente, par Silvio Berlusconi, et qui ont ouvert la voie aux discours populistes comme celui de Beppe Grillo.
Faut-il alors dire qu’avec la mort d’Andreotti, « une des pages les plus tourmentées de l’histoire d’Italie se tourne3 » ? Et n’est-il pas frappant de constater que la situation actuelle de l’Italie évoque à bien des égards celle dans laquelle elle se trouvait au début des années 1990, à la veille de l’opération Mains propres ? Le parallèle est tentant, bien que pas tout à fait exact. En effet, l’effondrement des deux grands partis (le Pci du fait de la chute du mur de Berlin, la DC suite aux conséquences des opérations anticorruption) a renforcé la méfiance à l’égard de la démocratie représentative, qui atteint aujourd’hui un pic. La tentative de « bipartisation » (entre le parti démocrate, centre gauche, et le Peuple de la liberté, centre droit) menée au cours des années 2000 a échoué, et, si la question du « nouveau paradigme » se pose encore une fois, elle ne saurait se résoudre comme il y a vingt ans.
Tout se passe comme si la crise économique, dont les conséquences aggravent chaque jour un peu plus la précarité des plus modestes et des classes moyennes inférieures, et la tentation de l’exil pour ceux qui peuvent se le permettre, avait fonctionné comme le catalyseur d’une crise politique jamais véritablement résolue. Celle-ci ne peut être réglée par un gouvernement d’union nationale, même si l’on peut rêver qu’il mette en place des réformes nécessaires (notamment la réforme de la loi électorale et du coût de la vie politique) à la recrédibilisation de la démocratie représentative… s’il se maintient, ce qui semble aujourd’hui compliqué.
Car ce qu’il faut, avant tout – et sans doute pas uniquement en Italie –, c’est le retour d’une politique fondée sur des idées et pas seulement sur des alliances, sur des projets de société et pas seulement sur la gestion des affaires courantes. Si la filiation entre Andreotti et Berlusconi peut sembler à première vue improbable, elle montre néanmoins que les problèmes de fond de la politique italienne persistent, et qu’il est vain d’espérer les effacer par le recours aux « gouvernements techniques » et autres unions nationales, si l’on veut convaincre les citoyens que la politique peut encore avoir un sens aujourd’hui.
- 1.
Son immunité parlementaire a été levée au début des années 1990. Aucune des procédures engagées contre lui n’a abouti à une condamnation. Certaines sont tombées sous le coup de la prescription, d’autres se sont terminées pour insuffisance de preuves. Andreotti a été condamné à vingt-quatre ans de prison en 2002 comme instigateur de l’assassinat du journaliste Mino Pecorelli, puis acquitté par la Cour de cassation l’année suivante.
- 2.
La casta (sous-titré : « Comment les hommes politiques italiens sont devenus intouchables ») est le titre d’un livre d’enquête de Sergio Rizzo et Gian Antonio Stella, journalistes au Corriere della sera sorti en 2007, qui dénonce les privilèges de la classe politique italienne. Rapidement devenu un best-seller, il a suscité un regain d’intérêt au moment des élections de 2013 et de la percée du Mouvement cinq étoiles de Beppe Grillo.
- 3.
Comme l’écrit Marie-Claude Descamps dans son article « Italie : mort de Giulio Andreotti, chef d’orchestre de quarante ans de vie politique », Le Monde, 6 mai 2013.